Les Etats généraux des itinérances artistiques viennent souligner combien celles-ci sont désormais au centre d’un profond renouvellement de la diffusion de l’offre culturelle, là où on ne les attendait pas nécessairement : l’urbanisme, les mobilités, les paysages, la transition écologique, tout autant que l’identité, la mémoire, les imaginaires et les récits des territoires traversés.
Finie l’idée toute simple d’une itinérance destinée à faire accomplir, par une offre culturelle conçue ailleurs, « les derniers mètres » qui la séparent des publics éloignés ! Ce n’est plus seulement de cela qu’il s’agit, loin s’en faut.
Retour sur les éclairages donnés par Pépita Car, coordinatrice du Centre international pour les théâtres itinérants (CITI) et de ces Etats généraux des itinérances artistiques, au moment d’en lancer la première journée le 18 janvier dernier.
L’itinérance artistique : bien plus qu’une tournée
La question tombe sous le sens : au fond, qu’est-ce qu’une itinérance artistique ? N’est-ce pas tout simplement une tournée ? Certes non. Pépita Car a expliqué clairement pourquoi : « L’itinérance est une proposition artistique qui va vers… vers un public, vers un territoire. A cette fin, c’est l’espace de diffusion lui-même qui se déplace, qu’il soit juché ou non sur une structure mobile concrète ou imaginaire. Et ce mouvement s’accompagne, deuxième caractéristique, d’une installation des artistes sur une certaine durée », avec armes et bagages.
L’emprise concrète de l’espace et du temps sur l’imaginaire des artistes et du public produit alors quelque chose de complètement différent : la rencontre et l’hospitalité mutuelles.
« L’artiste itinérant s’installe chez vous et vous invite chez lui »
Un espace itinérant occupe la place, sur une durée donnée, où il développe tous les usages associés : le spectacle (ou l’exposition, ou la projection de films, ou…), mais aussi son annonce, la convocation du public, le montage, la transformation de cet espace, les rendez-vous de médiations, les ateliers ouverts au public, au scolaires… enfin le démontage et le départ. C’est là qu’il produit un puissant effet d’urbanisme : « il pallie un déficit d’équipement, mais il ouvre aussi des possibles dans des espaces qui semblaient verrouillés. »
« Les institutions nous accompagnent, intervient Bruno Thircuir, metteur en scène et directeur artistique de la Fabrique des petites utopies : je n’ai pas fabriqué un camion-théâtre et un chapiteau sans argent… Un tel camion se déplie sur une place, il attire, il fait événement. Certes, la fracture, dans certains territoires, est là, terrible : mais si on s’installe plus d’une soirée, les gamins poussent la porte ! C’est pourquoi il nous faut continuer, ensemble, à creuser cette pratique. »
Des propositions foraines qui façonnent l’identité du territoire
Installation d’un espace et d’une durée très particuliers, l’itinérance artistique n’est donc pas qu’une simple occupation éphémère. Elle tisse des ramifications avec les territoires qu’elle occupe, en y laissant sa trace. Elle est demeurée, en effet, suffisamment longtemps auprès des habitants pour continuer, une fois partie, de hanter les lieux jusqu’à son retour. Elle a apporté un événement qui dynamise la mémoire commune, elle reviendra et on saura l’accueillir tels que nous sommes. Elle a donné sa part et en retour se révèle un peu plus, autour d’elle, l’identité des territoires.
Le travail de l’équipe de Carole Albanese, directrice de l’Estive, une Scène nationale située à Foix au cœur d’un territoire rural, illustre bien cette dimension. « Sur notre programmation Les Pierres de gué, nous travaillons sans lieu. Et nous ne partons plus de nos désirs de programmation, mais du bassin de population où l’on va se rendre. Comment rebondir sur l’intérêt dont nous a fait part un élu ? Que pourrait-on faire dans tel endroit où nous ne sommes jamais allés ? Par exemple à Puivert, un tout petit village magnifique, où l’on a organisé des visites guidées du château, des ballades chantées, un concert, une installation pyrotechnique, les habitants nous ont dit "on n’a jamais vu notre château comme ça !" Ils ont renouvelé leur rapport poétique à leur environnement, mais aussi ils ont valorisé leur choix de rester en ruralité ou d’être venus s’y installer. »
Un imaginaire supplémentaire, propre à l’itinérance artistique
Que d’images traditionnelles pour l’itinérance artistique ! Chapiteau, barnum, caravane, yourte, roulotte, navire, péniche, kiosque, parapluie, valise… autant de vignettes qui renvoient aux nomades, aux gens du voyage, aux marins, aux voyageurs, à l’homme-orchestre, au magicien de passage… Or, sur ce plan, les itinérances artistiques sont loin d’avoir dit leur dernier mot. « Des formes contemporaines nouvelles convoquent de nouveaux imaginaires et mettent en scène de nouveaux récits ! Une esthétique de l’itinérance, en plein renouvellement, et par là un imaginaire supplémentaire, s’ajoute à la proposition artistique proprement dite », explique Pépita Car.
Le plein boum d’une « rétro-innovation »
Olivier Letellier, le directeur des Tréteaux de France : « J’ai inventé deux dispositifs. Les 4X4 : passer des commandes à des auteurs pour des lieux. Par exemple, un texte et une mise en scène qu’on ira jouer dans tous les vestiaires d’équipements sportifs de France. Pour le public c’est la surprise d’un lieu dont on pousse la porte facilement et qui se trouve transformé et où il se raconte tout à coup autre chose.
« L’autre forme inventée, c’est les KILLT (« Ki lira le texte ? ») : un parcours de lecture à voix haute partagé entre un comédien et une quinzaine de spectateurs. Un petit groupe où l’on se regarde les yeux dans les yeux et où le texte sort du livre, écrit sur de grandes feuilles de papier accrochées ou suspendues. Chaque scène est un jeu de lecture où le public donne la réplique au comédien. Le public est comédien, acteur, lecteur, spectateur. »
Une itinérance artistique est donc une proposition artistique totale, vieille comme le monde ou presque, mais en pleine révolution à cause du contexte contemporain, complètement nouveau. Les jeunes artistes, notamment, se révèlent, après l’expérience de la crise sanitaire, du confinement et de l’émergence du fameux « distanciel », particulièrement attirés par cette forme tout à fait renouvelée d’inclusion du public dans la proposition artistique. « Ces Etats généraux de l’itinérance artistique, conclut Pépita Car, vont nous permettre de réinterroger la force de l’itinérance, en regard de son histoire, de ses pratiques, mais aussi et surtout en réponse aux défis actuels de notre société. »
Une initiative inscrite dans le plan « Mieux produire, mieux diffuser »
Ce plan porté par la Délégation artistique à la création artistique (DGCA) « vise notamment à équilibrer davantage l’offre de spectacles sur l’ensemble du territoire, » précisait le 17 janvier 2024 la ministre de la Culture, Rachida Dati, dans son message adressé aux Biennales internationales du spectacle de Nantes. « C’est un enjeu que je considère comme essentiel. Porter un spectacle vivant à la fois exigeant et populaire, afin de toucher l’ensemble des publics, quels qu’ils soient et où qu’ils soient, voilà notre objectif commun. »
Les Etats généraux des itinérances artistiques, lancés le 18 janvier 2024 lors de ces Biennales, se réuniront plusieurs fois en 2024 et 2025. Des temps forts de 2 à 3 journées consécutives, complétés de temps de recherche d’un jour, dont le premier se tiendra en mai, à Rennes, au festival des solidarités (Pop Mind), et portera sur les itinérances artistiques dans les territoires ruraux.
Toute la profession (producteurs spécialisés, artistes, techniciens…), mais aussi les institutions culturelles nationales (comme les CDN, les Scènes nationales, les Pôles cirque…), vont donc se pencher sur ce continent totalement renouvelé, pour en explorer ensemble toutes les potentialités.
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