15 artistes, 350 tonnes de métal recyclé, 62 000 tesselles de miroir, 22,5 mètres de hauteur, 25 années de travail de 1969 à 1994… Ces chiffres, qui parlent d’eux-mêmes, donnent une idée du caractère hors-normes du Cyclop, une véritable utopie artistique imaginée par Jean Tinguely à la fin des années 1960 et réalisée avec de nombreux artistes, dont Niki de Saint Phalle, Eva Aeppli, Arman, César, Spoerri, Jean-Pierre Raynaud ou Jesús-Rafael Soto...
La restauration de cette œuvre monumentale, donnée par l'artiste à l’État en 1987, est à son image. Afin que le Cyclop retrouve tout son éclat au cœur des bois de Milly-la-Forêt, dans l’Essonne (Ile-de-France) pour sa réouverture au public le 22 mai, acteurs publics et privés ont uni leurs forces, à commencer par le ministère de la Culture et son opérateur, le Centre national des arts plastiques (Cnap), à l’initiative du projet. Entretien avec Béatrice Salmon, directrice du Cnap.
Le Cnap assure la conservation du Cyclop depuis 1987. Quels étaient les défis posés par sa restauration ?
À beaucoup d’égards, cette œuvre est un défi permanent. Premier élément de complexité, c’est une réalisation collective. Autour de Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle, ses deux principaux concepteurs, une quinzaine d’artistes ont participé à sa réalisation. Il y a ensuite la question du temps de sa création : les premières réalisations ont eu lieu à la fin des années 1960 et l’aventure s’est terminée le jour de l’ouverture au public au moment où Niki de Saint Phalle, après le décès de Jean Tinguely, décide que plus aucune œuvre ne sera ajoutée. Le Cyclop acquiert alors son indépendance et son intégrité. Au total, c’est presque trente ans de production. La liste des matériaux est incroyable, sans compter que l’échelle est spectaculaire. Parle-t-on d’une sculpture, d’un monument, d’une architecture ? Enfin, nous sommes au cœur de la forêt, dans un milieu hostile, avec de grandes variations climatiques, des taux d’humidité élevés, tout ce que redoute un conservateur. Pour toutes ces raisons, nous sommes particulièrement heureux d’avoir pu mener à bien cette restauration dans une posture de grande attention pour que cette œuvre continue à rencontrer les générations futures.
Gestation, conception, production... Tout, dans cette œuvre hors-normes, est un défi permanent
À quel moment le chantier a-t-il débuté ?
Il a commencé début 2021. Il faut savoir que le Cyclop est ouvert au public entre le printemps et l’automne et fermé l’hiver pour maintenance. Nous nous sommes donc organisés pour que l’association qui en assure la gestion puisse optimiser l’accès des publics. Les acteurs de la restauration sont aussi divers que les problématiques sont nombreuses. Avec ces œuvres hétérogènes et variées, on a en particulier un spectre des matériaux tout à fait étonnant, d’où la nécessité d’avoir à nos côtés des restaurateurs spécialistes de ces matériaux. Le chantier s’achèvera avec la réouverture le 22 mai.
La Face aux miroirs de Niki de Saint Phalle apparaît comme l’enjeu majeur de cette restauration...
Absolument. Cette pièce emblématique a été conçue tardivement : il a fallu que toute la structure du Cyclop soit dessinée pour trouver cette formule magique autour du traitement du visage, en l’occurrence, cette idée magnifique de Niki de Saint Phalle : concevoir une mosaïque de miroirs qui a pour effet de faire disparaître le monstre dans la forêt. Grâce à cet effet de miroitement, il absorbe son environnement et, par voie de conséquence, disparaît lui-même.
De fait, la question du traitement de la Face aux miroirs était sur le métier depuis plusieurs années. Des études ont été faites pour comprendre les raisons de l’altération des miroirs – ils avaient en effet perdu leur tain, tombaient… – et trouver des solutions pour que cela ne se reproduise plus à l’avenir. Cela a pris du temps et mobilisé les compétences les plus pointues, à commencer par celles de l’Institut national du patrimoine et du Laboratoire de Recherche des Monuments Historiques. Nous avons également bénéficié de l’expertise de Saint-Gobain. Une fois au pied du mur, il a fallu inventer une nouvelle manière de travailler pour être au plus près du calepinage original. Nous y sommes parvenus grâce au talent de l’équipe de restaurateurs conduite par Philippe de Viviés, qui a transféré des méthodes utilisées dans le domaine des antiquités avec des empreintes au latex des miroirs existants pour pouvoir au millimètre près reproduire les mêmes coupes et avoir ce même travail d’échelle.
Un relevé 3D de la tête a même été réalisé…
Cette surface est particulièrement mouvementée. Si on hésite entre sculpture et architecture pour qualifier l’œuvre dans son ensemble, la dimension sculpturale de la tête, en revanche, ne fait aucun doute. Il y a notamment tout à coup des animaux qui viennent se glisser dans cette morphologie de la face. Tout cela est très facétieux de la part de Niki de Saint Phalle, le relief est d’une grande complexité, d’où le travail extrêmement utile réalisé par l’entreprise 3DO Reality Capture qui a procédé à ce relevé 3D. Au total, c’est 325 m2 de miroirs posés, auxquels il faut ajouter les pertes. Quand bien même une équipe formidable de personnes spécialistes du travail du verre était à l’œuvre et préparaient dizaines de centimètres carrés par dizaines de centimètres carrés les nouveaux miroirs découpés, ce travail supposait naturellement un peu de perte.
Matériaux, relevés 3D... Oui, le monstre a fait peau neuve !
Peut-on dire que la Face aux miroirs a entièrement fait peau neuve ?
Absolument. En restauration, il arrive que l’on remplace certains éléments seulement. Pas ici. Aucun compromis n’était possible, une restauration à l’identique s’imposait. Donc oui, le monstre a fait peau neuve.
La restauration du wagon de l’Hommage aux déportés a également nécessité des compétences très pointues.
L’idée n’était pas de changer le wagon qui est une structure historique : Jean Tinguely a en effet voulu un wagon des années 30 pour évoquer la mémoire des wagons utilisés pendant la déportation. La structure en métal est historique, mais le bois, en raison du contexte d’exposition en plein air, a été altéré. Nous avons donc changé un certain nombre de panneaux extérieurs. Nous avons surtout travaillé à un meilleur contrôle du climat à l’intérieur du wagon. Celui-ci est en effet l’habitacle dans lequel se trouve une œuvre tout à fait étonnante d’Eva Aeppli, la première épouse de Jean Tinguely. L’Hommage aux déportés montre un groupe de femmes assises, prostrées, groupées pour évoquer les figures des déportés. Les textiles – encore un autre matériau utilisé ! – ont été restaurés. À noter que le Centre Pompidou Metz célèbre en ce moment Eva Aeppli dans le cadre de l’exposition Le musée sentimental d’Eva Aeppli, ce dont nous sommes très heureux.
La dernière restauration concerne l’Hommage à Yves Klein…
Cette œuvre est une des plus poétiques. On est au sommet de la tête, on y accède par de petits escaliers branlants et le ciel se reflète dans un bassin avec un très léger film d’eau qui peut potentiellement renvoyer le bleu du ciel. Yves Klein, artiste de génie mort prématurément, auteur des Anthropométries et créateur du Bleu Klein , était un proche ami de Tinguely qui, à travers cette œuvre, lui rend un merveilleux hommage. Pour que ce bassin reflète le ciel bleu, la gageure est permanente : il ne faut pas qu’il y ait trop de feuilles, il faut qu’il soit correctement purgé... À vrai dire, toutes les œuvres ont été passées au peigne fin. Il y a notamment un magnifique hommage à Mai 68 de Larry Rivers, un pénétrable de Jésus-Rafael Soto, une jauge de Jean-Pierre Raynaud… La plupart de ces œuvres se trouvent à l’intérieur du Cyclop. On se trouve donc dans un contexte plus protégé mais toutes ont bénéficié du regard et de l’attention de restaurateurs.
La restauration a aussi été l’occasion de mener des actions pédagogiques, un projet qui vous tenait particulièrement à cœur.
Ce partenariat pédagogique a pu être mis en place grâce à la Fondation du Crédit agricole. Il a été conduit avec deux établissements professionnels, le lycée Lucas de Nehou où on apprend les techniques du verre, et le lycée Brassaï qui, comme son nom l’indique, est spécialisé dans le domaine de la photographie. Les élèves de la classe concernée du lycée Lucas de Nehou ont produit ce qu’ils ont appelé La petite face aux miroirs. La représentante des ayants droits de Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle était associée à ce projet et j’ai encore sur mon bureau un badge qui s’appelle « Promo Cyclop ». Le lycée Brassaï, quant à lui, a publié un livre avec les photographies réalisées par les élèves. Ces restitutions en disent long sur le caractère unique de cette expérience.
Enfin, cette réouverture est accompagnée d’une offre culturelle renouvelée : une plateforme documentaire est dédiée aux archives du Cyclop et un texte de la critique d’art Catherine Francblin revient sur l’aventure du Cyclop.
La plateforme s’adresse principalement aux publics qui n’ont pas la possibilité de se déplacer. Elle sera livrée le jour de l’ouverture et a encore vocation à s’enrichir. L’objectif est d’y réunir les documents de toute nature – visuels, audio, historiques, archivistiques – qui permettent de rendre compte de l’histoire de la construction du Cyclop. Le beau texte, très bien illustré, de Catherine Francblin, sera proposé au public sur place, au prix d’un billet, soit 9 euros. Enfin, grâce au ministère de la Culture, nous avons pu réaliser un nouveau lieu d’accueil. Consulter des livres ou prendre un verre en face du Cyclop fera aussi désormais partie de cette merveilleuse expérience.
« Face aux miroirs », une restauration d'envergure
« La question du traitement de la Face aux miroirs était sur le métier depuis plusieurs années », souligne Béatrice Salmon. La mise en place d’un chantier-école avec l’Institut national du patrimoine avait en effet permis d’établir dès 2008 un historique de création, un constat d’état et un diagnostic incluant des préconisations pour une restauration durable de l’œuvre. Le relevé 3D de la tête par l’entreprise 3DO Reality Capture a été réalisé en 2013. Enfin, c’est à la suite d’un rapport sur l’état sanitaire de l’œuvre commandé et remis par le Laboratoire de Recherches des Monuments Historiques en 2014 que le Cnap a décidé de sa restauration, en accord avec l’ayant droit de Jean Tinguely et Nikki de Saint-Phalle. Le budget global de celle-ci s’élève à 1,5 million d’euros pris en charge par le Cnap avec le soutien du ministère de la Culture.
Partager la page