C’était en 2021. A l’initiative du ministère de la Culture, la Bibliothèque nationale de France (BNF) lançait une grande commande publique à 200 photojournalistes. L’objectif : dresser une « radioscopie de la France au sortir de la crise sanitaire ». Trois ans après, la Bibliothèque nationale de France présente, du 19 mars au 23 juin 2024, une exposition, restitution non exhaustive de cette exploration inédite : « La France sous leurs yeux ».
A travers une sélection de 450 clichés, l’exposition fait émerger la diversité des représentations de notre pays. Organisé autour de la devise nationale conjuguée au pluriel - « Libertés », « Égalités », « Fraternités », augmentés pour l’occasion d’un quatrième : « Potentialités » – le parcours de l’exposition montre la grande variété des sujets traités et l’approche collective de cette plongée en images. Entretien avec ses commissaires, Héloïse Conésa, conservatrice en chef pour la photographie contemporaine et Emmanuelle Hascoët, chargée de mission pour la grande commande au sein du département des estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France.
Comment avez-vous conçu le parcours de l’exposition ?
Héloïse Conésa : Nous avons voulu montrer les travaux de la Grande commande à travers une approche collective et non dans le cadre d’un échantillonnage des reportages de façon individuelle. L’enjeu était de construire du commun à partir de l’ensemble de ces images. La devise républicaine autour de laquelle s’organise le parcours nous a semblé le moyen le plus commode et le plus fédérateur pour y parvenir. Une devise nationale, qui plus est, déclinée au pluriel pour montrer la pluralité des nuances et des approches. « Liberté » devient ainsi « Libertés » et recouvre aussi bien la liberté de culte que la liberté sexuelle ou la liberté de se déplacer. Trois mots emblématiques auxquels nous avons ajouté celui de « potentialités » car la Grande Commande a une dimension rétrospective - elle débute avec la crise sanitaire et couvre les deux années qui ont suivi - mais aussi prospective : ces potentialités mettent en exergue les solutions apportées aux défis du monde contemporain autant que les menaces qui le guettent.
Quelle est cette France saisie sur le vif par les photojournalistes ?
Emmanuelle Hascoët : Elle est à l’image des sujets d’actualité que les photographes couvrent habituellement pour la presse. Les populations mises en avant sont celles qui ont été le plus touchées par la crise : la jeunesse, les personnes âgées, les soignants, le monde du travail, les services publics… On trouve aussi beaucoup de travaux sur les problématiques environnementales et les nouveaux modes de vie décroissants, la néo-ruralité mais aussi la haute technologie. Les solidarités, l’accueil des migrants, les actions humanitaires ont également mobilisé de nombreux photojournalistes. Mais on observe également que des sujets traditionnellement traités ont été laissés de côté. On trouve peu de travaux en prise avec les grands événements politiques, comme les élections ou la montée des extrêmes. Par ailleurs la « France qui va bien » n’est quasiment pas photographiée. On peut évoquer la représentation des ultras riches, réputés plus difficiles d’accès. La commande se raconte aussi en creux.
Héloïse Conésa : S’agissant de la représentation politique, il n’est cependant pas anodin de signaler que la Grande commande a débuté au moment de l’élection présidentielle, autrement dit, dans une période où des photographes répondaient déjà à de nombreuses commandes de presse sur ce thème. Travailler sur un autre sujet était donc en quelque sorte une soupape. Plus largement, la politique renvoie à la question du commun, or ce qui frappe dans les travaux de la grande commande, c’est l’explosion de l’intime, d’individualités revendicatives. Cette absence de représentation frontale du politique ne signe pour autant l’absence d’engagement de la part des photographes.
Qu’est-ce qui caractérise ces écritures journalistiques et documentaires ?
Héloïse Conésa : Il existe plusieurs écoles en matière de photojournalisme. La première, héritière du photoreportage et privilégiant une photographie de l’événement, est peu représentée dans la Grande commande. On le comprend aisément : les travaux des photojournalistes, qui ont bénéficié de sept mois de production, s’apparentent davantage au journalisme d’investigation. Certains ont privilégié des portraits négociés avec les personnes qu’ils ont rencontrées. Le paysage peut aussi être représenté, le diptyque portrait/paysage se déploie fréquemment. D’autres ont proposé des écritures documentaires originales mettant en perspective différentes temporalités, le présent, bien sûr, mais aussi le passé avec des images d’archives. D’autres encore reviennent à l’argentique ce qui est rare aujourd’hui dans une photographie de presse qui privilégie l’instantanéité du numérique.
Emmanuelle Hascoët : Il faut noter également que les photographes ont mené beaucoup d’entretiens et d’interviews avec leurs sujets. Il arrive donc que des captations sonores et audiovisuelles accompagnent les reportages photographiques.
Vous soulignez que cette exposition est un jalon important dans les expositions de la BnF consacrées à la photographie. Pourquoi ?
Héloïse Conésa : Que la BnF ait été choisie pour piloter cette commande fait sens. L’institution a une double légitimité. D’une part, elle conserve les fonds de presse et de photographies de presse parmi les plus importants en France. D’autre part, la représentation de la France par la photographie est un thème récurrent des grandes expositions qu’elle a présentées au fil du temps, je pense à « La France de Raymond Depardon » en 2010 dont Emmanuelle Hascoët avait assuré la coordination côté Magnum, à l’exposition « France 14 » la même année à l’occasion de laquelle 14 jeunes photographes s’étaient essayés à la représentation de la France contemporaine, enfin, en 2017, à « Paysages français : Une aventure photographique, 1984 - 2017 » dont j’ai été commissaire aux côtés de Raphaële Bertho et qui revenait notamment sur la Mission photographique de la DATAR. La BnF possède en effet dans ses collections l’ensemble des archives de cette mission à 29 photographes dont l’objectif était de représenter le paysage français des années 1980. La commande de 2021 s’inscrit dans la continuité de ces expositions dans le cadre d’une diversité d’approches inédite qui de nouveau fait sens eu égard à notre mission de recherche. Cette manne de photographies va dorénavant pouvoir être explorée par des historiens, des sociologues, des philosophes…
Par son ampleur, c’est aussi une exposition qui va marquer l’histoire du photojournalisme...
Héloïse Conésa : En effet. Avec un budget de 5,46 millions d’euros, elle n’a pas d’équivalent. En termes de financements et de lauréats, la section photographique légendaire de la Farm Security Administration (FSA) qui a documenté la Grande Dépression aux États-Unis n’était pas aussi importante. Par ailleurs, l'une des missions de la Grande commande était de suppléer aux grandes rédactions qui n’avaient pas toujours la possibilité d’envoyer les photographes en reportage. Par la suite, les organes de presse ont parfaitement joué le jeu, en diffusant ces reportages. Force est de constater que parmi les sujets traités, beaucoup ont préfiguré ce qui s’est passé ensuite, notamment en ce qui concerne le mouvement des agriculteurs, la réforme des retraites, ou encore les événements à Mayotte, c’est très intéressant à observer. Signalons enfin les différents événements, tables rondes, projections, rencontres,, qui auront lieu pendant l’exposition. A commencer par la journée d’étude sur le thème « Photojournalisme : les enjeux de la production et de la diffusion » le 21 mars qui s’intègre dans les États généraux de l’information.
Grande commande : une diffusion à la mesure de l'événement
« Parallèlement à l’exposition de la Bibliothèque nationale de France, les opérations de valorisation qui ont débuté au printemps 2023 en France hexagonale et ultra-marine sont se poursuivre, souligne Emmanuelle Hascoët. Une quarantaine sont prévues en 2024, notamment à La Réunion, à Saint-Pierre et Miquelon, aux Rencontres d’Arles, dans plusieurs lieux du réseau Diagonal, à l’Institut pour la photographie dans les Hauts-de-France, au Musée Niépce à Chalon-sur-Saône, au Musée de Bastia…
« Grâce à la Caravane des ruralités en partenariat avec l’Europe des projets architecturaux et urbains (opérateur favorisant la conduite d’actions hautement partenariales entre les ministères chargés de l’Architecture, de l’Urbanisme, du Logement, des Collectivités territoriales, de l’Écologie), nous allons aussi dans des territoires ruraux : Vorey-sur-Arzon, Saint-Orens-de-Gameville… La Grande commande sera donc largement diffusée.
« Par ailleurs, les photographes peuvent exposer leurs travaux dans les galeries qui les représentent, des petits festivals, ou des lieux d’exposition qui les sollicitent. Toutes ces diffusions annexes s’ajoutent à cette valorisation. Enfin, il était important que les titres de presse reprennent les reportages des photographes. Cela s’est fait naturellement. Un grand « Wall Paper » présenté dans l’exposition viendra l’illustrer. De même, une application a été spécialement conçue permettant de visualiser toutes ces publications. »
Partager la page