On y trouvera des figures reconnues, comme Nan Goldin ou Tina Modotti, mais aussi nombre de découvertes, dont la Sicilienne Letizia Battaglia, l’Autrichienne Anaïs Horn, l’Italo-Togolaise Silvia Rosi ou la Chinoise Chen Xiaoyi. Au total, elles sont 77 femmes photographes, dont les démarches singulières et les univers spécifiques vont être présentés du 10 au 13 novembre à l’occasion de la cinquième édition du parcours « Elles x Paris Photo ».
Véritable plongée dans les arcanes de la création photographique au féminin, ce parcours, lancé en 2008 par Kering en partenariat avec le ministère de la Culture au sein de Paris Photo, l’un des principaux événements photographiques internationaux, apporte un éclairage unique, fascinant autant que foisonnant, sur la richesse des territoires investis par les femmes photographes. Entretien avec la commissaire de ce parcours, Federica Chiocchetti, directrice du musée des Beaux-Arts du Locle en Suisse.
Vous avez souhaité placer cette édition de « Elles x Paris Photo » sous le signe d’un nombre : 77. Pourquoi ?
Cette année, Paris Photo fête ses 25 ans et Elles x Paris Photo ses cinq ans. Inscrire un nombre plutôt qu’une thématique pour identifier cette édition du parcours « Elles x Paris Photo » répondait à un choix délibéré de ma part. L’envie, d’abord, de placer cette édition sous le signe de l’Oulipo, l’Ouvroir de littérature potentielle cher à Raymond Queneau, dont l’une des caractéristiques est de jouer avec les chiffres et les lettres en s’imposant des règles contraignantes. Comme je travaille par associations d’idées, je me suis rappelée que dans La Tombola, le jeu originaire de Naples, le numéro 77 correspond aux jambes des femmes, un peu comme si ces jambes devaient toujours être longues et fines. Ce même numéro est aussi associé au diable. On pourrait en rire, mais en y réfléchissant, on peut aussi le considérer comme un vestige occulte de la société patriarcale qui voit la femme comme une sorcière. L’idée m’est venue de réhabiliter ce nombre en choisissant précisément 77 femmes photographes. Je me suis aussi rappelée que l’année 1977 avait été importante pour le mouvement féministe en Italie… Pour toutes ces raisons, le nombre 77 est devenu une évidence.
Qui dit nombre, dit statistiques. Vouliez-vous aussi de manière implicite rappeler l’exigence de parité dans le monde de la culture ?
Mon rêve est d’arriver à une société post-quota où ces statistiques n’existeront plus. L’égalité sera réelle, donnée de façon spontanée.
Autre innovation particulièrement significative, vous avez étendu ce parcours au secteur de l’édition. Pourquoi ?
Un livre, comme un tirage encadré, est une œuvre d’art en soi. Si on n’incluait pas le secteur de l’édition, on perdrait une dimension importante du monde de la photographie. Par ailleurs, j’ai remarqué qu’il était plus simple aujourd’hui pour une femme d’être publiée par un éditeur que d’être représentée par une galerie. Or, on trouve des travaux splendides chez les éditeurs. Je pense à celui de Stéphanie Solinas, dont le livre Le soleil ni la mort (Delpire & co) se fait l’écho (voir l’article « Trois regards singuliers de femmes photographes »), ou à celui de Camille Gharbi sur les violences faites aux femmes dont rend compte Les monstres n’existent pas (The Eyes).
Le visiteur va découvrir des artistes qui n’ont pas été présentées lors des éditions précédentes. Avez-vous aussi fait des découvertes ?
Voir toutes ces images a été un moment incroyable. J’ai notamment découvert des photographes d’Asie, région dont je ne suis pas experte, mais aussi des performeuses connues dans le milieu de l’art contemporain, comme Marinella Senatore, qui ont une pratique photographique. Pour les 19e et 20e siècles, il y a peu de femmes photographes qui circulent dans le marché de la photographie, la plupart sont dans des collections publiques – et on ne peut que s’en féliciter, cela signifie que tout le monde peut voir leurs images. Un ouvrage comme Une Histoire mondiale des femmes photographes publié sous la direction de Luce Lebart et Marie Robert en 2020, qui constitue une véritable bible, le montre d’ailleurs très bien. Pour autant des foires comme Paris Photo donnent l’occasion de découvrir la vitalité de la création photographique féminine à travers l’exposition de collections privées.
De quelles photographes auriez-vous envie de parler spontanément ?
Parmi les photographes reconnues, je suis très attachée à une photographe sicilienne, Letizia Battaglia, disparue cette année, qui a documenté les crimes de la mafia à la fin des années 70 et au début des années 80 en Sicile. On est horrifié en regardant ses images mais elles sont aujourd’hui devenues iconiques. Je suis aussi fascinée par le travail de Sophie Calle. Elle a trouvé le juste équilibre entre autofiction et ironie dans le cadre d’un travail conceptuel cohérent depuis les premières séries jusqu’à la dernière exposition au musée d’Orsay. Il y a en particulier un dialogue toujours inattendu entre les images et les mots. C’est vraiment une artiste complète, engagée politiquement, notamment sur la question de l’avortement dans les années 70.
On retrouve des grands noms, Graciela Iturbide, Tina Modotti, Nan Goldin…
Oui, on retrouve ces figures légendaires aux côtés des découvertes. Tina Modotti et Letizia Battaglia, que j’évoquais à l’instant, ont d’ailleurs un point commun. Letizia Battaglia était journaliste au début, pas photographe, mais elle avait compris que si elle joignait des photos à ses articles, elle avait plus de chance d’être publiée. Tina Modotti était actrice, militante du parti communiste, elle n’a été photographe que pendant une dizaine d’années mais elle a réussi à créer un corpus d’images qui font aujourd’hui l’histoire de la photographie.
Et dans le secteur émergent ?
Dans le secteur Curiosa de Paris Photo dédié à l’émergence, j’ai choisi trois photographes : Silvia Rosi, qui est togolaise et italienne dont je connaissais déjà le travail, Chen Xiaoyi, une photographe chinoise dont, à l’inverse, j’ai complètement découvert le travail (voir pour ces deux artistes l’article « trois regards singuliers de femmes photographes »), et enfin Anaïs Horn, une photographe autrichienne qui est partie sur les traces de Charlotte de Belgique, une aristocrate qui a développé une maladie mentale à l’âge de 26 ans et qui a vécu seule pendant trente ans dans un château en Italie.
Certaines approches vous ont-elles paru particulièrement originales ou innovantes ?
Je pense au travail de l’artiste indigène américaine Wendy Red Star. Chez elle, l’appareil photo devient un outil pour créer des performances. Même chose chez Johanna Piotrowska, qui crée des mises en scène où les corps sont en dialogue, parfois de manière fusionnelle, au point qu’on ne sait plus ce qu’on est en train de regarder. J’aime aussi beaucoup les artistes – à l’image de Carla Liesching dont le livre, Good Hope (éditions Mack) traite de l’apartheid en Afrique du sud – qui travaillent avec des images d’archives. J’apprécie la démarche qui consiste à ne pas introduire de nouvelles images mais à redonner une vie à des images qui existent déjà. Cette approche participe d’une écologie de l’image.
Comment aimeriez-vous que le public sorte du parcours ?
Comme je l’ai écrit dans le texte de présentation, j’encourage le public à avoir un œil vigilant, à se méfier des mots, des nombres et surtout des images. Il ne faut pas trop croire aux images. Il y a toujours une réalité beaucoup plus complexe que celle que l’on voit.
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