De l’intelligence artificielle à la responsabilité environnementale, en passant par les questions de diversité et d’inclusion, l’univers de la mode connaît aujourd’hui de profondes mutations qui redessinent en profondeur les contours du secteur. A commencer par le paysage professionnel, qui a vu fleurir ces dernières années nombre de métiers qui répondent à de multiples enjeux : modéliste secondé par un robot, responsable de la diversité, data scientist…
Que recouvrent précisément ces métiers ? Quel est le périmètre de leurs actions ? Qu’apportent-ils en terme d’éthique, mais aussi de développement, aux marques de mode ? Telles sont quelques-unes des problématiques sur lesquelles s'est penché, pour sa cinquième édition, le Forum de la Mode, un événement conçu par le ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance et le ministère de la Culture, dans le cadre du Comité Stratégique de Filière Mode & Luxe.
Cette année, crise sanitaire oblige, l'événement a changé de format en privilégiant des vidéos qui recueillent le témoignage de dix-huit grands acteurs du secteur. Enregistrées au Mobilier national, au sein du Campus des Métiers d’Art et du Design, elles sont publiées sur la chaîne YouTube du Forum de la Mode et mettent en avant des innovations, expériences ou aventures passionnantes. Nous revenons sur quatre de ces problématiques.
La conception du vêtement guidée par le digital
Une intelligence artificielle capable de « reproduire une infinité de données morphologiques » pour « concevoir, mettre au point ou vendre les produits exactement souhaités » ? C’est possible aujourd’hui, selon la journaliste Karine Vergniol, modératrice de cette cinquième édition du Forum de la mode. La perle rare s’appelle EUVEKA, un robot qui fait entrer de façon spectaculaire la conception du vêtement dans l’ère du digital et de l’intelligence artificielle. « Son utilisation est simple, assure Audrey-Laure Bergenthal, conceptrice du robot. Le pilotage se fait grâce à un logiciel, le robot va immédiatement se conformer à la morphologie demandée ».
EUVEKA a déjà ses adeptes, à l’instar de Claire Giscard d’Estaing, directrice du groupe Clearance au sein du groupe Etam, notamment chargée de gérer l’obsolescence des marques du groupe, autrement dit les invendus qui en amont obligent à « produire juste ». « L’ergonomie du robot est intuitive, dit-elle. Auparavant, pour la conception d’un vêtement, on avait un Stockman [un mannequin en bois (NDLR)]. Le robot, lui, nous envoie des informations ».
Ce robot miraculeux ne fait-il pas peser cependant une ombre sur le métier de modéliste ? Pas du tout, si l’on en croit Claire Giscard d’Estaing et Audrey-Laure Bergenthal. « Non seulement, ce métier va continuer d’exister mais il va être encore plus accessible », estime la première. « Nous sommes convaincus d’ouvrir ce métier à de nouvelles potentialités, renchérit la seconde. Le modéliste de demain est l’agent de la transformation écologique de la marque. Grâce à cette offre robotique, il aura le meilleur des deux mondes : le côté production artisanale sur-mesure adapté à l’échelle industrielle et connecté aux outils du futur ».
Une ambition qui se traduit déjà dans la politique de recrutement. Claire Giscard d’Estaing apprécie « une réelle appétence pour le digital » chez les nouvelles recrues. « Nous recherchons des profils mode qui soient en même temps capables d’analyser les data », ajoute Audrey-Laure Bergenthal.
Les métiers de la vente à l’ère de la data
« Data » : le mot est lâché, et il est partout dans les métiers de la vente. « Les premières données que l’on va utiliser sont celles liées aux achats de nos clients, puis celles collectées sur Facebook, Google ou des données de marché », détaille Cyprien Schlegel, expert digital dans le fonds Experienced Capital qui aide des marques telles Sessùn, Le slip français, Balibaris ou encore Figaret à se développer. « Les données sont un énorme levier d’optimisation de nos métiers et de compréhension de ce que nos clients aiment ».
L’entreprise Heuritech, quant à elle, a développé un outil basé sur l’intelligence artificielle qui analyse quotidiennement des millions d’images sur les réseaux sociaux. L’enjeu ? Prévoir quand et combien de temps un produit sera à la mode. « Nous sommes capables de reconnaître plus de 2000 attributs, indique Albane Desazars, sa responsable stratégie client. A partir de là, nous captons les signaux faibles chez les gens qui vont lancer les tendances et observons s’ils se propagent. Enfin, nous mettons ces informations à la disposition de nos clients ». Intelligence artificielle toujours avec Humanitics. « Nous nous connectons aux outils des marques – notamment aux données de transaction, de trafic ou issues de leur base clients – et grâce à nos algorithmes, nous les transformons en des actions concrètes sur le terrain destinées à améliorer la profitabilité des boutiques ou la satisfaction des clients », confie Grégory Amzel, son cofondateur.
La data permet aussi de « faire le lien entre l’intention stylistique et sa réalité » pour reprendre les mots de Mathieu Bonenfant, le directeur stratégie marketing mode de Lectra, entreprise spécialisée dans les logiciels et systèmes de découpe automatique de cuir ou de textile. « En tant que fournisseur de technologies, nous allons de la marque jusqu’au façonnier. Dans la mode, nous avons tout le temps besoin de données. Elles peuvent aider à aller plus vite, à faire les bons choix ». La data, enfin, sert la stratégie publicitaire. « Notre objectif est double, indique Valentin Quelard, directeur des opérations chez Qwamplify SEA, agence de conseil en stratégie publicitaire, il est de développer les ventes en ligne des boutiques et de ramener les clients dans les points de vente ». Pour cela, l’entreprise va utiliser « des données appartenant soit à la marque soit aux grandes plateformes que sont Google, Facebook, Instagram pour aller cibler la bonne personne au bon moment ».
« Cette industrie doit se transformer du point de vue des solutions qu’elle utilise et aller vers la simplicité », résume Mathieu Bonenfant. Grégory Amzel abonde : « La clé de la performance dans ces nouveaux métiers est de réussir à faire se rencontrer la science de la donnée et l’expertise métier. Il y a tout un enjeu de démocratisation de l’accès à la recommandation ». Si la donnée « ne viendra jamais remplacer « la patte du créateur », selon Cyprien Schlegel, en tout cas « les passionnés de mode n’ont pas peur de la data », conclut Albane Desazars.
Les enjeux de la diversité et de l’inclusion
Chanel, LVMH, Kering, Balenciaga…. Signe de la montée en puissance de ces enjeux, toutes les grandes marques ont aujourd’hui un directeur diversité et inclusion. « Beaucoup de choses ont été faites », se réjouit Mariam Khattab, directrice générale du cabinet de conseil en recrutement Mosaïk RH, qui souligne à cet égard le tournant qu’a été l’affaire George Floyd. « Beaucoup d’entreprises se sont alors engagées publiquement sur le sujet, souligne-t-elle. Avec 150 milliards de chiffres d’affaires, le secteur de la mode est florissant, la question de la diversité n’était pas placée au niveau stratégique. L’affaire George Floyd est complètement venue bousculer les mentalités ».
Pour autant, les défis ne manquent pas pour ces professionnels solidement établis dans les équipes. Pour Mariam Khattab, ils sont de trois ordres. « Il s’agit tout d’abord d’être exemplaire de la diversité de notre société, les consommateurs de ces entreprises sont des personnes de toutes les couleurs et potentiellement de toutes les origines sociales ; il y a celui d’intégrer la diversité culturelle de notre société à travers des créateurs eux-mêmes porteurs de cette diversité ; enfin, celui de répondre à la demande des consommateurs : 90% des français souhaitent que les marques s’intéressent davantage à la diversité et à l’inclusion ». La montée en puissance de formations « spécifiquement construites pour les personnes qui souhaitent en faire leur métier » apporte, s'il en était besoin, une confirmation éclatante de cette évolution.
La diversité est bénéfique à l’entreprise à tous égards. « Elle est une source de créativité, conclut Mariam Khattab. Plus on a des équipes issues d’origines culturelles différentes, plus elles vont apporter un regard complémentaire aux autres équipes. Par ailleurs, de plus en plus d’études confirment ce dont nous avions l’intuition : avoir des équipes diversifiées, cela amène de la performance économique aux entreprises, et partant, de la performance sociale, les deux vont de pair ».
Le développement durable au cœur de la stratégie globale des marques
Vous avez dit performance sociale ? Des enjeux liés à la diversité et à l’inclusion à la responsabilité sociale des entreprises (RSE), il n’y a qu’un pas. Cette responsabilité se décline aujourd’hui tous azimuts.
Premier exemple. La certification « B corp » octroyée aux sociétés commerciales répondant à des exigences sociétales et environnementales, qui renforce la transparence de la marque envers le public. Une reconnaissance dont la marque Chloé a été la première honorée : « De fait, la stratégie RSE fait partie de la stratégie globale de l’entreprise » se félicite Christophe Bocquet son directeur de la qualité, conformité, RSE et SAV, « B corp permet d’accompagner cette transformation et de la rendre plus robuste ». Cela nécessite l’apport de compétences et de métiers correspondants dans les domaines « de la science, de la communication et de la data ».
Deuxième exemple, le projet Nona Source, plateforme de revente des stocks de tissus dormants au sein de la maison LVMH. « Il y avait un marché pour ces tissus », assure Marie Falguera, son initiatrice, « mais ce qui a permis de concrétiser le projet, c’est d’être en contact avec d’autres métiers ». Aujourd’hui, l’engouement est total autour de ce projet « qui prend soin des ressources qui ont déjà été produites ». « Nona Source a permis une prise de conscience de la valeur des ressources au sens large », se félicite Marie Falguera.
Dernier exemple, celui du créateur de chaussures Eugène Riconneaus. Sa marque de fabrique, depuis sa première collection en 2009, est de se servir exclusivement de chutes issues de la maroquinerie et du soulier. Pour preuve, les chutes de sa première collection, « une trentaine de paires » étaient encore trop importantes pour le jeune créateur : « j’avais l’impression d’être un industriel », dit-il. D’où un désir « d’auto-alimentation ». Une ambition qui trouve aujourd’hui son incarnation ultime dans le lancement d’une nouvelle collection fabriquée à partir de déchets marins et de caoutchouc recyclé née de sa collaboration avec « une association qui emploie d’anciens marins qui font du démantèlement de filets de pèche ». Eugène Riconneaus ne se voit pas pour autant devenir un industriel du déchet bio-marin mais songe à « rendre le projet accessible à tous via Open Source ».
Le Forum de la Mode est un événement conçu par le ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance et le ministère de la Culture, dans le cadre du Comité Stratégique de Filière Mode & Luxe, organisé par la Fédération Française du Prêt-à-Porter féminin et la Fédération de la Haute Couture et de la Mode, avec le soutien du DEFI (Comité professionnel de développement économique de l’habillement) et le CTC (Comité Professionnel de Développement Cuir Chaussure Maroquinerie Ganterie)
Former aux métiers de la mode
Vous êtes passionné de mode ? Les 16 cursus proposés par l’Institut français de la mode ou les filières post-bac allant du CAP au Brevet des métiers d’art sont pour vous. « Nous formons les étudiants à exercer les métiers de demain régénérés par ce que les technologies sont susceptibles de leur apporter », souligne Xavier Romatet, directeur général de l’Institut français de la mode, fleuron français regroupant des compétences allant des métiers d’art à l’expertise industrielle en passant par la communication qui accueille aujourd’hui 1000 étudiants.
« L’école doit être un formidable laboratoire d’expérimentation, précise-t-il. Nous avons la chance d’avoir des jeunes qui sont passionnés de mode et digital native pour qui la technologie ouvre de nouveaux espaces. L’école se doit de leur offrir toutes les capacités de s’exprimer que ce soit sur des territoires physiques ou virtuels ». Une utilisation des nouvelles technologies couplée à une conscience aigüe de la RSE : « Toutes les formations prévoient 24 heures d’initiation à la durabilité. En partenariat avec Kering, nous avons en outre aujourd’hui une chaire d’enseignement dédiée sur ce sujet ».
Des « campus mode » – regroupant « les entreprises et les acteurs de la formation qui proposent ensemble des formations et des parcours de réussite », précise Marc Foucault, Inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche – ont par ailleurs déjà été organisés à Cholet et Paris.
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