C’est la troisième fois en 25 ans que le « Nobel de l’architecture » est attribué à des Français. « Cette reconnaissance vient couronner le travail de deux architectes profondément généreux, convaincus du rôle social éminent que leur discipline est appelée à jouer », s’est réjouie Roselyne Bachelot-Narquin, ministre de la Culture dans un communiqué. « C’est aussi une nouvelle preuve de l’excellence et du dynamisme de l’architecture française, qui a su se réinventer pour affronter les défis humains et écologiques du XXIe siècle », a-t-elle ajouté.
Salués pour leur approche exigeante et innovante, Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal défendent une architecture de l’épure, privilégiant la reconversion à la destruction. Formés à l’École nationale supérieure d’architecture de Bordeaux, le duo d’architectes a travaillé cinq ans entre l’Aquitaine et le Niger avant de fonder son agence à Paris, en 1987. Une expérience qui leur a permis de jeter les fondations de leur philosophie de l’architecture : faire plus avec moins, en se centrant sur la qualité du logement et le confort de l’habitant sans négliger la protection de l’environnement. Une architecture à hauteur d’homme, en somme.
L’École d’architecture, à Nantes : un espace ouvert et évolutif, en lien avec son environnement
Et si notre environnement – le ciel, le soleil, l’air – était une partie intrinsèque de l’architecture ? C’est le pari relevé par Lacaton & Vassal lors de la conception, en 2009, de l’École nationale supérieure d’architecture (Ensa) de Nantes : celui de l’ouverture et de l’espace. Si l’Ensa repose sur des principes de construction relativement simples, elle surprend par sa structure évolutive et par le jeu subtil entre extérieur et intérieur. Desservis par une rampe extérieure en pente douce, trois planchers en béton situés à des niveaux différents (à 9, 16 et 22 mètres), relient le sol au ciel.
Le vrai luxe, c'est l'espace
Au sein de ce bâtiment – qui fut, en son temps, le premier à inaugurer le quartier de la création sur l’Ile de Nantes – les espaces dédiés aux besoins de l’École, délimités par des vitrages, côtoient d’amples volumes, sans fonction prédéterminée, que les étudiants peuvent librement s’approprier. Au total, des espaces d’une surface de 5 500 m² qui sont « redéployables » et « ré-affectables » à volonté. Autre innovation liée à l’espace : la dialectique entre extérieur et intérieur prend une nouvelle dimension avec l’ouverture de l’École sur la ville, qui permet de porter un autre regard sur Nantes. Cette générosité est l’une des marques de fabrique des architectes qui, depuis leurs premiers projets, défendent l’idée que le vrai luxe, c’est l’espace.
La tour Bois-le-Prêtre, à Paris : une œuvre-manifeste en faveur de la « réanimation » des immeubles modernes
Lacaton & Vassal ont développé très tôt une importante activité de réhabilitation, s’attachant à redonner une seconde vie à des immeubles de logement dont les caractéristiques ne correspondaient plus aux usages et normes actuels. La remarquable transformation de la tour de logement Bois-le-Prêtre, à Paris, réalisée en 2010 avec l’architecte Frédéric Druot, en témoigne. Pour donner à cet ensemble des années 1960 un second souffle, les architectes ont pris la décision d’ajouter de la surface à tous les appartements de la tour. Ils ont ainsi greffé au bâtiment initial un prolongement à partir duquel ont été conçu des jardins d’hiver et des balcons supplémentaires. Le gain de place est considérable, la surface des seize étages passant de 8 900 à 12 460m².
Ne jamais démolir, retrancher ou remplacer, toujours ajouter, transformer, utiliser
Cette rénovation a par ailleurs fait entrer énormément de lumière dans des appartements auparavant fermés sur eux-mêmes, tout en améliorant leur performance thermique et leur allure générale. Le pari, ambitieux mais réussi, de Lacaton, Vassal et Druot leur vaut l’obtention, en 2011, de la plus prestigieuse distinction française d’architecture, l’Equerre d’argent, qui valide le mot d’ordre qu’ils avaient exprimé quatre ans plus tôt dans leur livre-manifeste, PLUS – Les grands ensembles de logements : « Ne jamais démolir, ne jamais retrancher ou remplacer, toujours ajouter, transformer, utiliser ».
Le Palais de Tokyo, à Paris : un lieu de création magnifié par l’épure
C’est le même principe qui a présidé à la transformation du Palais de Tokyo – un édifice Art Déco construit en 1937 pour l’Exposition universelle –, devenu le plus grand centre de création contemporaine d’Europe. Pour révéler le potentiel du bâtiment, Lacaton & Vassal ont mis à nu les espaces – abattage de cloisons et de faux-plafonds, mise en valeur de verrières occultées…– tirant parti de la diversité des espaces et de la variété des sources de lumière. Résultat : ce sont au total 14 000 m² qui ont été réhabilités en deux temps – la première phase en 2003, la seconde en 2014 – permettant d’accueillir de nouveaux espaces d’exposition.
Une friche de béton brut pour souligner la grande liberté que le lieu proposait aux œuvres d’art et aux visiteurs
« La particularité du Palais de Tokyo et sa notoriété […] sont liées à la grande liberté que le lieu proposait aux œuvres d’art et aux visiteurs », observent les architectes dans un texte publié sur le site de leur agence, en soulignant « le sentiment d’échanges, d’appropriation et de transparence » attaché à ce lieu .Face à ce défi, leur réponse architecturale a été double : miser sur l’ouverture du lieu tout en ménageant la possibilité de cloisonner temporairement de petits espaces afin de s’adapter à une programmation flexible. Pari réussi, si l’on en juge par l’atmosphère unique du lieu – cocon de béton brut, aux structures apparentes et au plancher récuré – qui permet de proposer de façon concomitante rétrospectives, performances et formats innovants tout en conservant l’unité originelle de la friche.
La FRAC Grand-Large, à Dunkerque : une alliance délicate entre passé et futur
Chargés en 2013 d’installer le Fonds Régional d’Art Contemporain (FRAC) du Nord-Pas-de-Calais dans une ancienne halle à bateaux, sur le port de Dunkerque, Lacaton & Vassal ont été immédiatement séduits par le potentiel de ce lieu. Désireux de conserver l’intégralité – et l’intégrité – de cet espace emblématique, les architectes choisissent de le dupliquer : c’est son double, adossé côté mer, qui abrite le FRAC. « La halle originelle [reste] un espace entièrement disponible, qui peut fonctionner soit avec le FRAC, en extension de ses activités, soit indépendamment pour accueillir des événements publics », écrivent-ils.
L’aboutissement d’une recherche de transparence, d’ouverture et de luminosité
Avec cette réalisation, le duo d’architectes livre l’aboutissement d’une recherche de transparence, d’ouverture et de luminosité, tout en respectant « l’hérédité du lieu ». Plus qu’un reliquat du passé, le bâtiment devient un élément central du paysage culturel et naturel environnant. « Le projet crée ainsi un équipement public ambitieux, de capacité modulable, qui permet de fonctionner à plusieurs échelles », expliquent Lacaton & Vassal. Un mariage harmonieux entre passé et futur qui met à l’honneur le patrimoine industriel, tout en permettant au FRAC de bénéficier de ce nouvel espace pour accompagner les visiteurs dans leur découverte de l’art contemporain.
En 25 ans, trois Français ont reçu le Pritzker, confirmant la vitalité de la création hexagonale
- Christian de Portzamparc et « l’îlot ouvert »
Premier Français lauréat du Pritzker en 1994, Christian de Portzamparc, 76 ans, est le maître d’œuvre de la Cité de la Musique, à Paris (1984-1995), conçue comme une « villa onirique » qui rythme l’espace du parc de La Villette. « Je vois l’architecture comme invitation à la vie, c’est-à-dire au mouvement », dit-il. Après cette réalisation magistrale, le « starchitecte » conçoit de grands projets culturels, comme le Musée Hergé (2009), à Louvain, ou le Centre Culturel de Suzhou (2019), en Chine, tout en développant sa conception de « l’îlot ouvert », qui a contribué au renouveau de l’urbanisme, comme en témoigne le quartier Masséna-Grands Moulins à Paris Rive-Gauche.
- Jean Nouvel, architecte en situation
Signature reconnue de l’architecture contemporaine, Jean Nouvel, 75 ans, est l’auteur de réalisations qui ont fait le tour du monde, comme l’Institut du Monde Arabe, (1987), le musée du Quai Branly (2006) et la Philharmonie (2015), à Paris, la Tour Agbar, à Barcelone (2003), ou le musée national du Qatar, à Doha (2019). Prix Pritzker en 2008, cet expérimentateur-né se dit « architecte en situation » et porte une attention particulière à l’environnement dans lequel ses réalisations s’insèrent. Pour concevoir le Louvre Abu Dhabi (2017), il s’est ainsi inspiré de la culture architecturale arabe traditionnelle, faisant de ce lieu un véritable palais de lumière.
- Lacaton & Vassal à hauteur d’homme
Lauréats du Pritzker 2021, Anne Lacaton, 66 ans, et Jean-Philippe Vassal, 67 ans, font entrer par la grande porte les préoccupations sociales et environnementales dans la pratique de l’architecture. Leurs réalisations (voir ci-dessus) replacent les enjeux architecturaux – générosité spatiale, budgets réduits, techniques écologiques – à hauteur d’homme. Le jury Pritzker ne s’y est pas trompé en couronnant un travail « qui répond aux urgences climatiques et écologiques de notre temps autant qu’à ses urgences sociales ». Il souligne également que « l’architecture [de Lacaton & Vassal est] aussi solide dans ses formes que dans ses convictions, aussi transparente dans son esthétique que dans son éthique ».
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