Les lois que l’on désigne du nom de leur auteur ne sont pas nombreuses. On sait, par exemple, que la Loi Lang assure la survie de nos libraires de quartier. Quant à la loi Toubon, qui fut promulguée il y a trente ans : et si nous lui devions, à elle aussi, une fière chandelle ? Ni plus ni moins que la liberté de nous exprimer encore dans notre langue, au quotidien, dans tous les domaines de l’espace public.
Cette loi exerce un effet discret mais certain. Car notre situation est loin d’être comparable à quelques-uns de nos voisins européens, qui sont, lentement et sûrement, divisés entre leur langue à usage privée (la famille, les amis…) et la langue de l’espace et des services publics, généralement l’anglais parlé du monde global. Sans pratiquer ce dernier, il devient problématique de prendre part à la vie sociale (s’informer auprès des médias, utiliser les ordinateurs et les téléphones mobiles, travailler, suivre un enseignement, une formation…).
Perdre le génie de sa propre langue et, plus grave encore, perdre le plurilinguisme des différentes cultures, est aussi catastrophique et régressif que perdre la biodiversité. Or il faut bien admettre que si l’on ne fait rien, le cours historique des avancées technologiques nous y conduit tout droit.
En 1994, il fallait être visionnaire pour percevoir clairement les problématiques linguistiques qui traversent les sociétés. Jacques Toubon, à cette époque ministre de la Culture et de la Francophonie (1993-1995), en avait déjà fait l’un de ses combats politiques. Il revient sur les enjeux d’hier et d’aujourd’hui de la loi du 4 août 1994 « relative à l’emploi de la langue française ».
Qu’est-ce qui vous a amené, au sein de votre engagement politique, à vous intéresser à la question de la langue ?
J’ai d’abord animé, dès 1986 au sein de mon parti, un comité qui s’occupait de culture. A l’époque, la construction européenne nous menait au marché unique (Traité de Maastricht, 1992), et nous voulions que les biens culturels y échappent (« exception culturelle »). Certains considéraient au contraire que pour s’inscrire dans la mondialisation, notre particularité linguistique pouvait disparaître, ce à quoi j’ai toujours dit non.
Ces réflexions m’avaient aussi fait sentir combien les biens culturels sont liés à une langue, et combien celle-ci incarne une culture, construit une identité. Quand j’ai été nommé au ministère de la Culture (1993), j’ai donc voulu et obtenu de m’occuper aussi de la langue, sur le plan intérieur et international (la Francophonie, attribuée jusque-là au ministère des Affaires étrangères), et j’ai décidé que la politique culturelle, avec celle de l’éducation, devait s’approprier la question de l’usage de notre langue.
Mais comment peut-on protéger une langue par la loi ?
Il ne s’agit pas, bien sûr, de réduire la liberté de parler comme on le souhaite. En revanche, il est possible d’imposer cet usage dans certaines circonstances, et en traduction si nécessaire. D’évidence, c’est le cas dans l’espace public. Nous avions tenté, dans l’article 2 du projet de loi, d’aller un peu plus loin du côté de l’espace privé, mais cela nous fut refusé par le Conseil constitutionnel.
Je n’ai pas manqué des soutiens nécessaires pour voter la loi. Il faut se souvenir toutefois que je l’ai défendue contre tout le monde, y compris le gouvernement et sa majorité ! Du reste, on lui a donné mon nom, à l’époque, plutôt par dérision. On cherchait à stigmatiser un combat d’arrière-garde, une vision passéiste.
Et pourtant, aujourd’hui les enjeux paraissent beaucoup plus clairs…
Ils sont faciles à rappeler : en France une écrasante majorité des habitants parlent français. La santé, le droit, la consommation, les relations entre employeurs et salariés… autant de secteurs où le citoyen doit comprendre de quoi l’on parle, de quoi on l’informe et à quoi il s’engage. Si j’achète un médicament, par exemple, sa notice doit être en français, ce qui ne l’empêche pas de pouvoir être aussi en anglais ou dans d’autres langues. Et si je travaille dans une entreprise multinationale, il est bon que la loi impose à mon employeur de me fournir une version française de mon contrat.
Aujourd’hui peut-on mesurer les effets de cette loi promulguée il y a trente ans ?
Le seul moyen est de regarder la situation ailleurs. Sans cette loi, nous en serions au même point, par exemple, que les Allemands, les Espagnols, et à bien des égards les Belges, y compris les Wallons : réduits à un usage vraiment résiduaire de notre langue. Si l’on y regarde bien, on s’aperçoit qu’il reste chez nous une proportion très importante de ce qui s’écrit, de ce qui se dit, de ce qui se diffuse à la télévision, au cinéma, sur le net et les réseaux, en français.
Sans la loi, beaucoup de distributeurs de films étrangers, par exemple, s’abstiendraient de les sous-titrer, parce que c’est un coût. Le public se plierait, comme ailleurs, à la contrainte de les voir en anglais. Qu’on songe aussi à notre secteur de l’édition, qui ne serait pas si puissant, avec de grandes maisons comme Gallimard, Albin Michel ou Fayard, ou des groupes comme Editis et leur déclinaison audiovisuelle.
Par ailleurs, il faut s’intéresser aussi aux effets indirects de la loi. Aujourd’hui dans notre pays, chacun veut continuer à pratiquer le français dans la vie sociale. Je crois, même si c’est indémontrable, que sans cette loi la conscience publique n’en serait pas là.
Les Français sont-ils isolés dans ce combat ?
Certainement pas. Regardez ces pays d’Europe de l’Est qui ont adhéré à l’Union européenne dans les années 90 : tous sont attachés à l’usage de leur langue. Pour les Polonais, les Hongrois, les Roumains…, il y va d’une identité pour laquelle ils ont déjà combattu pendant les années de l’empire soviétique, sous une pression cette fois russophone. Le combat que j’ai engagé en 1994, loin d’être isolé ou retardataire, est lié à des questions politiques très fortes, susceptibles même de donner lieu à des affrontements violents, comme au Pays basque il n’y a pas si longtemps, en Catalogne aujourd’hui, sans parler de l’Ukraine…
En somme, notre volonté de faire respecter l’exception culturelle, qui est devenue la volonté de promouvoir la diversité culturelle, c’est la défense du plurilinguisme. Sur la terre, le français, parlé par plus de 300 millions de personnes, est l’une des langues-continents que se partagent 8 milliards d’êtres humains. Mais il faut se battre pour toutes les langues, y compris celles qui sont en danger de disparaître, car chaque langue exprime une part de l’humanité d’une valeur incomparable, immarcescible. L’étoffe même des relations humaines sont les langues, toutes les langues. Et nous savons par ailleurs que les Anglais éprouvent plus que quiconque cette vérité, eux qui détestent entendre la leur défigurée et ont, tout autant que les autres, intérêt au plurilinguisme.
Les nouvelles technologies ne mettent-elles pas ce dernier en péril ?
Le plurilinguisme est un élément de la démocratie, un garant de la liberté et de l’ouverture sur l’autre. La numérisation et les technologies du langage que nous voyons s’épanouir représentent pour lui à la fois un danger et un espoir. L’espoir c’est d’accéder à des productions générées en 150 ou 200 langues, grâce à la puissance de l’Intelligence Artificielle, qui les préservera, les reproduira, les traduira. Le danger, en revanche, c’est de laisser l’inertie des machines produire au contraire une uniformisation linguistique.
En ce sens, je suis très attaché aux projets de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, dont je salue le travail remarquable dans ce domaine comme dans d'autres. La Délégation porte notamment le projet de centre européen des technologies des langues implanté à la Cité internationale de la langue française.
Faut-il renforcer la loi dans l’avenir ?
Il conviendrait, à mon sens, d’étendre son champ d’application à un certain nombre d’activités privées rendant des services publics, ou liées à la politique culturelle. Il est possible de les définir avec précision afin de ne pas faire entorse aux règles constitutionnelles sur la liberté d’expression et de communication, un travail qui a déjà commencé dans certains secteurs.
Par ailleurs, il vaudrait la peine d’encourager le développement de la langue française dans les entreprises (le français professionnel), via notre réseau culturel à l’étranger. Autre idée très intéressante : aider financièrement, dans les pays francophones ou partiellement francophones, toutes les entreprises de numérisation, qui coûtent très cher. Utiliser ainsi l’argent public en offrant une assistance technique aux entreprises privées, pour les inciter à se recentrer sur l’usage du français. Autre domaine encore : le droit et les libertés.
Vous allez participer à la journée du colloque organisé par le ministère de la Culture, à l’occasion des trente ans de la loi, sur le thème Quelle politique pour nos langues ? Quel est votre sentiment sur cette question ?
Il y a bien entendu tout un travail à organiser et renforcer dans les domaines que nous venons d’évoquer, mais je vous répondrai qu’en premier lieu, c’est la volonté politique qui compte. Il faut que les dirigeants restent persuadés que l’usage de la langue française fait la France. Notre pays, c’est notre langue. Or la volonté politique est nécessaire pour lutter contre la pente où nous entraînent les technologies : tous baragouiner le même globish. Il faut des moyens, des outils et des actions politiques pour se mettre en travers de cette facilité. Et ne jamais renoncer.
Un colloque à la Cité internationale de la langue française et à l'Institut de France
Le ministère de la Culture (délégation à la langue française et aux langues de France) a organisé un colloque dont la première journée était intitulée « L’ordonnance de Villers-Cotterêts. Genèse, réception, postérité. », dans le cadre des trente ans de la Loi Toubon avec l’appui scientifique des Archives nationales, du Centre Jean Mabillon (École nationale des chartes), du Centre Roland-Mousnier (UMR du CNRS-faculté des lettres de Sorbonne Université) en partenariat avec la Cité internationale de la langue française, le 27 novembre à Villers-Cotterêts.
La seconde journée du colloque est organisée cette fois en partenariat avec l’Institut de France et l’Académie française : « Quelles politiques pour nos langues ? » (6 décembre 2024). Signalons la participation de Jacques Toubon à la table ronde organisée à 14h30 sur la question de l’application et de la perception de la loi aujourd’hui.
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