2.Devenir artiste
Devenir artiste
La création de l’Académie royale de peinture et de sculpture, en 1648, avait pour objectif initial de distinguer les artistes des artisans. Cependant, les arts ne se limitent pas à la peinture et à la sculpture. Il y a les arts que l’on qualifiait alors de mineurs : le mobilier, la décoration intérieure, les arts de la table, la mode… Or, ces arts prétendument mineurs, jouaient un rôle essentiel dans la vie quotidienne, et souvent même plus important que la peinture ou la sculpture. La création des objets d’art nécessitait un grand nombre d’intervenants. Si leurs rôles étaient bien définis, leur statut l’étaient moins : artistes, artisans, ouvriers ? Certains domaines étaient réservés aux femmes, comme par exemple la marqueterie de paille. D’autres (céramique, gravure, imprimerie, textiles…) faisaient intervenir indifféremment femmes ou hommes. On avait besoin d'ouvrières et d'artisanes. L’Ancien régime avait admis quelques femmes parmi les artistes, c’est-à-dire au sein de l’Académie royale. C’était bien la moindre des choses, la peinture passant pour avoir été inventée par une femme. Mais, au dix-neuvième siècle, l’Académie exclut les femmes de ses rangs. En même temps les Académiciens imposent leur hégémonie. En quelques décennies, ils réussissent à établir un monopole sur l'enseignement artistique, les expositions et les commandes publiques. Ce système va favoriser une sclérose artistique, évidente et dénoncée par les critiques à partir du Second Empire.
Jusqu’à ce moment, la plupart des femmes avaient été soigneusement tenues en lisière. Il était admis qu’une jeune fille de bonne famille reçoive des rudiments de musique et de dessin. Les familles régnantes avaient donné l’exemple. Marie-Antoinette avait eu une professeure de dessin en la personne d’Anne Vallayer-Coster. Certaines de ces amateures ont un certain talent : Louise de Bourbon (1750-1822), Louise Adélaïde de Bourbon (1757-1824), Marie Amélie de Bourbon (1782-1826), Clémentine d’Orléans (1817-1907), Françoise d’Orléans (1844-1925), Louise Marie Thérèse Bathilde d'Orléans (1750-1822), Louise Marie d'Orléans (1812-1850), Elisa Bonaparte-Baciocchi (1777-1820)… Quelques-unes, telle la Princesse Mathilde (1820-1904), ont leur propre atelier. Certaines de ces femmes privilégiées ont non seulement du talent, mais aussi, et à juste titre,
de l’ambition. Elles n'hésitent pas à exposer leurs oeuvres : Jeanne de Castries-Beaumont (1843-après 1889), Marie d’Orléans (1812-1850) ou Charlotte Nathaniel de Rothschild (1825-1899). Elles franchissent ainsi la frontière entre amateurisme et professionnalisme, ce qui n'est pas sans poser question. Joseph Guichard (1806-1880), le maître des demoiselles Morisot, écrit à leurs parents : « Avec des natures comme celles de vos filles, ce ne sont pas des petits talents d’agrément dont mon enseignement les dotera, elles deviendront des peintres. Vous rendez-vous compte de ce que cela veut dire ? Dans le milieu de grande bourgeoisie qui est le vôtre, ce sera une révolution, je dirai presque une catastrophe. Êtes-vous bien sûre de ne jamais maudire le jour où l’art, entré dans cette maison si respectablement paisible, sera le seul maître de la destinée de deux de vos enfants ? »
L'Académie condescend à admettre certaines de ces femmes au Salon. Les aristocrates ambitieuses, celles que l’on appelle les « dames-peintres » (mais peut-on faire autrement ?). On accepte également des femmes peintres sur céramique, quelques dessinatrices, pastellistes, miniaturistes, et de rares « peintresses » et sculptrices. Un critique écrit dans Le Tintamarre : « Le Salon de 1874 compte quatre-vingt-quatre exposants du sexe faible. Parmi ces dames-peintres, quelques demoiselles ont abordé résolument la peinture sans y être forcées, par vocation, par goût, pour faire quelque chose, enfin, qui ne soit ni du crochet ni des chemises pour l’armée ».
Afin d’affirmer leur indépendance, les femmes artistes se regroupent au sein de l’Union des femmes peintres et sculpteurs, en 1881, et ouvrent leur propre salon l’année suivante. Les critiques notent généralement que, en dehors de quelques exceptions, le talent des artistes femmes est moindre que celui des hommes. Et pour cause ! Elles ne bénéficient pas des mêmes conditions de formation que les hommes. L’enjeu des années 1875-1896 sera donc celui de la formation. Le combat est porté par Hélène Bertaux et Virginie Demont-Breton. Cette dernière déclare non sans fierté, dans un discours, en 1896 : « La preuve des grandes ressources qui sont en elles c’est que, malgré des conditions défectueuses, un assez grand nombre de femmes énergiques sont arrivées quand même à étudier sérieusement et à produire des œuvres intenses et originales ». Des ateliers et des académies privées s’ouvrent aux femmes, mais l’Académie résiste, puis cède, en 1897, alors que l’académisme est en plein déclin.
La discrimination ne sévit pas uniquement dans les milieux académiques. Au cours de l’hiver 1890-1891, Berthe Morisot n’est plus une artiste débutante. Il lui reste à peine cinq années à vivre. A cette époque, la galerie Durand-Ruel expose régulièrement des œuvres impressionnistes. Berthe Morisot relate sa visite à la galerie : « Rencontré rue Laffitte Pissarro qui me fait compliment de mes toiles chez Durand, ce qui me met en joie. Cruelle déception : c’est ignoble, accroché dans le passage, Julie paraît atroce ; on n’en voit que les aspérités et la facture ; j’en suis si désagréablement surprise que je me plains au jeune D. de la place qui m’est donnée ; il me répond que cela faisait encore plus mal dans les salles (sic). « Alors, décrochez-les ! » Arrive Chavanne, toute la maison l’escorte, Pissarro et moi à l’écart faisons des remarques philosophiques sur le succès. Lui, Chavanne, au moins, il est bon prince, me fait compliment sur ma robe, de mon chapeau et de mes œuvres ; il me demande la permission de m’accompagner quelques instants. Sur le trottoir, je m’avise tout d’un coup que je suis probablement sortie sans dire adieu au jeune D. et je lui fais part de mes doutes. « Vous ne lui avez pas dit adieu, mais il ne s’en est pas aperçu »… ». Ceci illustre le postulat de l’historienne américaine Linda Nochlin (1931-2017) : il n’y a pas de grandes femmes artistes « parce que l'histoire de l'art a été écrite par des hommes ».
Autre exemple. En 1891, Mary Cassatt expose chez Durand-Ruel une série de dix aquatintes, brillante réponse au problème de l'estampe en couleur qui interroge alors la plupart des artistes. En 1913, Mary Cassatt confiera à son biographe qu'il y eut un dîner à la suite de l’exposition. Au cours de ce dîner « les convives la plaisantèrent et parfois si malignement qu’elle sortit de cette réunion toute bouleversée presque en larmes ». Ce dîner, qui avait lieu chez le sculpteur Albert Bartholomé (1848-1928), réunissait Edgar Degas (1834-1917), Camille Pissarro (1830-1903), Gustave Caillebotte (1848-1894), Pierre-Auguste Renoir (1841-1919), Federico Zandomeneghi (1841-1917) et Berthe Morisot. Il y a fort à parier que les attaques ne vinrent pas de Pissarro, très admiratif du talent de Mary Cassatt, ni de Berthe Morisot.
Si les portes de l'Académie s'ouvrent aux femmes, le combat est pourtant loin d’être terminé. Sans même parler des artistes étouffées par leur entourage, telle Marie Bracquemont, voire internées, telle Camille Claudel (mais elle n’est pas la seule artiste dans ce cas, l’Américaine Elizabeth Sparhawk-Jones (1885-1968) et la Sud-Africaine Florence Fuller (1867-1946) ont subi le même sort), la reconnaissance tarde à venir. En 1934, Anna-Marie Camax-Zoegger (1881-1952) créatrice et présidente de Femmes Artistes Modernes, et Anita Conti (1899-1997), répondent, dans le journal Comoedia (24/11), à un discours prononcé par le maire de Genève, John Albaret, lors de l’inauguration de l’exposition de la Société Suisse des Femmes Peintres, Sculpteurs et Décorateurs : « le rôle le plus éminent de la femme sera toujours celui d’épouse et de mère […] Nous n’avons pas encore eu le privilège de voir une femme briller dans les arts plastiques en y occupant un rôle de premier plan […] Attendons donc avec patience les artistes de génie que les femmes, espérons-le, nous donneront avec le temps ».
L’histoire de l’art n’a longtemps évoqué Berthe Morisot qu’en raison d’Édouard Manet, Mary Cassatt qu’en raison d'Edgar Degas, Camille Claudel qu’en raison d'Auguste Rodin. Absentes des ouvrages scientifiques, les femmes artistes le sont également des cimaises. Il est temps qu’elles sortent de leurs réserves.
Laurent Manoeuvre
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