1.Artistes et Citoyennes
Artistes et Citoyennes
En 1814, Marie-Guillemine Benoist, alors au sommet de sa carrière, se voit contrainte d'y mettre fin, pour ne pas nuire au statut de Conseiller d'état de son mari. Lorsque, en 1872, Berthe Morisot écrit dans son journal intime : « ce que j’y vois le plus clairement, c’est que mon état est insoutenable à tous les points de vue », elle témoigne à son tour du conflit entre ses ambitions d’artiste, et celles de sa famille, et plus globalement de la société, qui veut qu’une femme se marie, procrée et abandonne la carrière artistique. Berthe Morisot n’est pas la seule à faire ce constat. Mary Cassatt reste célibataire, afin de ne pas sacrifier sa carrière artistique. La triste condition de Marie Bracquemond semble leur avoir donné raison.
Le difficile constat fait par Berthe Morisot est sans doute assez largement partagé. Au cours de la seconde moitié du dix-neuvième siècle vont se cristalliser différentes revendications. Il y a la lutte pour la reconnaissance des femmes en tant qu’artistes à part entière, avec ses corollaires (formation, expositions, récompenses…). Celle-ci est concomitante à la revendication de droits tel que celui de voter, de divorcer, d'avorter, d'obtenir l'égalité de salaire. De nouveaux usages sont réclamés : « réforme du costume féminin », ouverture des syndicats et la Franc-maçonnerie aux femmes. La presse de cette époque se fait l'écho de ces revendications. Il existe, dans les années 1870, quelques journaux de tendance féministe : Le Bas bleu, Les Gauloises, La gazette des femmes artistes et des femmes lettrées, La Gazette des Femmes, la revue du progrès des femmes, mais ils sont dirigés par des hommes, notamment Jean Alesson (1840-1903). La création, en 1880, par Hubertine Auclert (1848-1914), de La Citoyenne, journal pour la revendication du suffrage des femmes offre une source d’informations importante sur les sujets qui font alors débat (certains demeurent, aujourd’hui encore, d’une singulière actualité), tels le droit de vote des femmes et le projet de loi sur le divorce. Cette même année 1880, Alexandre Dumas fils publie Les femmes qui tuent et les femmes qui votent. Plusieurs affaires venaient d’avoir lieu, au cours desquelles des femmes, trompées, battues, diffamées, s’étaient vengées, le plus souvent en vitriolant leur oppresseur. Dumas fils argumente sur le fait que, si elles avaient eu le droit de divorcer, ces femmes n’auraient pas été contraintes à cette extrémité. Dans des articles intitulés "Coup de feu", la Citoyenne prend parti pour ces femmes.
Toutefois, et de manière naturelle, des divergences règnent parmi les rangs féministes. Ainsi, lorsque, en 1890, Séverine (1855-1929) plaide pour le droit à l’avortement, La Citoyenne la soutient, tandis que L’Esprit de la Femme (directrice : René Marcil) se démarque.
Tous ces journaux parlent d’art. En 1881, c’est à Marie Bashkirtseff que La Citoyenne confie la critique du Salon. Par la suite, c’est une certaine "Lorgnette", qui évoque les sujets artistiques dans La Citoyenne. Relatant le premier salon de l’Union des femmes peintres et sculpteurs, "Lorgnette" écrit : « En y allant, je me disais : « Pourvu qu’il n’y ait pas trop d’impressionnisme » […] Quelle n’a pas été ma surprise en constatant une absence presque totale de croûtes ! » (5/2/1882). Le ton est donné. Désormais, La Citoyenne valorisera un art proche de l’académisme, tel qu’il domine au sein de l’Union des femmes peintres et sculpteurs. Certes, les "Echos" de La Citoyenne noteront : « L’État vient d’acheter un pastel : « La Nichée » et une petite toile « L’Entrée du jardin », de Mme Eva Gonzalès, la jeune et sympathique artiste morte l’année dernière » (3/1885). Mais aucune mention n'est faite de Berthe Morisot de Mary Cassatt ou de Marie Bracquemond. D'ailleurs, les trois artistes du groupe impressionniste, ne feront partie de l’Union des femmes peintres et sculpteurs, soit qu’elles ne l’aient pas souhaité, soit qu’elles n’y aient pas été invitées.
En 1880, la féministe Maria Deraimes (1828-1894) prononce un long discours réquisitoire intitulé « Épidémie naturaliste » dans lequel elle déplore la « décadence » générée par la peinture de Courbet et de Millet, et par la littérature de Zola. Féminisme et avant-garde littéraire ou picturale ne sont donc pas synonymes. De même, l'avant-garde artistique olu littéraire se montre souvent assez peu féministe. La revue d’avant-garde L’Art moderne publie, en 1884, un article consacré aux « Peintresses belges », véritable florilège de lieux communs réactionnaires sur la femme : « aux belles époques de vraie supériorité féminine, celles où elles se contentaient de charmer l’autre sexe, sans penser à raisonner avec lui […] Le fort en thème femelle est encore plus déplaisant que le fort en thème mâle […] Il est un art dans lequel la femme excelle : c’est celui des choses qui n’exigent ni pensée profonde, ni grand sentiment, ni large virtuosité… ». Ernest Hoschedé (1837-1891), collectionneur de la première heure d’œuvres impressionnistes (telle Impression soleil levant de Monet), écrit en 1882 : « …quoique à la femme de génie nous préférions la femme du gynécée, ou la belle courtisane […] nous voudrions que vous fussiez toutes femmes de génie. Et cependant l’art est-il bien votre domaine ? Nous ne le croyons pas. Nous pensons qu’en vous consacrant à lui, vous donnez, à nous autres hommes, le droit d’être jaloux. Vos petites mains ne sont pas faites pour se salir au contact des couleurs ou de la glaise ».
Beaucoup de femmes artistes souhaitent une évolution de leur statut, mais toutes ne s'engagent pas dans une démarche militante pour ce qui concerne leurs droits fondamentaux. Marie Bashkirtseff s'offusque de la récupération des revendications des femmes par des partis politiques dirigés par des hommes. Aux côtés de son amie Louisine Havemeyer, Mary Cassatt s’engage ouvertement pour le droit de vote des femmes, associant malicieusement, à l’insu de celui-ci, le très peu féministe Degas dans cette démarche. Donner au femme le droit de vote est, dira-t-elle, une question de patriotisme.
Il n’y a corrélation systématique entre "gauche" et féminisme, ou "gauche" et avant-garde. Beaucoup de femmes artistes appartiennent à la grande bourgeoisie, voire à l'aristocratie. Au plan politique, elles conservent les idées de leur milieu. La princesse Marie Bashkirtseff revendique le droit de vote pour les femmes, mais conserve les préjugés de sa classe sociale. Américaine, Mary Cassatt est, naturellement, démocrate. Berthe Morisot a des idées républicaines (Jules Ferry (1832-1893) fréquentait le salon de ses parents). Ardemment légitimiste, Félicie de Fauveau a été l’une des premières et des plus exemplaires féministes. En dépit de leur diversité, ces femmes se sont battues pour un sujet commun : obtenir la liberté d’être artistes, de déterminer elles-mêmes leurs sujets et leurs choix esthétiques, obtenir aussi une égalité de droits à laquelle tout être humain peut, et doit, prétendre, « sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation » (Universal Declaration of Human Rights)
Laurent Manoeuvre
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