5.Photographes
« Distinguer cet art féminin du masculin » ? Photographes et femmes
Discipline à la croisée des arts, de l’industrie et de la science, la photographie rayonne en de nombreux domaines, ce qui la conduit naturellement à être très présente dans les collections muséales. Pour autant, les clichés de femmes photographes demeurent largement minoritaires. Jusque tard dans le XXe siècle, l’historiographie ne retenait que peu de noms féminins. Au XIXe siècle, la pratique féminine de la photographie était présentée comme un passe-temps pour les britanniques de la haute société victorienne, tandis qu’au XXe siècle, émergeaient quelques noms majeurs associés aux avant-gardes artistiques. Des études récentes montrent que la réalité est heureusement plus riche, plus dense et plus complexe. Les pratiques protéiformes du médium ont certainement contribué à retarder les études sur les femmes photographes, leur repérage au sein des institutions et, par là même, l’enrichissement réfléchi des collections françaises.
Dans les années 1930, Paris bénéficie toujours auprès des intellectuels et des artistes d’une aura particulière. La capitale française captive en effet depuis le début du siècle nombre d’artistes et d’écrivains. Certaines photographes viennent d’Outre Atlantique pour se former – Frances Benjamin Johnson (1864-1952), Berenice Abbott, Lisett Model (1901-1983) – ou d’Europe de l’Est, attirées par le bouillonnement artistique parisien comme Germaine Krull (1897-1985). D’autres fuient la montée du nazisme ou la Hongrie de l’amiral Horthy (1868-1957) : Gisèle Freund (1908-2000), Isle Bing (1899-1998), Eva Besnyö (1910-2003), Gertrude Fehr (1895-1996), Ergy Landau (1896-1967). Elles participent chacune à la création d’un nouveau vocabulaire visuel qui se décline dans la presse ou s’épanouit au sein des avant-gardes surréalistes : Dora Maar crée l’une des images iconiques du surréalisme avec son Portrait d’Ubu. Or cette présence massive à Paris durant l’entre-deux-guerres ne se reflète pas encore avec force dans les collections en ligne. Malgré de meilleures connaissances sur les parcours individuels des femmes photographes – grâce à quelques expositions emblématiques – des pans importants restent à explorer du XIXe siècle à la fin des années 1940, période ici concernée.
À l’aube de la discipline, le medium photographique prend des voies techniques multiples, parfois infécondes. Les perfectionnements sont fréquents et longuement commentés dans la presse spécialisée. Cette phase de tâtonnements, qui dure plusieurs décennies après la promulgation, en 1839, de l’invention de la photographie, permet à chacune et chacun, au cours du XIXe siècle, de s’approprier « l’acte photographique ». Dépourvue de tradition séculaire, contrairement aux autres disciplines, bien que la référence à la peinture soit omniprésente dans le milieu artistique, la pratique de la photographie peut, dès l’origine, être aussi une affaire de femme. Cette appropriation est bien évidemment favorisée par le mouvement de fond, bien que très progressif, en faveur de l’émancipation des femmes.
En l’absence de chaire académique, l’initiation à la photographie s’appuie fortement sur la transmission entre praticiens, sur les manuels, les comptes-rendus de sociétés photographiques ou les revues scientifiques. Ainsi, contrairement aux peintres ou aux sculptrices, les femmes photographes issues d’un certain milieu pouvaient avoir accès à ces innovations au même titre que leurs confrères. L’évolution du matériel au tournant du XXe siècle, plus accessible, plus maniable, moins onéreux, permet aux femmes de s’équiper davantage. Laure Albin Guillot par exemple est autodidacte. Parallèlement, dès les années 1900, plusieurs écoles dispensant des cours de photographie sont accessibles aux femmes comme le Lehr und Versuchsanstalt für Photographie, Chemiegrafie, Lichtdruck und Gravure inauguré en 1905 à Munich où étudie Germaine Krull, mais aussi Publiphot, école supérieure qui ouvre à Montmartre en 1933 avec une dominante axée sur la publicité, sa directrice Gertruld Fuld estimant qu’il s’agissait d’une « profession d’avenir pour les jeunes femmes ». Le métier s’apprend aussi auprès d’un photographe expérimenté. L’américaine Berenice Abbott (1898-1991) est un temps l’assistante de Man Ray (1890-1976) à Paris. Ergy Landau transmet sa technique à plusieurs assistantes, tandis que Lisett Model apprend au contact de Florence Henri (1893-1982). Germaine Krull le rappelle dans son autobiographie : « photographier est un métier. Un métier d’artisan. Un métier qu’on apprend, qu’on fait plus ou moins bien comme tous les métiers ». Plusieurs d’entre elles seront aussi enseignantes : Berenice Abbott pendant vingt-trois ans à New school for social research à New York ou Lisette Model, dont Diane Arbus sera la plus fameuse élève.
Au XIXe siècle : l’exploration féminine du médium
La postérité a retenu de l’époque victorienne la figure de l’excentrique Julia Margaret Cameron. Sûre de son talent malgré ses détracteurs, elle met en scène des personnages de la littérature anglaise, fait commerce de ses épreuves et s’attache à les exposer. Sa contemporaine, Lady Clementina Hawarden réalise à partir de 1863 et pendant deux ans plus de 700 tirages au sein du cercle familial. L’étude des corpus des deux photographes révèle que leur pratique dépasse le simple passe-temps honorable pour combattre l’oisiveté. En premier lieu, parce que la technique est d’un usage encore complexe et les manipulations chimiques nombreuses. Ensuite parce qu’elles explorent chacune le portrait, Cameron avec le gros plan, dont elle est pionnière, et Hawarden à travers des « études d’après nature » très construites. Lady Clementina Hawarden et Julia Margaret Cameron sont toutes deux acceptées à la Royal Photographic Society. La botaniste anglaise Anna Atkins (1799-1871), quant à elle, réalise des empreintes d’algues, de fougères en cyanotype – procédé de tirage qui transforme certains sels de fer en bleu de Prusse après traitement – qui sont publiés dans plusieurs volumes, fournissant ainsi une documentation scientifique d’une grande finesse.
En France, plusieurs femmes ouvrent des studios quelques années seulement après la commercialisation du daguerréotype en 1839. Plus tard, alors que sous le Second Empire les studios photographiques connaissent une florissante activité, certaines vendent des épreuves sur papier albuminé, telles qu’Angelina Trouillet à Paris ou Geneviève Disdéri à Brest. Les archives, fragmentaires ou au nom de l’époux, dissimulent souvent aux historiens le rôle des femmes dans l’histoire de la photographie. Si quelques praticiennes sont bien identifiées au XIXe siècle, en France, mais surtout en Angleterre et aux États-Unis, pour les autres, dont le talent est pourtant reconnu de leur temps, les éléments biographiques parvenus jusqu’à nous sont minces et les épreuves éparses. C’est le cas de Madame Breton, citée dans La Lumière pour « des paysages, des vues d’intérieures, des fragments d’architecture d’une exquise finesse de ton » ou de Madame Leghait, première femme à entrer à la Société française de Photographie. La figure d’Ernestine Nadar, femme de Félix (1820-1910), qui participe dans l’ombre à la croissance de la dynastie des Nadar, est en cela révélatrice. Sans compter les « albumineuses » qui composent les rangs de la main d’œuvre ouvrière anonyme et néanmoins nécessaire à l’accroissement de la nouvelle économie de la photographie. Les grands ateliers s’appuient sur une main d’œuvre féminine réputée, comme dans d’autres domaines, pour ses qualités de délicatesse et de minutie et qui, de surcroît, est meilleur marché que les hommes. Retoucheuses, laborantines, développeuses partagent parfois cet emploi avec une autre activité.
Le XIXe siècle compte déjà des figures singulières. La comtesse de Castiglione se met en scène devant l’objectif de Pierre-Louis Pierson (1822-1913) selon une démarche novatrice pour l’époque. Elle investit avec constance l’auto-représentation comme le fera Claude Cahun au siècle suivant à travers de multiples travestissements identitaires, renouvelant ainsi la pratique de l’autoportrait.
Au XXe siècle : les usages multiples de l’image imprimée
L’inventaire des pratiques révèle que les femmes photographes sont présentes dans tous les champs de la création artistique : portrait, publicité, photographie de mode, architecture, enquête ethnographique, avant-gardes. Avec les progrès de la reproduction photographique, l’image imprimée est présente partout, dans les registres les plus variés. Laure Albin Guillot par exemple est portraitiste et maîtrise parfaitement les microphotographies destinées à fournir des motifs décoratifs. La première, elle théorise l’utilisation de la photographie dans la publicité. Interviewée par Jean Alby, de Paris-midi, elle explique : « il y a longtemps que je m’intéresse à la publicité. Certains me l’ont reproché comme s’il s’agissait de faire descendre le niveau de l’art alors qu’il s’agit d’élever celui de la publicité. Ce que je trouve de fort remarquable dans cette application de la photo, c’est d’abord qu’elle permet aux moyens de publicité – catalogue, brochure ou annonce – d’atteindre une force de suggestion tout à fait incomparable. » Figure centrale de la photographie en France, Laure Albin Guillot s’engage pour la reconnaissance professionnelle des femmes à travers diverses fonctions. Berenice Abbott, elle, a un studio de portrait à Paris et réalise à son retour aux États-Unis une grande enquête architecturale sur la transformation de New York dans les années 1930. Les femmes sont – c’est l’époque qui veut ça – fréquemment à la croisée des utilisations de l’image photographique. Bien que leurs clichés soient exposés dans des contextes variés – à l’Exposition universelle de 1900, au Salon de l’Escalier, appelé aussi Premier Salon indépendant de la photographie, organisé en mai 1928 à Paris, ou lors de la remarquable exposition « Film und Foto » qui se tient à Stuttgart en 1929 – leur diffusion imprimée à l’heure de l’émergence des mass-médias a un impact bien plus important.
Avant même la construction de la figure du photoreporter de guerre dans les années 1930, qui devient mythique lors du conflit du Vietnam, les femmes sont déjà grands reporters depuis le début du siècle, la fameuse Frances Benjamin Johnston ouvrant la voie aux États-Unis. Elles sont présentes sur les terrains de guerre, comme la britannique Christina Broom lors de la Première Guerre mondiale par exemple. Durant la Guerre d’Espagne, Gerda Taro publie dans un hors-série de la revue VU – « Quand les femmes s’en mêlent. Portraits de miliciennes » – puis meurt écrasée par un char en 1937. Germaine Krull, qui a rejoint la France Libre en Afrique après un détour par le Brésil, suit l’armée lors du débarquement en Provence et lors de la bataille d’Alsace. A la suite du bombardement de Pearl Harbour, l’américaine Dorothea Lange (1895-1965) réalise une virulente critique des conditions d’internement des citoyens nippo-américains aux États-Unis. Sa consœur Lee Miller, dont les clichés sont régulièrement publiés dans Vogue, photographie la libération des camps de concentration en Europe. Gisèle Freund, quant à elle est la première femme photographe à intégrer Magnum en 1948. Diffusés par la célèbre agence, ses reportages sur l’Amérique Latine sont régulièrement publiés dans LIFE. Elle est de retour en France au début des années 1950 et publie son travail dans Paris-Match, Point de vue, Images du monde, Verve ou encore Art et Décoration. Les femmes photographes sont présentes à la fois dans la presse alors en pleine expansion et dans des revues spécialisées d’une grande exigence graphique, comme Arts et métiers graphiques, Arts et Médecine ou Jazz. Elles participent au renouvellement de la culture visuelle par leurs inventions au service de publicité, leurs portraits de célébrités ou leurs reportages.
Lorsque les femmes façonnent l’histoire de la photographie
« Elles se sont imposées par leur nombre d’abord, par la probité de leur œuvre ensuite et c’est par là une révélation de l’exposition » comme l’écrit Gordon H. en 1936 dans La revue de la Photographie. Pour sa part, Laure Albin Guillot quand elle organise une exposition sur les femmes artistes, en 1937, au Jeu de Paume, souligne dans les colonnes de La Française sur « la rigoureuse sélection qui nous permet d’apprécier combien il est difficile de distinguer cet art féminin du masculin ». Au-delà de la diffusion de leurs clichés dans la presse ou de leur présentation lors d’expositions, les femmes photographes prennent place dans l’histoire de la photographie à plusieurs titres. Elles conçoivent tout d’abord des livres et produisent des écrits théoriques sur la pratique du médium. Germaine Krull est certainement l’une des plus prolifiques en ce domaine. Son portfolio Métal est une publication fondatrice pour l’histoire de la photographie.
Outre leur réflexion esthétique ou sociologique, les femmes photographes rédigent également des manuels techniques. Berenice Abbott, par exemple, dans A guide to better Photography (1941) détaille des préconisations techniques tout en introduisant des jugements esthétiques. Elle est aussi celle qui sauve l’œuvre d’Eugène Atget en préservant les négatifs d’une part, et en s’attachant à la faire découvrir d’autre part. Par ce geste fort, elle participe à l’inscrire pleinement dans l’histoire de la photographie.
Madame Yevonde (1893-1975) qui, à Londres, innove en employant la couleur, dont elle comprend le potentiel expressif – elle est la première à exposer des tirages couleur en Angleterre –, offre une place centrale à cette thématique dans son texte In camera, publié en 1940, et donne des conférences sur le sujet. À Paris, à la même période, Gisèle Freud devient célèbre pour son utilisation du procédé couleur chromogène. À une époque où très peu de photographes professionnels l’utilisait, elle réalise une collection de photographies en couleur des écrivains et artistes contemporains, Walter Benjamin, Virginia Woolf, Jean Cocteau. Elle dira, non sans malice, à propos de ce projet : « Moi, vous savez, je ne suis pas une artiste. J’ai d’abord fait tout ça parce que je voulais rencontrer ces gens-là. » En 1981, elle réalise le portrait officiel du président de la République, François Mitterrand. Alors que ses clichés de célébrités et ses reportages sont remarqués dans les quotidiens français et étrangers, Gisèle Freund soutient également une thèse de doctorat, La photographie en France au dix-neuvième siècle. Essai de sociologie et d’esthétique, dont l’approche singulière devance de plusieurs décennies les travaux du sociologue Pierre Bourdieu. Sa thèse, qui reçoit lors de sa publication une réception favorable de la critique, sera éditée en 1974 sous le titre Photographie et société. « C’était une analyse sociologique de la photographie. Un prolongement de ma thèse en quelque sorte. […] Je suis heureuse d’avoir pu toucher un public d’étudiants qui ignore souvent, du reste, que l’auteur du livre est photographe » écrit-elle dans Le monde et ma caméra. La réalisatrice Tery Wehn Damisch, auteure d’un documentaire qui lui est consacré, le résume autrement : « Gisèle Freund est peut-être le seul photographe qui soit à la fois une historienne, une sociologue et une théoricienne de la photo ».
Angelina Meslem
Bibliographie
Emmanuel Mathieu, « L’art photographique et les femmes américaines », Bulletin du Photo-Club de Paris, juin 1895.
Hélène Gordon-Lazareff, « Les femmes photographes au pavillon Marsan », La revue de la Photographie, n°35, février 1936.
Gisèle Freund, Photographie et Société, Paris, Seuil, 1974.
Christian Bouqueret, Les Femmes photographes de la Nouvelle Vision en France, 1920-1940, Paris, Marval, 1988.
Gisèle Freund, Le monde et ma caméra, Paris, Denoël, 2006.
Catherine Gonnard, Élisabeth Lebovici, Femmes artistes, artistes femmes de 1880 à nos jours, Paris, Hazan, 2007.
Federica Muzzarelli, Femmes photographes : émancipation et performance, 1850-1940, Paris, Hazan, 2009.
Annie Metz et Florence Rochefort (dir.), Christine Bard, Venita Datta, Catherine Gonnard et al. (coll.), Photo, femmes, féminisme, 1860-2010 : collection de la bibliothèque Marguerite Durand. [catalogue de l’exposition, Paris, Galerie des bibliothèques, 19 novembre 2010-13 mars 2011], Paris-bibliothèques, 2010.
Delphine Desveaux, Michaël Houlette, Laure Albin Guillot : l'enjeu classique. Exposition présentée au Jeu de Paume, Paris du 26 février au 12 mai 2013 et au Musée de L'Elysée, à Lausanne, du 3 juin au 25 août 2013, Paris, La Martinière, 2013
Helen Adkins, Marion Beckers, Beverly Brannan et al., Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1945 [catalogue des expositions simultanées, Paris, « 1839-1919 » au Musée de l'Orangerie et « 1918-1945 » au Musée d'Orsay, 14 octobre 2015-24 janvier 2016], Paris, Musée d'Orsay, Vanves, Hazan, 2015.
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