Virginie Demont-Breton (Courrières, 1859 – Paris, 1935)
Elle est la fille de Jules Breton (1827-1906), artiste alors réputé, qui sera son maître, et nièce du peintre Emile Breton (1831-1902). Dans ses mémoires, elle rapporte un dialogue avec son père, après que, à l’âge de cinq ans, elle ait exécuté un dessin aquarellé :
« Tu seras un peintre
En riant je lui répondis :
- Mais non, je ne serai pas un peintre, puisque je serai une femme !
- Cela ne fait rien. Tu seras un peintre tout de même.
- J’aurai le droit ?
- Certainement ! et tu ne seras pas la première à en avoir le droit, tu sais bien qu’il y a Rosa Bonheur et encore d’autres » (p. 48)
Dès 1880, elle expose au Salon. Fait rarissime pour une femme, elle obtient la médaille de 3e classe (qui évite de soumettre ses œuvres au jury) dès 1881 et de 2e classe l’année suivante. Sa carrière sera prestigieuse, ainsi qu’elle la résume dans son dossier d’officier de la Légion d’honneur, en 1914 : « Hors concours aux Salons de Paris depuis 1883, médailles d’or aux Expositions universelles de Paris 1889 et 1900, médaille d’or à l’exposition universelle d’Amsterdam 1883, Diplôme d’honneur à l’exposition universelle d’Anvers 1894, Chevalier de la Légion d’honneur du 30 juillet 1894, Chevalier de l’ordre de Léopold de Belgique 1897, Présidente d’honneur de l’Union des femmes peintres et sculpteurs en 1900 après 6 ans de présidence effective, 1913 membre de l’académie royale d’Anvers en remplacement du peintre Aimé Morot, Présidente d’honneur de plusieurs sociétés artistiques et de Bienfaisance, etc etc… ». En 1914, elle accède au rang d’officier de la Légion d’honneur.
C’est le tableau La Plage (Arras, musée des beaux-arts), acquis par l’Etat au Salon de 1883 (n° 740), qui lui vaudra d’être hors concours. Le dessin pour ce tableau, également acquis par l’État, a été déposé en 1935 au musée de la coutellerie à Thiers. Une étude partielle est conservée au département des arts graphiques du musée du Louvre. Plusieurs de ses œuvres sont conservées dans des musées Nord.
Fait également exceptionnel, en 1891, V. Demont-Breton « est nommée (seule femme avec Rosa Bonheur) membre du grand jury de peinture par le vote du Comité des Artistes Français ». Cette reconnaissance de la part d’un jury essentiellement composé d’hommes prouve que V. Demont-Breton devait faire preuve d’un certain charisme. En 1893, elle expose au Pavillon de la Femme de la World’s Columbian Exposition de Chicago.
En 1880, elle épouse le peintre Adrien Demont (1851-1928), élève d’Emile Breton. A. Demont va faire, lui aussi, une carrière prestigieuse, quoi que, et le fait est assez exceptionnel pour mériter d’être mentionné, un peu moins que celui de son épouse (hors concours en 1882, médaille d’or aux expositions universelles de Paris en 1889 et 1900, et de Munich en 1890, chevalier de la Légion d’honneur en 1891). A. Demont et V. Demont-Breton auront trois filles. En 1890, le couple s'installe à Wissant, dans le Pas-de-Calais. La vie des pêcheurs – et plus particulièrement des femmes et des enfants des pêcheurs - va inspirer nombre de ses peintures. De nombreux artistes gravitent autour du couple, à Wissant.
Un style traditionnel, une carrière très honorifique, une vie de famille dénuée d’agitation, ont fait sous-estimer l’engagement de Virginie Demont-Breton pour la reconnaissance des droits des femmes. Membre de l’Union des femmes peintres et sculpteurs dès 1883, présidente de 1895 à 1901, elle utilisera sa renommée pour obtenir, avec l’aide d’Hélène Bertaux, certaines victoires décisives, telles l’ouverture de l’école des beaux-arts aux femmes ou la possibilité, pour les femmes, de concourir pour le prix de Rome. Cette volonté est d’autant plus remarquable que, pour sa part, V. Demont-Breton n’a jamais connu les difficultés de formation que rencontraient les jeunes filles qui n’étaient pas nées dans un milieu d’artistes. La relation qu’elle donne de ses démarches, aux volumes deux et trois de ses mémoires mérite d’être retranscrit intégralement.
Volume 2 : « L’ADMISSION DES FEMMES A L’ECOLE DES BEAUX-ARTS, Les deux sexes, faits pour s’unir par l’amour en vue de la création physique, doivent se comprendre de même en art et en science pour les productions de l’esprit et il est juste de leur fournir les mêmes moyens de développement intellectuel. C’est dans ce but que, dès 1884, alors que je venais l’année précédente d’être mise hors concours au Salon, je m’entretins avec Jules Ferry d’un projet qui devait bouleverser les préjugés depuis toujours admis : l’entrée des femmes à l’Ecole des Beaux-Arts et leur participation aux concours en vue du prix de Rome.
Jules Ferry, esprit libéral, très favorable à cette idée, m’avait répondu :
- Cela arrivera un jour parce que les choses justes arrivent toujours tôt ou tard.
Il m’avait promis formellement son appui au moment opportun.
Ensuite, le 10 mai 1890, nous avions obtenu, Mme Léon Bertaux, sculpteur, et moi, une audience auprès d’une commission de l’Ecole des Beaux-Arts composée de Paul Dubois, directeur, Charles Garnier, Cavelier, Bailly, Gérôme et Guillaume.
Les six membres de cet imposant conseil étaient en séance, assis autour d’une table recouverte d’un tapis vert.
Chacun avait devant lui une grande feuille de papier blanc et des crayons. C’est ce que je vis tout d’abord au moment où nous fûmes introduites par l’huissier et la solennité de la mise en scène, jointe à la préoccupation de remplir le mieux possible la mission dont nous étions chargées, m’impressionna.
Mme Léon Bertaux représentait les femmes sculpteurs, moi les femmes peintres.
Ce fut elle qui prit la première la parole en sa qualité de présidente de l’Union des femmes peintres et sculpteurs qu’elle était alors et comme doyenne d’âge.
Paul Dubois, qui présidait, l’écouta gravement. Ses collègues, les sculpteurs Guillaume et Cavelier, Bailly, l’architecte, président de la Société des artistes français, sourirent avec bienveillance. Guillaume l’appuya même chaudement et, à mon tour, encouragée par ces physionomies sympathiques, je développai avec énergie ce que je considérais comme une question de simple justice.
Pendant que je parlais, je voyais se crisper les muscles mobiles de la tête osseuse, très intéressante, échevelée et expressive de Charles Garnier, l’architecte du Grand-Opéra. Ces crispations étaient-elles hostiles ou approbatives ? Je me le demandais. Bailly, grand vieillard octogénaire, aimable, m’approuvait d’un geste de sa belle tête encadrée de cheveux blancs ; Gérôme tortillait sa moustache militaire.
Paul Dubois, toujours impassible, jouait avec son crayon.
Tout à coup, Charles Garnier s’écria avec véhémence que ce n’était pas possible, que mettre les jeunes hommes et les jeunes filles sous le même toit, ce serait mettre le feu près de la poudre et que cela produirait une explosion dans laquelle sombrerait l’Art tout entier.
Guillaume, si calme d’habitude, s’échauffa à son tour et lui cria :
- Espèce de gamin de Paris ! Tu ne sais pas ce que tu dis ! Lorsqu’un artiste travaille, songe-t-il à autre chose qu’à l’étude qui le passionne, qui lui donne du mal ? Dans une semblable école, réalisation d’un légitime progrès, il n’y aurait plus des hommes et des femmes, mais des artistes animés d’une noble et pure émulation !
Et Garnier reprenait :
- Ecoutez-moi ce sage ! Il est possible que toi, ô grand sculpteur, tu sois de marbre ou de bois comme tes statues, mais moi, à vingt ans, si j’avais vu un gentil petit minois féminin à côté de mon chevalet, au diable mon dessin ! o ! Guillaume ! Tu n’es pas un homme !
Et Guillaume répondait :
- O ! Garnier ! tu n’es pas un artiste !
Quelle était la plus grave des deux insultes ? Nul ne le saura jamais, mais l’opposition des mines comiques de Garnier avec l’expression sérieuse et indignée de Guillaume, le plus officiel de tous les statuaires, fit éclater un rire général.
Seul Paul Dubois, qui cependant savait mettre tant de vie dans ses œuvres magnifiques restait immobile et muet ; sans doute il se préoccupait d’observer l’impartialité présidentielle.
Il se contenta d’agiter sa sonnette et de donner la parole à Cavelier, petit homme distingué, plein d’une calme finesse qui, pour tout concilier, proposa de créer pour les jeunes filles, un local spécial.
Gérôme, qui n’avait fait que rire jusqu’alors, objecta qu’à tous les points de vue, la dépense serait double, ce qui jeta un froid, ce froid qui accompagne toujours la question budgétaire et on tomba d’accord pour remettre à plus tard l’examen sérieux de la question. Un sténographe apporta un papier sur lequel, dissimulé dans un coin sombre, il avait noté les débats.
Paul Dubois, debout et correct, nous assura que le projet que nous présentions aurait son dossier.
C’était tout ce que nous pouvions espérer alors, c’était le premier pas fait vers le but que nous poursuivions.
La présidence de notre société, l’Union des femmes peintres et sculpteurs m’ayant été confiée, en remplacement de Mme Bertaux, à la fin de 1894, alors que je venais, quatre mois auparavant, d’être décorée de la Légion d’honneur, je continuai mes démarches auprès des ministres qui se succédaient. Ce fut long, ce fut laborieux, mais la réussite est venue et de beaux succès féminins ont prouvé combien nos revendications étaient légitimes. » (p. 196-200).
Volume 3 : Rosa Bonheur « rapportait tout à la volonté, on serait presque tenté de dire, à la fantaisie du Créateur.
J'en eus la preuve à l'époque où je m'occupais activement de la question de l'entrée des femmes à l'École des Beaux-Arts.
Je la tenais au courant des démarches que je faisais comme présidente de l'Union des femmes peintres et sculpteurs pour obtenir qu'il soit permis aux femmes de suivre les cours de la grande École officielle au même titre que les hommes et de prendre part, comme eux, aux concours du grand prix de Rome.
Mes démarches dataient de loin. Dès 1884 (alors que, l'année précédente j'avais été mise hors concours avec mon grand tableau, la Plage), je m'en étais entretenue avec Jules Ferry qui, très favorable à cette idée, m'avait répondu :
— Cela arrivera un jour parce que les choses justes arrivent toujours tôt ou tard. »
Et il avait ajouté :
— Comptez sur moi au moment opportun. »
Ensuite en 1890, comme je l'ai raconté en détail dans le deuxième tome de cet ouvrage (pages 196 à 200), j'avais obtenu, avec Mme Léon Bertaux, sculpteur, une audience à l'École des Beaux-Arts auprès d'une commission spéciale composée de Paul Dubois directeur, Charles Garnier, Cavelier, Bailly, Gérôme et Guillaume.
Plus tard, en 1894, alors que je venais d'être décorée de la Légion d'honneur, et que la présidence de la société l'Union des femmes peintres et sculpteurs m'était confiée, je continuai mes requêtes auprès des ministères qui se succédaient et chaque fois que notre cause semblait avancer vers le succès, j'étais heureuse d'en aviser par un petit mot mon illustre amie, la solitaire de By, présidente d'honneur de notre association.
Je lui envoyais les articles de journaux dont les auteurs nous étaient sympathiques et ceux que j'écrivais moi-même dans les revues. Voici, à ce propos, un fragment d'une lettre qu'elle m'envoyait en date du 13 juillet 1897. Après s'être excusée d'un retard à me répondre, elle disait :
« Je dois vous dire que je viens de retrouver la carte que vous m'avez adressée avec un mot de M. Boyer d'Agen, rédacteur en chef de l'Œuvre d'art, et de M. Muntz de l'Institut, directeur. Je devais vous en remercier, plus tôt mais plus haut je vous l'explique et je vous sais assez bonne pour me pardonner, chère et vaillante collègue.
« Je sais apprécier la générosité de M. Muntz et connais son programme en faveur des droits de la femme en art. Mais pour ma jugeote la force des choses prime tout, loi divine et naturelle, petite rivière peut se détourner mais doit toujours devenir fleuve ; les paroles sont femelles et les actes mâles et l'esprit finira par tuer la lettre. C'est pourquoi je ne m'en inquiète guère, chaque chose venant en son temps de par Dieu.
« Ma chère confrère, vous priant de partager avec votre cher mari notre confrère aussi et des bons, mes sentiments les meilleurs. »
« R. BONHEUR. »
Je respecte cette confiante espérance en la Providence, mais je garde la conviction que même quand la barque a bon vent, la main du matelot à la barre lui est nécessaire pour la faire arriver à bon port. Elle y est enfin parvenue, notre barque féminine, au rayonnant rivage des grands prix de Rome, malgré les lenteurs, les doutes, les sommeils dans les bureaux léthargiques, inertes ports d'at- tente, les laborieuses remises à flot, les courants contraires, les sargasses paralysantes des vieux préjugés routiniers, mais Jules Ferry qui, le premier peut-être, l'encouragea à prendre la mer, n'était plus là pour applaudir à son heureux atterrissage.
Nous devons une éternelle reconnaissance aux hommes éminents qui aidèrent au succès de notre cause. Parmi ces hommes généreux et dévoués, je veux citer tout d'abord l'illustre architecte douaisien Ferdinand Dutert, auteur de la grande galerie des machines de l'Exposition universelle, qui, comme inspecteur général de l'enseignement. du dessin, nous prêta son concours avec une chaleur et une conviction admirables.
Je crois le voir encore dans son austère bureau du Jardin des Plantes de Paris, sous les reflets verts des feuillages qui ombrageaient sa fenêtre ouverte, interrompant ses travaux si importants pour s'entretenir avec moi de l'avenir de la jeunesse artistique française. Il était déjà bien souffrant, bien pâle et amaigri, son bras gauche tremblait, mais il était animé d'une ardeur qui ne se lassait jamais lorsqu'il s'agissait d'une noble cause à soutenir, d'un but utile à atteindre.
Ferdinand Dutert et, avec lui, le conseiller d'État Tétreau dont la haute intelligence fut toute sa vie consacrée au triomphe de la justice et du droit; l'historien d'art Eugène Muntz, membre de l'École française de Rome et bibliothécaire de l'École des Beaux-Arts depuis 1878, les ministres Viviani, Léon Bourgeois, Rambaud, Chaumié, les statuaires Guillaume et Thomas, et d'autres encore, nous aidèrent éloquemment à lutter contre ceux qui s'opposaient systématique- ment à l'éducation artistique officiellement accordée aux femmes. On redoutait en haut lieu cet enseignement mixte que nous demandions et qui justifie, maintenant qu'il est réalisé, nos opiniâtres revendications car nous avons souvent occasion d'applaudir à de beaux succès féminins.
Quoi qu'en ait dit Garnier de l'Opéra, le jour où il joua si comiquement le rôle de prophète de mauvais augure, la flamme de l'art est un feu sacré qui n'amène pas de désastres. » (p. 104-107).
Ses mémoires ont été publiées en quatre volumes sous le titre Les maisons que j'ai connues.
Laurent Manoeuvre
Sélection d'oeuvres de Virginie Demon-Breton sur la base Joconde Pop
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