Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de laCommunication, prononcé à l'occasion de la remise des insignes deChevalier dans l’ordre de la Légion d’Honneur à Joan Baez

Chère Joan Baez,
Pour moi ex-fan des sixties, c’est parce que vous ne vous êtes jamais
cantonnée au rôle de baby doll, comme le dit si bien la chanson de Serge
Gainsbourg, que vous êtes restée une idole dans le coeur de tous. « Que
sont devenues toutes tes idoles ? », nous demande Jane Birkin : ni
disparue, ni descendue des plateaux de sono, ni peaufinée, ni muette,
Joan Baez demeure indétrônable. La reine du folk, du protest song, celle
que l’on surnommait la Vierge Marie des pauvres gens, la « Joan of Arc »,
a baladé sa guitare sèche, sa voix cristalline et farouche, ses yeux ébènes
et tout un pan de la contre-culture d’une génération d’enfants terribles dont
elle est un vétéran, du Rhode Island où elle fut révélée au public au festival
de Newport en 1959 à cette très belle salle du Grand Rex ce soir – avec
entre-temps de nombreuses escales dans le monde entier, où le plaisir de
chanter ne s’est jamais départi du feu de l’engagement.

L’icône que vous êtes devenue pose ses tous premiers accords sur les
quatre cordes d’un ukulélé. Un concert de Pete Seeger vous donne le goût
de la musique folk sous l’étendard de laquelle vous allez, quelques années
plus tard, porter un chant poétique et partisan par-delà les frontières. C’est
une inconnue qui ne se produit pour l’heure que dans les salles des coffee
houses que le chanteur Bob Gibson invite sur la scène du festival de
Newport. En citoyenne du monde à la voix puissante et claire, vous
projetiez à vos débuts une image d’innocence et de pureté qui ne tenait
pas seulement à votre façon de redonner aux chansons anglo-irlandaises
un éclat nouveau et que des générations entières ont aimées. Tout
ensemble forte et délicate, puritaine et sensuelle, frugale et luxurieuse,
chanteuse engagée et diva capricieuse, vous avez tremblé, de trac ou de
colère, mais toujours avec courage, à l’instar de l’homme qui réveilla en
vous une conscience sociale avec son magnifique « I have a dream »
d’août 1963.

Symbole de la femme libre et militante, vous appartenez à cette pléiade
des grands créateurs contestataires et inspirés, comme Bob Dylan avec
qui vous formez un couple idyllique une poignée d’années, Phil Ochs, Paul
Simon, Woodie Guthrie, Leonard Cohen, et tant d’autres. On peut dire de
vous à tous égards comme le parolier français Béranger, dans « Le
Refus », une chanson qui vous ressemble, « [Son] coeur est un luth
suspendu, sitôt qu’on le touche il résonne ».

À votre goût de la liberté vous trouvez des échos chez les chanteurs et
poètes français. Vous introduisez dans votre répertoire Boris Vian, Jacques
Prévert, l’autre Jacques (Brel), Léo Ferré, Maxime Le Forestier ou encore
Yves Duteil, sans jamais perdre en chemin la moelle de leurs textes.

Sur la route de Jéricho, la Samaritaine que vous avez représenté au temps
de la jeunesse a marché pas à pas dans les sillons de la non-violence et
de l’art engagé. Vous avez employé votre notoriété et votre talent à illustrer
ce que Leonard Cohen écrit dans un poème au sujet de la femme aimée :
qu’elle est l’expression de la maturité des hommes. Et vous l’avez incarnée
pour une partie de l’humanité.

De vous, on ne retient pas seulement le tube planétaire Here’s to you, tiré
de la bande originale d’Ennio Morricone pour le film Sacco & Vanzetti, ou
Blowing in the wind, ou encore l’album Diamonds & Rust, pour ne citer que
quelques-uns des grands succès de votre carrière musicale. On se
souvient aussi des tournées musicales pour Amnesty International au côté
de Peter Gabriel et de Sting, de votre lutte contre la ségrégation en
Alabama, de votre présence à Hanoï bombardée en 1972, du No nos
moveran chanté en espagnol en direction des opprimés de Pinochet, mais
également de votre action dans la révolution pacifiste de la République
tchèque et votre soutien à Vaclav Havel, ou encore de votre Amazing
Grace entonné sous les mitrailles de Sarajevo, jusqu’à votre soutien au
président Barack Obama. De votre exigence critique aussi, vous qui
déclarez à propos d’aujourd’hui que « nous croulons sous la diversité, sans
que le ciment existe ».

Infatigable militante, pacifiste exemplaire, donnant la priorité à la justice et
au progrès, à la lutte contre toutes les discriminations, pour l’émancipation
des femmes : au-delà de l’icône, vous êtes aussi une artiste inimitable - le
Parvis de Notre-Dame de Paris résonne encore de votre passage en 1980,
la Place de la Concorde, le Grand Rex ce soir – à travers les chants du
vent et de la terre, depuis vos retraites en Californie, parfois dans le
Cotentin, où vous ressourcez vos énergies pour chanter toutes les
mobilisations, celles des années 1960, celles des peuples arabes
aujourd’hui.

Chère Joan Baez, nous vous conférons les insignes de Chevalier de la
Légion d'honneur.