Monsieur l’Ambassadeur, cher Tomasz Orlowski,
Monsieur le Chancelier de l’Institut, cher Gabriel de Broglie,
Messieurs les Membres de l’Institut, chers Maîtres,
Monsieur le Ministre d’État, cher Jack Lang,
Monsieur le Président du Centre national du cinéma et de l'image animée, cher Éric Garandeau,
Monsieur le conseiller, cher Camille Pascal,
Cher Roman Polanski,
Chers amis,
J’aimerais en premier lieu rappeler à nos mémoires une grande figure du théâtre et de la télévision polonais qui s’est éteinte hier : Adam Hanuszkiewicz. Dans la vie culturelle polonaise et européenne, il représentait l’insubordination à l’orthodoxie des mises en scène. Homme de théâtre dont la dramaturgie novatrice, voire provocatrice, frappait les plus conservateurs, Adam Hanuszkiewicz a donné sa place au théâtre sur le petit écran polonais. Directeur de la télévision polonaise de 1956 à 1963, il avait fondé un théâtre qui diffusait des spectacles hebdomadaires les lundis. Il fut, cher Jerzy Skolimowski l’un de vos acteurs et complices du virulent et censuré Haut les mains ! mais aussi un remarquable directeur de théâtres : le compositeur Witold Lutoslawski lui disait « Vous construisez votre spectacle comme une symphonie ». Je rends hommage ce soir, en votre présence, à la mémoire de ce créateur, de cet homme de théâtre et de l’audiovisuel polonais dont l’irrévérence n’eut d’égale que son amour du théâtre.
Cher Jerzy Skolimowski,
Esprit pétulant, réfractaire aux conformismes, cinéaste nomade, frénétique dans les années 1960, si vous êtes aujourd’hui plus contemplatif, vos films expriment toujours une fureur de vivre, une fronde fougueuse à mille lieux de la mollesse et des desiderata. Vous êtes un homme en marche, un homme de la rupture, intuitif et libre, voyageur européen et transatlantique, défendant un cinéma de la perception aiguë, à la rencontre du film social et de la poésie pure. Avec Andrzej Wajda et Milos Forman, vous avez incarné, dans l’Europe qu’on disait encore « de l’Est », une avant-garde dont vous serez toujours l’outsider magnifique.
Au début, c’était la poésie qui vous attirait. D’ailleurs, tout a commencé par elle. Membre du Syndicat des écrivains polonais, vous avez participé à un séminaire dans une résidence de campagne, non loin de Varsovie. Vous passez quinze jours en compagnie d’une vingtaine d’auteurs parmi lesquels Andrzej Wajda, qui écrivait alors un scénario sur la jeunesse.
Vous critiquez vivement son scénario, il vous défie d’en écrire un vous-même. Le défi est relevé, dans la nuit vous rédigez 25 pages qui aboutiront à son film Les innocents charmeurs qui sera d’ailleurs projeté demain soir au cinéma l’arlequin dans le cadre du festival Kinopolska. Puis vous poussez, sur ses conseils, la porte de l’Ecole nationale de cinéma de Łódź. Mi coup de bluff, mi provocation, c’est avec cet esprit frondeur que vous allez marquer le paysage cinématographique européen.
Dans la Pologne des années 1950, vous voulez échapper coûte que coûte au cours ordinaire des choses. La nuit vous écoutez les émissions de jazz clandestines, vous fréquentez assidûment les clubs underground de Cracovie, sans doute avec votre ami Roman Polanski rencontré à l’école de cinéma. De cette jeune amitié naîtra en trois jours et trois nuits le scénario de son premier long métrage, Le couteau dans l’eau, en 1962.
Dans les années 1960 votre cinéma participe au renouveau du cinéma de l’Est, dans le sillage de la Nouvelle Vague française. Une des grandes figures de ce mouvement, Godard, aura pour vous les mots les plus élogieux : « ne vous occupez pas des critiques, vous et moi sommes les meilleurs cinéastes du monde » - rien que ça ! Mais parmi les « meilleurs cinéastes » du monde vous admirez Fellini, Orson Welles, vous êtes impressionné aussi par Au hasard, Balthazar de Robert Bresson. C’est à cette époque que vous tournez Rysopsis, Walkover et La Barrière, une trilogie des aventures d’un jeune homme en colère, Andrzej Leszczyc [prononcer Andreï Laïchitz], qui frappe par une écriture formelle aux nerfs à vifs. De ces premiers films se dégage un autre trait singulier, l’usage de la métaphore.
En 1967, deux films : Haut les mains !, critique du stalinisme qui sera censuré par le régime jusqu’en 1981, et qui vous force à partir à l’Ouest ; et Le Départ, avec Jean-Pierre Léaud qui vous vaut l’Ours d’or du Festival de Berlin. Deux films coups de poings après les brûlures schizoïdes de Persona de Bergman en 1966 ou de Répulsion de Polanski - magistrale observation de la gestation de la folie en huis clos de 1965 -, le premier pour sa charge politique et le second parce qu’il représente un manifeste de la jeunesse brouillonne et embrouillée, révoltée et incendiaire, prête à tout saborder, à toute vitesse.
C’est en Angleterre, en 1968, que vous émigrez, avec la ferme intention de ne plus tourner en Pologne tant que Haut les mains ! restera interdit. C’est votre seconde période, celle des Aventuriers du brigadier Gérard et du magnifique Deep End, dans lequel vous dressez avec un John Moulder-Brown brûlé de désir, sur fond de misère sexuelle et de folie urbaine.
Avec les années 1980, c’est surtout Travail au noir (Moonlighting) qui marque les esprits, avec Jeremy Irons où la fiction vient doubler la réalité documentaire sur le sort des ouvriers polonais travaillant clandestinement en Angleterre, à l’heure des contestations sociales de Solidarnosc, un film à l’ironie dérangeante qui reçut le Prix du scénario au Festival de Cannes en 1982, où vous aviez remporté le Grand Prix du jury quatre ans plus tôt pour Le Cri du Sorcier.
À votre filmographie s’ajoute ensuite Le succès à tout prix, Le Bateau phare, une production américaine avec les magnifiques Robert Duvall et Klaus Maria Brandauer qui remporte le Prix spécial à la Mostra de Venise en 1985, Les eaux printanières, avant de relever le défi d’adapter l’un des plus grands romans de la littérature polonaise à l’écran : Ferdydurke de Gombrowicz. Dans les années 1990, vous vous installez en Californie et vous vous consacrez à la peinture. Vos toiles s’exposent en France, au Canada, en Amérique, en Pologne, et on peut d’ailleurs en voir dans certaines scènes de Ghost Writer de Polanski.
Dernièrement c’est Quatre nuits avec Anna et Essential Killing avec Vincent Gallo qui vous ont valu un franc succès et une reconnaissance encore accrue de la profession, après plus quinze ans d’interruption volontaire retiré du monde à Malibu. Une fois de plus vous réalisez un véritable coup de force.
L’année dernière, la Cinémathèque de Bruxelles et le Service culturel de l’Ambassade de Pologne vous rendent hommage dans une rétrospective consacré à votre cinéma de la fulgurance, gracieuse et incisive – celui d’un cinéaste boxeur qui filme comme on monte sur un ring, et qui comme Kundera choisit l’ironie comme arme politique.
Pour votre engagement et le courage de la dissidence, pour votre regard sur les drames du collectif comme de l’individu qui contribue tant à renouveler le langage du 7ème art, cher Jerzy Skolimowski, au nom de la République française, nous vous remettons les insignes d’officier de l’Ordre des Arts et des Lettres.