Il y a quelque chose de trop français dans la carrière
d’Émile Picard, jusque dans son cumul de sièges
à l’Académie des sciences (1889) et à l’Académie
française (1924). Ce cumul donne à lire un équilibre
entre les Sciences et les Lettres, jugé impossible dans l’entre-deux-guerres,
période de conflits épistémologiques. La généalogie
tire Picard vers le XIXe siècle équilibré du
positivisme, lui le gendre du mathématicien Charles Hermite,
le neveu de Joseph Bertrand, secrétaire perpétuel de
l’Académie des sciences, fonction qu’Émile
Picard occupa à son tour en 1917. Fait inédit dans les
annales de l’Académie, lors de son élection Picard
fit publier une lettre d’un mathématicien membre du -gouvernement
des États-Unis signalant l’entrée en guerre de
ce pays pour « défendre la civilisation ». Un rôle
silencieux, mais important et constatable puisque c’est seulement
après son décès (1941) que l’Académie
des sciences procéda à des votes : les procédures
avaient été gelées avec l’arrivée
au pouvoir du maréchal Pétain et Picard eut le courage
de résister aux demandes des tenants de la collaboration.
Trop français aussi le choix du jeune homme de 18 ans, peu
après la défaite de 1870 : il opte pour l’École
normale supérieure et non pour l’École polytechnique
pour relever le défi à son vrai niveau, celui de l’intelligence
et de la modernité scientifique. Picard est ce golden boy qui,
à vingt-trois ans, établit le « grand théorème
de Picard » : il ne peut y avoir plus d’une valeur finie
que soit susceptible de prendre pour une valeur finie de la variable
une fonction entière, c’est-à-dire exprimable
par une série de puissances entières (si l’on
veut un polynôme de degré infini). Or ce résultat
est obtenu par un moyen jugé difficile (les fonctions modulaires).
Picard reviendra souvent sur son théorème, pour en faire
comprendre l’extension exacte. Il agit de même avec la
« méthode des approximations successives », qu’il
établit en grande généralité sous une
forme qui n’eut guère besoin de travail pour être
mise à la base de l’analyse fonctionnelle par le Polonais
Stefan Banach dans les années 1920.
Pour Picard, la connexion est étroite entre les mathématiques
pures ou appliquées. Il redit solennellement cette connexion
à l’occasion du 50e anniversaire de la Société
mathématique de France en 1924, mais la brillante nouvelle
génération mathématique des années 1940
n’accepte plus cet équilibre. À vrai dire, son
Traité d’Analyse, débuté en 1891, n’a
pas le grand succès attendu. Picard met ses convictions en
action, et est effectivement professeur sur le long terme à
l’École centrale des arts et manufactures, en plus de
son professorat en Sorbonne.
Sa contribution maîtresse, la Théorie des fonctions algébriques
de deux variables indépendantes, débutée en 1897,
l’établit comme le Maître dans un domaine réservé
aux mathématiciens avec les intégrales abéliennes
et les relations algébriques. Tous s’accordent à
louer son génie d’éclairer les difficultés.
Il a une formule encore équilibrée pour le formalisme
mathématique, juste avant l’aventure de David Hilbert
au XXe siècle poursuivie par Bourbaki, estimant que dans les
périodes créatrices, une vérité incomplète
ou approchée peut être plus féconde que la vérité
elle-même accompagnée des restrictions nécessaires.
Mais oserait-on aujourd’hui dire trop français ou d’un
système républicain dépassé, son extrême
distinction, son élégance de langage, le soin apporté
à la forme et même au dessin des figures, l’élan
du geste et de la pensée et, surtout, sa conception d’une
science universelle ?
Jean Dhombres
École des hautes études en sciences sociales
Groupe de recherche sur les savoirs