Les Provinciales composent un énorme
massif dans la vie intellectuelle moderne. La publication, une à
une, de ces dix-huit lettres imprimées sous forme de brochures
in-quarto, généralement de huit pages, s’est étendue
sur plus d’une année, de janvier 1656 à mai 1657.
Des circonstances exceptionnelles s’ajoutèrent à
cette longue durée pour attirer davantage encore l’attention.
Lettres de combat, anonymes et clandestines, elles exposaient imprimeurs,
libraires et colporteurs, ainsi que l’auteur, s’il était
découvert, à des poursuites de police, lesquelles furent
largement évitées ou déjouées par des
protections -efficaces et une habile organisation.
Elles attirèrent un flot de réponses, qui ne firent
que les mettre davantage en valeur. Ni ce climat tendu, ni la gravité
des sujets abordés, théologiques et moraux, n’empêchèrent
l’œuvre de se trouver immédiatement saluée
par un prodigieux succès, signe de la rencontre réalisée
entre une attente profonde et l’explosion du génie. Un
succès qu’entretiennent, après coup, des éditions
collectives, l’auteur prenant alors le pseudonyme de Louis de
Montalte, quatre en 1657, une en 1659. Non moins rapidement, des traductions
voient le jour, deux anglaises en 1657 ; une latine en 1658, destinée
au public savant et européen, accompagnée de commentaires,
œuvre de l’éminent humaniste et théologien
Pierre Nicole, qui avait pris le pseudonyme de Guillaume Wendrock,
et elle-même plusieurs fois réimprimée. Sans oublier
que la polémique ainsi lancée se prolongea, sur le terrain
de la morale, par d’autres polémiques, auxquelles Pascal
participa encore, et à peine assoupies lorsqu’il mourut,
en 1662. Cette disparition, rendant désormais vaine toute poursuite,
permit seule la diffusion d’un nom d’auteur jusque-là
inconnu et qui devait acquérir encore une nouvelle gloire en
1670, par la publication posthume des Pensées.
Pourquoi cet immense mouvement ? Quelle signification Les Provinciales
gardent-elles pour nous ?
Plaçons-nous d’abord sur le terrain du vécu contemporain.
La querelle dans laquelle cet ouvrage s’insère s’ouvre
en 1640 par la publication posthume du fameux Augustinus de l’évêque
flamand Jansénius. Cette synthèse de la -doctrine de
saint Augustin sur la grâce, bien accueillie en France dans
les milieux proches du monastère de Port-Royal, où se
distinguait le théologien Antoine Arnauld, insistait beaucoup,
pour fonder la valeur des actes humains, sur le rôle essentiel
joué par la grâce divine, ce qui entraînait pour
conséquence la difficulté de sauver la liberté
humaine, et le risque de rejoindre certaines attitudes protestantes.
D’où l’opposition de deux tendances, celle qui
fut bientôt qualifiée de janséniste, et celle
d’autres écoles, dont la plus extrême fut celle
des molinistes, pour le plupart jésuites, grands champions
de la liberté. Ces derniers obtinrent du pape en 1653 la condamnation
comme hérétiques de cinq propositions censées
renfermer la doctrine de l’Augustinus. Arnauld, de son côté,
publia de gros ouvrages pour défendre cette dernière,
minimiser la portée de la condamnation prononcée et
nier la présence des cinq propositions chez Jansénius.
Il allait être censuré par la Sorbonne lorsque Pascal
prit la plume pour le défendre. Ce dernier se plaça
lui-même sur le plan théologique dans les quatre premières
lettres, y revenant dans les deux dernières ; mais ailleurs
il attaqua surtout les jésuites sur un autre terrain, où
ils étaient particulièrement vulnérables, à
cause de leur réputation de laxisme, celui de la morale.
Mais ce qui donne force et relief, en même temps que valeur
permanente, à ces sujets d’actualité, c’est
tout ce qui se reflète dans les positions adverses d’un
christianisme éternel et d’aspirations fondamentales
de la conscience humaine. Elles mettent aux prises les partisans de
la tradition, puisant la vérité aux seules sources bibliques
et patristiques, et les champions d’un humanisme chrétien
soucieux de préserver l’épanouissement de l’homme
; ou, en termes profanes, les pessimistes conscients de la difficulté
du bien vivre dans le tumulte des passions, et les optimistes se faisant
fort d’y parvenir par le recours à la raison et à
la volonté. Au terme de l’âge humaniste, où
s’étaient -affirmés les pouvoirs de l’être
humain, le chrétien et l’homme en général
pouvaient hésiter sur la voie à suivre. Voilà
sur quoi s’opposent le plus profondément Pascal et les
jésuites sur le terrain essentiel de la morale. Voilà
ce qui, dans le public d’autrefois, comme dans celui d’aujourd’hui,
pouvait nourrir une réflexion inépuisable.
Pour dégager à plein le sens des Provinciales, il faut
encore s’établir sur un terrain plus profond que celui
de la doctrine, celui de la culture, c’est-à-dire des
structures mêmes de la vie intellectuelle. C’est à
deux pôles culturels que se -rattachent, les jésuites
d’une part, Pascal de l’autre. Les premiers sont amoureux
de l’image et du spectacle, du rare et du divers, du brillant
et du subtil, le tout dans le sacré comme dans le profane,
deux domaines qu’ils ne se font pas -scrupule de mêler.
Le second se plaît à saisir par l’idée le
mouvement de la vie intérieure, à dépeindre la
nature humaine dans ses tendances contradictoires, à préserver
partout l’unité du ton, marque du bon goût. Les
premiers, formés à l’école de la rhétorique
antique, cultivent les rondeurs et les balancements de la période
cicéronienne. Le second, s’inspirant surtout de Sénèque,
relayé par Montaigne, préfère la phrase coupée,
en la relevant par le jeu des parallélismes et le choc des
contrastes. Ce qui permet une vivacité porteuse, tantôt
d’ironie, tantôt de véhémence, deux tons
privilégiés de la polémique. À partir
des Provinciales, le baroque jésuite apparaît démodé,
et un vigoureux style classique s’impose.