Irène Joliot-Curie est la fille aînée de Pierre
et Marie Curie. Il serait tentant de dire qu’avec une telle
ascendance son destin de physicienne était tout tracé
; ce serait évidemment aller trop vite en besogne puisque sa
propre sœur, Ève, a suivi une toute autre voie : pianiste,
écrivain, émigrée aux États-Unis, représentante
de l’UNICEF. Pourtant, comme on va le voir, la vie d’Irène
Curie a été en grande partie déterminée
par celle de sa mère, au-delà même du choix d’une
carrière scientifique tout entière consacrée
à l’étude de la radioactivité.
Radioactivité naturelle tout d’abord : sa thèse,
réalisée dans le laboratoire Curie (à l’Institut
du radium que sa mère, après la mort prématurée
de Pierre Curie, avait monté de toutes pièces), porte
sur les « rayons » alpha (ces « rayons » sont
en fait des particules, des noyaux d’hélium 4) émis
par le -polonium (élément naturel isolé par ses
parents en 1898, ainsi nommé pour honorer la patrie d’origine
de Marie Curie). Radioactivité artificielle ensuite, qu’elle
découvrit conjointement avec Frédéric Joliot
(assistant de sa mère qu’elle épousa en 1926).
Le couple Joliot choisit le mot de « radioactivité artificielle
» pour désigner les produits radioactifs obtenus artificiellement
(n’existant donc pas à l’état naturel) en
soumettant des éléments légers naturels (l’aluminium,
par exemple) à un bombardement de ces mêmes particules
alpha étudiées par Irène lors de son travail
de thèse. Cette découverte fut récompensée
par l’attribution du prix Nobel de chimie au couple Joliot-Curie
en 1935. Cette même année, l’Anglais James Chadwick
se vit décerner le prix Nobel de physique pour la découverte
du neutron, constituant du noyau atomique ainsi baptisé car
il n’est porteur d’aucune charge électrique. Or
Irène et Frédéric Joliot-Curie ne sont pas étrangers
à cette découverte dont on a même pu dire qu’ils
l’avaient « ratée »
de peu : c’est en effet en cherchant à rectifier l’interprétation
(erronée) que les Joliot-Curie avaient donnée d’une
expérience décisive réalisée par eux en
janvier 1932 que Chadwick, en février de la même année,
proposa d’introduire cette particule encore jamais observée
(mais dont il soupçonnait l’existence depuis 1924), posant
ainsi les bases du modèle actuel du noyau atomique.
La découverte de la radioactivité artificielle et celle
du neutron (rapidement utilisé à son tour dans des expériences
de bombardement et de transmutation d’éléments,
jusqu’à l’obtention de la fission du noyau d’uranium)
sont à l’origine de ce qu’il est convenu d’appeler
la physique nucléaire. Comme l’on sait, cette discipline,
tout en ouvrant un champ immense de connaissances nouvelles, a changé
la face du monde pour le meilleur (du côté de la médecine
puis, plus tard, de la production d’énergie renouvelable)
et pour le pire (la -fission du noyau et la découverte des
réactions en chaîne devaient conduire à la fabrication
de la bombe A).
Socialiste convaincue (c’était une tradition familiale,
du côté à la fois de sa mère et de son
père ; de plus, elle avait été en partie élevée,
surtout après la mort de son père alors qu’elle
n’avait que neuf ans, par son grand-père paternel, un
ancien communard), Irène avait aussi un sens profond du service
public. C’est ainsi qu’elle accepta, à la demande
de Léon Blum, au moment du Front populaire en 1936, d’occuper
le poste nouvellement créé de sous-secrétaire
d’État à la recherche scientifique, fonction qu’elle
céda par la suite à Jean Perrin, en partie pour des
raisons de santé. Car, toute sa vie d’adulte, Irène
Joliot-Curie lutta contre une tuberculose récurrente qui ne
lui laissa de répit qu’après la découverte
de la pénicilline.
Il faut dire qu’elle n’a jamais ménagé sa
santé. À commencer par cette première expérience
terrible vécue à l’âge où d’autres
vont au bal, lorsqu’assistante de sa mère en tant que
manipulatrice de radiologie, elle parcourut avec elle la ligne de
front de 1915 à 1918. L’admiration ressentie devant la
hardiesse et l’efficacité de Marie Curie, se faisant
« prêter » une escouade de voitures (les «
petites Curies ») qu’elle transforma en autant de postes
radiologiques circulant sur le front ce qui permettait aux chirurgiens
d’opérer tout de suite et au bon endroit, se teinte d’horreur
lorsque l’on pense aux dangers encourus par ceux (et celles)
qui ont participé à cette entreprise, à une époque
où l’on ignorait le type de protection que nécessitent
les équipements radiologiques. Si l’on ajoute à
cette première période d’exposition une vie de
laboratoire consacrée à la réalisation, sans
protection, d’expériences de physique nucléaire,
on ne s’étonnera pas d’apprendre qu’Irène
Joliot-Curie est morte à l’âge de 59 ans de leucémie
– comme sa mère.
Comme sa mère, Irène Joliot-Curie occupe une place éminente
dans le panthéon du XXe siècle, mais sur un mode légèrement
différent. D’abord, parce que Marie Curie, qui doit certes
beaucoup à Pierre Curie, a finalement dû se débrouiller
seule dans un monde d’hommes, un monde où, chaque fois
qu’elle a eu besoin de soutien, financier en particulier, elle
a été obligée de mettre en avant son caractère
d’exception – ce qui, l’état de la société
civile aidant, l’a -incitée à rechercher des aides
privées (auprès de la fondation Rockefeller, par exemple).
Irène, au contraire, s’est toujours mise au service de
l’État, surtout dans les périodes (1936 et l’immédiat
après-guerre) où les socialistes étaient aux
commandes. On peut voir là évidemment l’influence
de Frédéric Joliot, militant SFIO puis communiste, résistant
engagé dans l’action, fondateur en 1946 du Haut commissariat
à l’énergie atomique, poste dont il fut démis
en 1950 lorsque le vent politique eut changé. De ce fait, la
figure d’Irène Curie est le plus souvent attachée
à celle de son mari, Frédéric Joliot ; les Joliot«-»Curie
apparaissent en tant que couple, liés par un trait d’union
indestructible, comme des intellectuels engagés, figures essentielles
du XXe siècle.
Mais c’est seule, en tant qu’elle-même, qu’Irène
représente une certaine idée du féminisme. D’abord
parce qu’à l’inverse de sa mère qui a toujours
refusé de se déclarer féministe, elle a milité
dans des organisations telles que l’Union des femmes françaises,
d’obédience communiste. D’où la grande popularité
dont elle a joui (et jouit encore) en France évidemment en
tant que pionnière de l’accès des femmes aux carrières
scientifiques, mais aussi dans ce que l’on a appelé le
tiers monde non aligné – particulièrement dans
l’Inde des années 1950, l’Inde de Nehru. À
preuve ce passage du roman d’Amitav Ghosh, Les feux du Bengale1,
qui débute par l’arrivée à Calcutta du
couple Joliot-Curie, arrivée que le héros du livre,
Balaram, journaliste de 36 ans, vit comme la réalisation d’un
rêve : « Il n’y avait qu’une seule personne
que Balaram voulait voir et c’était Mme Irène
Joliot-Curie. Pour lui Irène Curie était une légende
faite femme, une part du monde secret de son enfance, l’incarnation
de la vivante tradition de la science. Il aurait gaiement renoncé
à son travail simplement pour la voir. »