Célébrations nationales
2004
Littérature et sciences humaines
programme des manifestations
Allocution de Renaud Donnedieu de Vabres,
ministre de la culture et de la communication
Hommage national à George Sand
à l’occasion du bicentenaire de sa naissance à Nohant
le samedi 3 juillet 2004
Madame la Ministre,
Monsieur le Ministre,
Mesdames et Messieurs les présidentes et présidents,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis de George Sand et de Nohant,
Oui, comme vient de nous y inviter le Président de la République,
nous sommes ici pour célébrer une naissance et une renaissance.
Celle qui n'était pas encore George Sand naquit il y a deux cents
ans, l'année du couronnement de Napoléon, l'an XII de la
République, Amantine, Lucile, Aurore Dupin. Elle fut autant et
peut-être davantage, comme nous le dira tout à l'heure Marcel
Bozonnet en lisant quelques très belles pages de la monumentale
Histoire de ma vie, enfant de sa mère, "une pauvre enfant
du vieux pavé de Paris", que de son père, officier
des armées de Napoléon et arrière-petit-fils du roi
de Pologne.
"Le 5 juillet 1804, je vins au monde, mon père jouant du violon
et ma mère ayant une jolie robe rose. Ce fut l'affaire d'un instant."
Voilà pour la naissance, à la date précise près,
sans doute une erreur de transcription du calendrier révolutionnaire,
car c'était plutôt un 1er juillet. Nous sommes le 3, soit
entre le 1er et le 5, une date qui réconcilie l'histoire de l'état
civil et la mémoire de l'écrivain.
"Nous faisons notre propre vie à certains égards ;
à d'autres égards nous subissons celle que nous font les
autres". Faire et subir, agir, écrire pour ne pas subir :
telle est sans doute la première leçon de George Sand, issue
des circonstances et des héritages de sa naissance. Une leçon
pour toute la vie. Une leçon qui demeure aujourd'hui, pour éclairer
la renaissance de l'écrivain que nous redécouvrons grâce
à l'année George Sand, grâce au bicentenaire.
"Entendons ici la voix de George Sand : "La Vallée Noire
c'était moi-même, c'était le cadre, le vêtement
de ma propre existence".
Aujourd'hui, Nohant, comme Combourg pour Chateaubriand, est devenu un
symbole, un défi, un univers qui reflète de façon
intemporelle à la fois l'âme et la vie du Berry et de George
Sand.
Car Nohant est un creuset, de l'héritage, de la vie et de l'œuvre
de celle que nous célébrons aujourd'hui.
Le fief de Nohant apparaît dans les archives dès le XIIIe
siècle. C'est en 1793 que Mme Dupin de Francueil acquiert cette
terre de deux cents hectares, divisée en quatre domaines, cette
maison de maître datant du XVIIIe siècle et une ferme attenante
au parc. La jeune Aurore hérite dès 1821 de cette maison
où bien que née à Paris, elle a passé le plus
clair de son enfance. Nohant, c'est cette terre, cette maison, mais aussi
tout le village, qui occupe une place privilégiée dans sa
vie. Elle s'y réfugie dans les moments décisifs et s'y installe
après l'échec de la révolution de 1848.
La maison dès lors accueille une grande partie du XIXe siècle
des arts, des lettres et de la politique. Cette même maison que
nous connaissons aujourd'hui et qui a subi peu de modifications extérieures,
exception faite des grands baies vitrées ouvertes lors de l'aménagement
de l'atelier de Maurice sous les combles. Maurice, le fils chéri
de George Sand, qui lui ressemblait étrangement et fut tout à
tour illustrateur, caricaturiste, peintre, marionnettiste, historien du
théâtre, folkloriste, mais aussi archéologue, entomologiste,
géologue, botaniste, et lui-même romancier et auteur dramatique,
toutes activités marquées de l'empreinte de sa mère
qui l'aimait tant.
C'est Aurore, l'une des filles de Maurice, qui légua, à
sa mort en 1861, la maison et son parc à la Caisse nationale des
monuments historiques et des sites.
Niché dans cette partie du Boischaut que l'écrivain a poétiquement
baptisé "Vallée noire" dans Valentine, le village
de Nohant est présent dans plusieurs romans, en particulier ceux
que l'on dit "champêtres", auxquels on a longtemps réduit
l'œuvre de George Sand. Réduit non pas en raison de l'importance
mineure de ces œuvres, mais parce que l'œuvre immense de George
Sand, pour inspirée qu'elle ait été par la terre,
les hommes et les femmes de son cher Berry, dépasse de beaucoup
l'horizon de ce lieu où elle a habité au sens plein de ce
terme, et où elle s'est constamment ressourcée.
Car Nohant c'est avant tout ce havre de paix où elle fuit les tracas
et les salons de la capitale et où ses amis, qui sont nombreux,
je vais y revenir, car George Sand avait le culte de l'amitié,
n'hésitaient pas à la rejoindre dans l'après-midi,
après avoir pris la Poste à Paris la veille à huit
heures du matin et couché le soir à Orléans dans
une auberge.
Aux très riches heures de ses plus brillants succès, elle
passe ici des saisons entières, en ne se rendant à Paris
qu'une ou deux fois par an, et toujours le moins possible, pour assister
aux répétitions de ses pièces ou rencontrer ses éditeurs.
Nohant est un lieu de création. Chopin ne compose qu'à Nohant.
A Paris, il n'en a pas le loisir. Les étés qu' il passe
ici sont féconds.
Delacroix trouve ici aussi un climat propice à l'inspiration, comme
beaucoup d'autres peintres. Ainsi Lambert, ami de Maurice, arrivé
en 1844, pour un mois de vacances à la campagne est toujours là,
dix ans plus tard. Et crée, avec Maurice, et pour la plus grande
joie de George, des villageois et des hôtes de Nohant, le fameux
théâtre de marionnettes, dont la scène, les personnages
et les costumes sont conservés ici.
A Nohant, la maîtresse de maison passe ses nuits à travailler
ses romans. C'est ici qu'est née la plus grande part de son œuvre
immense. Ici qu'elle déploie sa fantastique énergie et sa
puissance de travail inégalée sans doute en son siècle,
sauf peut-être par Balzac, le siècle du romantisme, le siècle
de la littérature.
Une puissance de travail qui effraie presque. Ainsi Colette : "Comment
diable s'arrangeait George Sand ? Cette robuste ouvrière des lettres
trouvait moyen de finir un roman, d'en commencer un autre dans la même
heure. Elle n'en perdait ni un amant, ni une bouffée de narghilé,
sans préjudice d'une Histoire de ma vie en vingt volumes, et j'en
tombe d'étonnement".
Et quelle œuvre ! Une œuvre qui fait d'elle incontestablement
l'un des plus grands écrivains de son siècle, injustement
méconnue par le siècle suivant et que l'année George
Sand nous invite à redécouvrir et à reconnaître.
Une œuvre qui fit s' exclamer Victor Hugo : "C'est un bien plus
vrai mais plus puissant philosophe que certains bonshommes plus ou moins
fameux du quart d'heure que nous traversons".
Car George Sand écrit, bien sûr, une œuvre multiforme
: plus de quatre-vingts romans et nouvelles, et des dizaines de pièces
de théâtre, et cette magnifique autobiographie, L'Histoire
de ma vie, et vingt-sept volumes de correspondances publiées. Au
total, avec les contes et les nouvelles, et les plus significatifs parmi
ses très nombreux articles critiques et politiques, on a recensé
près de deux cent cinquante titres.
Je tiens à saluer la vitalité de l'édition sandienne,
vitalité de longue date, soutenue et dynamisée par les initiatives
et l'intérêt suscités par l'année George Sand.
"J'ai un but, une tâche, disons le mot, une passion. Le métier
d'écrire en est une violente et presque indestructible". C'est
ce qu'elle écrit en 1831 à l'un de ses correspondants.
"Le véritable artiste - fait-elle dire à l'acteur Teverino
dans le roman éponyme - est celui qui a le sentiment de la vie,
qui jouit de toutes choses, qui obéit à l'inspiration sans
la raisonner, et qui aime tout ce qui est beau sans faire de catégories".
Les multiples facettes de son talent sont telles qu'elles s'affranchissent
des frontières entre les genres et les styles. C'est, sans doute,
l'un des aspects les plus puissants de la modernité de George Sand.
Il est vrai que si George Sand écrit, c'est aussi qu'elle vit de
sa plume. Il faut comprendre ce qu’étaient les Journaux et
leurs « feuilletons ». Honoré de Balzac, Alexandre
Dumas, George Sand sont, avec Eugène Sue, les quatre grands feuilletonistes
du XIXe siècle. Cela signifie qu’ils doivent impérativement
donner chaque semaine au Journal – qui en a besoin pour survivre
– de la copie.
Nous connaissons les « plumes » d’Honoré de Balzac
(je cite au passage le premier amant avoué de George Sand, Jules
Sandeau, puisqu’ils s’aimèrent suffisamment pour qu’elle
partage son nom), d’Alexandre Dumas, d’Eugène Sue.
Il n’est pas certain que son public, chez Buloz, sût réellement
qu’elle était une femme. Faubourg Saint-Germain, en revanche,
cela était connu. Mais cela n’était pas le Paris de
Sand, ni celui de ses lecteurs. Elle vit bien sur la rive gauche, mais
c’est en 1832, donc à l’apogée du romantisme
qu’elle reprend l’appartement du 19, quai Malaquais que son
« patron » Latouche lui abandonne. Ce sera le célèbre
salon bleu… passage obligé de tous les romantiques.
Nous savons tous aujourd’hui, grâce à Georges Lubin,
son très fidèle biographe, dont nous fêtons également
le centième anniversaire de la naissance à Ardentes, quel
auteur prolifique elle fut.
Beaucoup de ses romans, il faut le reconnaître, sont sans doute
assez difficiles à lire de nos jours. Pourtant, elle y a mis toujours
une grande part d’elle-même. Valentine, Lélia et Consuelo,
c’est elle. Mais aussi Edmée de Mauprat ou Thérèse
Jacques. Elle trouva en elle une grande part de son inspiration, comme
tous les romantiques et c’est pourquoi, paradoxalement elle s’entendit
si bien avec Gustave Flaubert, son frère en littérature,
l'un de ses épistoliers favoris, lui qui s'écria : "Madame
Bovary, c'est moi !"
Sans doute put-elle exprimer dans ses romans ce qu’elle ne pouvait
pas avouer au public des journaux qui lui allouaient sa subsistance.
D'Indiana à Nanon, en passant par Consuelo, c'est moins en termes
de revendication que d'affirmation que George Sand met en scène
la liberté des femmes à disposer d'elles-mêmes et
à s'imposer, à l'égal des hommes, sur la scène
publique comme dans la sphère privée. Que ce soit dans le
domaine des arts, des sciences ou de la politique, les héroïnes
sandiennes prennent leur place dans l'Histoire.
Car c'est œuvre d'historienne que fait aussi George Sand. Arrivée
dans un monde bouleversé par la Révolution française,
c'est à partir de cet événement charnière
qu'elle étudie et met en scène, dans ses plus grands romans,
l'histoire des peuples, l'histoire des religions, l'histoire de la pensée
: une histoire en mouvement qu'elle s'attache à décrire
pour la comprendre et pour agir ainsi sur l'histoire en devenir.
Historienne, elle est aussi paysagiste, géographe, ethnologue,
anthropologue, et surtout, dans toute son œuvre, poète, au
sens où elle l'entend elle-même dans l'une de ses œuvres
qui me paraît
parmi les plus actuelles, les plus en résonance avec notre temps,
les très belles Lettres d'un voyageur : "Le poète aime
le bien ; il a un sens particulier, c'est le sens du beau. Quand ce développement
de la faculté de voir, de comprendre et d'admirer ne s'applique
qu'aux objets extérieurs, on n'est qu'un artiste ; quand l'intelligence
va au-delà du sens pittoresque, quand l'âme a des yeux comme
le corps, quand elle sonde les profondeurs du monde idéal, la réunion
des deux facultés fait le poète ; pour être vraiment
poète, il faut donc être à la fois artiste et philosophe.
C'est là une magnifique combinaison organique pour atteindre à
un bonheur contemplatif et solitaire."
Le Président de la République a rappelé dans son
message l'actualité des valeurs qui traversent l'œuvre et
la vie de George Sand, des valeurs qui rayonnent et nous éclairent
encore aujourd'hui.
Parmi celles-ci, il en est une qui me tient particulièrement à
cœur, c'est l'éducation, l'éducation des filles et
des garçons, des femmes et des hommes, quelles que soient leurs
conditions. Ainsi écrit-elle dans Mauprat, roman de cape et d'épée
qui se situe dans le Berry des châteaux-forts, mais aussi roman
d'éducation qui voit triompher l'amour persévérant
: "L'éducation peut et doit trouver remède à
tout ; là est le grand problème à résoudre,
c'est de trouver l'éducation qui convient à chaque être
particulier."
Quant aux romans "champêtres", il faut les relire pour
se rendre compte qu'ils contiennent bien plus que d'aimables historiettes
pour la littérature enfantine. Ils sont eux aussi, porteurs de
valeurs. Ainsi, La Mare au diable s'ouvre sur la description d'un tableau
de Holbein en proposant un véritable manifeste pour l'art, qui
situe d'une façon que je crois également très actuelle
le projet de George Sand :
"Nous croyons que la mission de l'art est une mission de sentiments
et d'amour, que le roman d'aujourd'hui devrait remplacer la parabole et
l'apologue des temps naïfs, et que l'artiste a une tâche plus
large et plus poétique (…). Son but devrait être de
faire aimer les objets de sa sollicitude, et, au besoin, je ne lui ferais
pas reproche de les embellir un peu. L'art n'est pas une étude
de la réalité positive ; c'est une recherche de la vérité
idéale."
Cette vérité, George Sand l'a cherchée tout au long
de sa vie et de son œuvre. Elle prend tout son sens aujourd'hui,
même si cet idéalisme fut critiqué, ô combien,
par certains des plus illustres de ses contemporains : les jugements de
Zola, Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, entre autres, furent parfois très
cruels, il est vrai compensés, en quelque sorte, par tous ceux
qui prirent sa défense, avec Dumas fils, Taine, Renan, mais aussi
Flaubert.
Parmi les pans de son œuvre les plus oubliés sur lesquels
ce bicentenaire permet, depuis Nohant, lieu de leur conception, de jeter
une lumière nouvelle, il y a ces pièces de théâtre,
drames ou comédies, qui furent jouées sur les scènes
parisiennes entre 1840 et 1870. Et dont certaines connurent un véritable
triomphe.
Le théâtre a tenu dans la vie de George Sand une très
grande place. Son premier essai, porté à la scène,
fut un échec (Cosima) mais François Le Champi, tiré
du roman du même nom un succès éclatant. A l’époque
de François Le Champi (1849) le public était saturé
des outrances du théâtre romantique et des scènes
du « boulevard du crime ». Le grand succès de George
Sand fut Le marquis de Villemer (1864) qu’Alexandre Dumas fils l’aida
à boucler. Les « ficelles » du théâtre,
il les connaissait encore mieux qu’elle… et il l’aimait
d’amour filial.
L’intérêt constant de George Sand pour le théâtre
s’exprime aussi bien dans les expériences de Comedia dell’arte
faites sous son impulsion et celle de Frédéric Chopin que
dans son abondante correspondance avec les metteurs en scène de
l’époque (Bocage, Montigny) et surtout dans les nombreux
romans où elle met en scène des acteurs, dont Consuelo.
Je tiens à dire ici que les conceptions qu’elle expose sur
l’art dramatique sont très en avance sur les idées
de son temps.
Ainsi, en 1851, dans Claudie, pièce très largement censurée
comme on peut le voir aujourd’hui sur le procès verbal de
censure conservé aux Archives nationales, il était très
courageux de porter à la scène la réhabilitation
de ce que l'on appelait à l'époque, et encore longtemps
après, une "fille-mère".
Vous connaissez les combats de George Sand, pour faire vivre les valeurs
républicaines de liberté, d'égalité et de
fraternité. Des valeurs universelles pour des œuvres universelles.
Son influence marqua les écrivains du monde entier. De la Russie
(pour Dostoievski, qui s'inspira de Spiridion pour Les Frères Karamazov)
aux Amériques (avec par exemple Henry James).
Son rayonnement s'étend aujourd'hui, comme en témoignent
les nombreuses manifestations accueillies tout au long de cette année
au Japon, au Brésil, au Congo (RDC), dont je suis heureux de saluer
la Ministre de la culture, mais aussi en Suède et en Chine (où
de nombreux ouvrages de Sand sont traduits, l'un de ses textes figurant
au programme des collèges chinois). J'ouvrirai lundi l'année
de la France en Chine et je suis très heureux que dans ce cadre
un important colloque sandien se tienne à Canton au mois d'août.
Ce qui me paraît expliquer avant tout la résonance universelle
de l'œuvre de George Sand, c'est qu'elle y a mis tout son talent,
toute la force de sa plume, toute son énergie, au service d’une
grande cause qui recoupe toutes les autres et qui demeure, ici et maintenant
et dans le monde entier, un moteur de l'action : la lutte contre les injustices.
C’est sans doute, au fond pour cela que nous l’aimons tant
aujourd’hui, que nous lisons avec tant de plaisir ses meilleures
pages, et surtout, je tiens à le dire, pour conclure, ses lettres,
ses magnifiques lettres. Oui, c’est cette grande cause qui, au fond,
nous rassemble ici à Nohant.
George Sand est un écrivain majeur jusque, et je serais tenté
de dire surtout, dans ses Lettres d'une vie, adressées à
plus de deux mille correspondants où défilent tous les sentiments,
toute la complexité de l'âme humaine, et toute l'histoire
du XIXe siècle. Une correspondance d'une exceptionnelle qualité
littéraire, qui demeurent un hymne à la création,
à la richesse et à la diversité de la création.
Un hymne qui est une source d'inspiration permanente pour nous tous.
Et c'est sur un seul bref passage de l'une de ses lettres que je veux
conclure cet hommage et vous inviter à mon tour, à la fête,
à la musique qu'elle aimait tant, dans ce lieu où elle écrivit
ces mots magnifiques :
"Vous savez si je respecte et si je défends le passé
; mais je crois être dans la vérité en constatant
que le présent diffère essentiellement, et qu'il ne nous
faut rien recommencer, rien copier, mais tout inventer et tout créer."
(Lettre à Armand Barbès, 14 mars 1849).
Je vous remercie.
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