Bonsoir à tous,
Pour tenter de répondre à la question de votre grand débat, il faut évidemment commencer par repartir du paysage.
Je ne m’y attarderai pas longtemps, car je pense que nous partageons tous le même constat : le numérique a provoqué une révolution du paysage audiovisuel.
C’est même une triple révolution :
Une révolution de l’offre, avec l’explosion du nombre d’acteurs et de la quantité de programmes disponibles à chaque instant.
Une révolution des usages, avec l’avènement de la génération du « où je veux, quand je veux » ; où je veux, grâce à la multiplication des supports et des écrans ; quand je veux, grâce au développement du délinéarisé, à un rythme qui s’accélère ; et j’ajouterais « comme je veux », avec le développement du piratage.
Une révolution des formats : avec l’arrivée de « nouvelles écritures », adaptées aux usages mobiles, plus interactives, plus hybrides aussi, à la croisée des genres.
Bien sûr, cette révolution numérique peut être une chance, une chance pour les téléspectateurs, pour l’innovation, pour la diffusion de la culture.
Mais, pour l’instant, il faut malheureusement constater qu’elle fragilise l’industrie audiovisuelle française.
Cette fragilisation trouve une illustration très concrète avec la situation actuelle de Canal+. Parce que Canal+ est, comme l’ensemble des autres chaînes de télévision françaises, confronté à la concurrence des acteurs comme Netflix, qui sont en mesure de faire des investissements massifs amortis sur le marché mondial (8 milliards d’euros dans des contenus originaux en 2018, 125 millions d’abonnés). Parce qu’il est une victime, comme tous les acteurs de l’audiovisuel et du cinéma, du hold-up du piratage. Et parce qu’il subit la bulle spéculative actuelle autour des droits sportifs : une spéculation autour d’actifs importants pour notre économie, menée par des acteurs non européens, qui se fait au détriment des téléspectateurs français et du financement de la création.
Il est donc indispensable que la France relève le défi de cette révolution numérique. C’est un défi économique et social. Parce que la filière abrite un grand nombre d’emplois, directs et indirects.
C’est aussi un défi de souveraineté culturelle. Car derrière la filière audiovisuelle, il y a toute la création française qu’elle finance, et donc tout notre modèle de diversité culturelle qui est en jeu.
Notre politique audiovisuelle traditionnelle est incontestablement mise à l’épreuve. Nous devons donc aujourd’hui engager les changements qui permettront d’assurer la pérennité de notre modèle.
Les intervenants du débat auront l’occasion de préciser les solutions pour transformer notre politique audiovisuelle, pour la mettre à la hauteur des défis auxquels elle est confrontée.
Ce que je voudrais vous présenter, en quelques mots, c’est la double responsabilité de l’Etat pour répondre à ces défis :
- La mission de fixer le cadre de la régulation, d’une part : il faut faire évoluer notre modèle de régulation, pour passer d’un modèle de gestion de la rareté, conçu dans les années 1980, et aujourd’hui largement dépassé, à un modèle adapté au nouveau paysage audiovisuel.
- Une mission d’actionnaire du service public de l’audiovisuel également : l’audiovisuel public doit rester un pilier du paysage audiovisuel français et devenir avec le CNC une locomotive de la transformation numérique, pour toute la filière.
La régulation, pour commencer.
Nous devons l’adapter aux nouvelles réalités du secteur.
Il existe aujourd’hui une trop forte situation d’asymétrie :
- Entre les règles très contraignantes applicables aux acteurs traditionnels, en termes de contenus comme de financement ;
- Et des règles quasi-inexistantes pour les plateformes, alors même qu’elles prennent une place de plus en plus importante dans le paysage.
Il faut donc se donner les moyens de garantir une concurrence équitable entre tous les acteurs de l’écosystème, en réduisant ces asymétries. Il faut en particulier garantir le juste partage de la valeur entre ceux qui créent, ceux qui financent et ceux qui diffusent les œuvres.
Cette nouvelle régulation se construit en premier lieu au niveau européen.
Et, vous le savez, cette première étape a été franchie avec succès en ce qui concerne la directive « Services des médias audiovisuels ».
Ce texte est historique, dans l’inclusion des acteurs du numérique à notre modèle.
La France a obtenu des avancées majeures, qui étaient inespérées :
- Première victoire : les plateformes devront appliquer les règles des pays dans lesquelles elles diffusent et réalisent un chiffre d’affaires.
- Deuxième avancée majeure : la création d’un quota minimum d’œuvres européennes de 30% dans le catalogue des plateformes de vidéo à la demande.
La bataille a été rude, mais nous avons réussi à rallier une majorité. J’en profite pour vous remercier pour votre mobilisation collective, sans laquelle nous n’y serions par parvenus.
Cette victoire, c’est le symbole de la reconnaissance de la pertinence du modèle français. Du fait que, même dans un monde d’hyper offre, le libéralisme à tout crin ne suffit pas à garantir la diversité culturelle. Car le « laisser faire » n’est pas la condition de la liberté de création.
Sans régulation, seule la culture portée par les exigences du marché finit par survivre. Sans régulation, nous mettons en péril les fondements de l’exception culturelle pour laquelle nous nous battons depuis trente ans (cher Pascal).
Un autre front reste aujourd’hui ouvert : celui du droit d’auteur et du partage de la valeur.
Le 25 mai dernier, nous avons obtenu un accord politique au COREPER sur le principe d’une vraie responsabilisation des plateformes, aujourd’hui considérées comme simples « hébergeurs » : cet accord permettra d’imposer aux plateformes comme Facebook, Twitter, Youtube de rémunérer les ayants droit dès lors qu’une œuvre est disponible sur leur réseau.
La prochaine étape, c’est le vote au Parlement européen, le 21 juin prochain. Nous y mettrons toutes nos forces et je compte sur votre mobilisation.
Parce que certains combats restent à mener, et que nous avons besoin du Parlement pour cela : je pense tout particulièrement à la consécration d’un droit des auteurs à une rémunération juste et proportionnée. J’ai d’ailleurs des échanges fournis sur ce sujet avec les députés européens. Nous n’avons plus que quelques jours pour gagner cette bataille.
Le principe que nous défendons est simple : la valeur que les plateformes tirent de la circulation des contenus culturels doit être redistribuée à ceux qui les financent mais également à ceux qui les créent.
Ce combat pour la régulation, je le porte également au niveau national.
C’est l’enjeu de la révision de la loi du 30 septembre 1986 sur la communication audiovisuelle. Elle doit nous permettre de revoir en profondeur notre modèle national, pour franchir le cap du numérique, avec comme boussole la défense de la diversité culturelle.
Elle regroupe trois combats :
La lutte contre le piratage, en premier lieu.
La lutte s’est enlisée ces dernières années, en grande partie parce que c’est un thème impopulaire en politique. Mais il est de notre responsabilité de mener ce combat.
Entre temps, les technologies ont évolué et la destruction de valeur s’est accélérée.
Nous devons agir. J’ai fait des annonces en avril dernier :
- Nous renforcerons les compétences de l’autorité en charge, la HADOPI, dont le nom sera modifié pour marquer l’entrée dans une nouvelle ère.
- Elle sera chargée d’établir des « listes noires » des sites pirates et des multiples « sites miroirs » associés, qui seront utilisées pour prononcer des injonctions de blocage, et assécher leurs ressources.
Les professionnels seront étroitement associés à la définition de ce nouvel arsenal.
Deuxième combat pour la diversité culturelle : la révision de notre modèle de financement.
Premier impératif : y faire entrer les nouveaux diffuseurs.
Ils correspondent à une diversité croissante d’acteurs : les opérateurs du câble et du satellite, les fournisseurs d’accès à internet, bien sûr, mais aussi les plateformes de partage de vidéos et les magasins d’applications sur tablettes et smartphones.
La transposition de la directive SMA apportera une première réponse, pour les SMAD comme pour les services linéaires installés à l’étranger : les services de la DGMIC comme ceux du CNC travaillent déjà sur les modalités de cette transposition.
Mais ce chantier ne s’arrête pas là : la situation de la chaîne Médiapro, qui a acheté pour une somme très élevée les droits de la Ligue 1, doit nous conduire à nous interroger sur la contribution de ce type d’acteurs au financement de la création, en particulier par le biais de la fiscalité affectée au CNC. Ce chantier doit en tout cas être mené sans tabous.
Dans le domaine du cinéma, nous devons également réviser la chronologie des médias. Les plateformes de VOD par abonnement qui s’engagent à investir massivement dans la création doivent pouvoir bénéficier d’une fenêtre de diffusion accélérée, au lieu de la fenêtre actuelle de 36 mois.
Là encore, constatant que les discussions s’enlisaient, j’ai repris la main sur le dossier. J’ai échangé personnellement avec l’ensemble des membres de la filière. Elle n’a pas le droit à l’échec, elle doit se rassembler : c’est son avenir qui est en jeu. Un texte de compromis va être proposé. Il y a eu un temps pour discuter et négocier. Il est maintenant temps de signer.
Deuxième impératif : défendre les acteurs historiques du financement de la création.
Plusieurs chantiers ont été ouverts :
L’assouplissement de la réglementation publicitaire, qui est un engagement présidentiel. L’objectif est de créer un environnement plus favorable aux chaînes de télévision dont le marché publicitaire est aujourd’hui dépassé par la publicité digitale, qui ne subit aucune réglementation et qui est essentiellement captée par les géants américains du numérique.
L’assouplissement doit se faire en veillant à ne pas fragiliser les autres médias historiques – la presse et la radio – et en préservant la diversité culturelle dans le cinéma et l’édition littéraire par exemple.
Nous avons effectué une consultation publique en ce sens l’an dernier, des études de marché plus approfondies sont en cours.
Deuxième chantier : l’adaptation des règles qui encadrent la contribution des acteurs historiques du financement. Dans un contexte de fragmentation des modes d’exploitation, le souhait des diffuseurs de mieux maîtriser les droits des productions qu’ils financent est légitime. Mais avant toute évolution, nous évaluerons l’impact des réformes récentes.
Je pense à la loi du 15 novembre 2013, qui autorise sous certaines conditions les diffuseurs à détenir des parts de coproduction dans les productions indépendantes qu’ils sont tenus de financer.
Je pense aussi aux accords conclus ces dernières années par les groupes France Télévisions, TF1 et M6.
Surtout, ne perdons pas de vue les objectifs originels de cette réglementation : soutenir l’émergence d’une industrie de programmes forte et dynamique, pour éviter que les chaînes ne tirent prétexte d’une pénurie d’offre de programmes français pour investir à moindre prix dans des œuvres américaines déjà rentabilisées, mais également soutenir la création et les auteurs dans toute leur diversité.
Dernier combat pour la diversité culturelle : la modernisation de nos méthodes de régulation.
Ce ne sont pas seulement les règles de fond qu’il faut faire évoluer. Ce sont aussi les outils et les méthodes. La régulation par la donnée, par exemple, qui est expérimentée dans le domaine des télécommunications, est une piste de réflexion intéressante.
Dans tous les cas, les outils doivent devenir plus souples, plus réactifs, dans un environnement qui change en permanence.
Je sais Olivier Schramek très sensible à cette question et il vous en dira certainement un mot.
En parallèle de ces chantiers légaux et réglementaires, la modernisation du paysage français passe par la transformation de l’audiovisuel public.
Au-delà de son rôle de régulateur, l’Etat a une responsabilité d’actionnaire. Et cette responsabilité, c’est de se placer dans une logique d’anticipation de la révolution numérique.
L’audiovisuel public ne doit pas passer à côté des nouvelles générations, c’est-à-dire d’un tiers de la population, et surtout du public qui fera son avenir.
C’est le sens du scénario d’anticipation ce que j’ai présenté lundi dernier, aux côtés des patrons des six sociétés.
L’audiovisuel public doit être un laboratoire de la révolution numérique : financement public et moindre dépendance à la publicité doivent lui permettre d’oser, d’innover.
Cette transformation nécessite dès maintenant des investissements importants, c’est pourquoi j’ai annoncé que les sociétés investiront 150 millions d’euros supplémentaires d’ici 2022 dans le numérique.
Un laboratoire aussi de l’invention du média global, qui brouille les distinctions entre contenus audio, vidéo, texte, photos, etc. J’ai ainsi annoncé le média global de la proximité, permis par des coopérations renforcées entre France 3 et France bleu.
L’audiovisuel public a aussi pour mission de soutenir et de faire émerger une création audacieuse, exigeante et qui prend des risques. Le budget de la création sera sanctuarisé (560 millions pour toutes les sociétés). Parce que les médias de service public doivent rester les premiers financeurs de la création audiovisuelle française. Mais aussi les premiers garants de la diversité culturelle.
Le service public doit également avoir comme objectif de faire rayonner les œuvres audiovisuelles françaises à l’étranger : un certain conservatisme nous a peut-être empêchés de valoriser nos productions sur la scène internationale. Sur ce terrain-là aussi, l’audiovisuel public doit montrer le chemin. Les annonces récentes de FTV sur des accords avec la RAI et la ZDF pour la production de séries européennes est à ce titre un premier pas encourageant.
L’innovation numérique, c’est également les nouvelles modalités de diffusion des programmes. Il faut renverser la logique qui prévaut jusqu’à maintenant, en pensant d’abord aux programmes avant de s’intéresser aux canaux de diffusion.
Les deux nouvelles offres annoncées par les sociétés de l’audiovisuel public en sont l’illustration :
- Un nouveau média des arts et de la culture, rassemblant des webseries, des webdocumentaires, ainsi que des captations de spectacle, des podcasts, des émissions. Il sera lancé fin juin.
- Et un média « jeunesse », développé en commun par Radio France, France Télévisions et France Médias Monde, avec des formats courts et innovants.
Cette priorité donnée au numérique implique des choix : l’offre linéaire sera recentrée, avec une identité plus marquée. Nous avons fait le choix de délinéariser la chaîne France 4, qui basculera exclusivement en ligne.
Je sais les craintes qu’une bascule trop rapide pourrait susciter, notamment dans l’industrie de l’animation qui est un fleuron de la création française. C’est pourquoi les sociétés veilleront à maintenir une offre linéaire forte en matière de dessin animé, tout comme leurs engagements de financement. Il faut savoir aller de l’avant, penser la révolution numérique : c’est le rôle des pouvoirs publics de ne pas seulement conforter les positions acquises mais aussi d’orienter son industrie de programmes vers les marchés émergents ; c’est à moyen terme sa seule chance de survie face aux géants du numérique.
Cette stratégie de l’anticipation pose enfin une question qui ne doit pas être passée sous silence, et qui est trop souvent négligée : celle des plateformes de diffusion des programmes.
Il faut être très clair sur un point : le public numérique est exigeant. Il a pris l’habitude de la fluidité de navigation de Netflix. Avoir des programmes de grande qualité ne suffit plus. Il faut également avoir une plateforme de grande qualité, tournée vers la satisfaction de l’utilisateur.
Et qui relève le défi de « l’éditorialisation » : il faut guider le téléspectateur, ne pas le laisser seul face à l’abondance de programmes.
Les nouveaux acteurs du numérique ne sont pas exemplaires sur ce point. Leur éditorialisation repose le plus souvent sur des algorithmes, souvent peu satisfaisants, et qui mettent en danger la diversité culturelle en enfermant les téléspectateurs dans des choix prédéterminés.
L’audiovisuel public doit jouer sa partition. Mais sur ce point, il lui est difficile d’agir de manière isolée. Il doit construire des alliances avec les chaînes privées pour permettre l’émergence d’un champion numérique de la diffusion des programmes français. Je sais que les discussions avancent bien sur ce point et je m’en réjouis.
Voilà, mesdames et messieurs, les grands axes de la politique audiovisuelle à l’ère du numérique.
Pour répondre à la question posée :
Nous engageons plus que des « évolutions ».
Je ne parlerais pas de « révolution » car nous nous battons pour préserver les principes fondateurs qui ont façonné notre modèle de diversité culturelle, dans un environnement qui les remet en cause et qui les fragilise.
Nous engageons des « transformations » profondes, dans la régulation et dans le service public : des transformations qui doivent permettre à notre politique audiovisuelle de placer la France au premier rang de la révolution.