Chère Karine Tuil,
L’écrivain est « embarqué », disait Sartre, en situation, sa parole, écrivait-il encore, a des retentissements. La vôtre fait exister le romanesque au cœur de l’espace public et politique. Elle interroge, se révolte, s’expose au rejet et à la contestation, elle est instrument de conscience collective.
Dévoiler le monde, c’est s’engager, projeter de le changer. Ecrire, c’est avoir les mains sales, « sales, jusqu’au coude» comme dans la pièce de Sartre et dans l’Invention de nos vies où écrire c’est se confronter au réel et accepter de se salir les mains.
Femme de loi devenue femme de lettres, vous prenez le parti de transgresser les normes juridiques à défaut de les faire respecter. La littéraire est le territoire de l’amoralité, un espace de non droit où vous vous permettez toutes les infractions : « Je suis devenue écrivain pour détruire, nous dit l’héroïne de Douce France, pour écrire contre ». Chacun de vos romans est « trouble à l’ordre public » selon l’avertissement que vous adressez à vos lecteurs. Cela ne les décourage pas.
C’est dans une zone d’insécurité, « cette zone ronceuse, hérissée d’épines, où chaque mouvement vous expose à la blessure» décrite dans votre dernier roman, que l’écriture se déploie, contrariée et réticente, dans toute la violence de son mécanisme. De la marginalisation de l’écrivain qui s’extrait du monde pour mieux trouver la place que seule l’écriture confère à la perversité du récit qui se nourrit de la vie des autres, vous posez un regard juste et singulier sur la littérature et l’écriture comme art de tous les dangers.
Pour Samuel qui a le malheur de connaître le succès littéraire, écrire c’est se confronter quotidiennement à l’échec et prendre le risque que soudain « après vous avoir tout donné, les mots résistent à vos avances. »
Ecrire, c’est aussi s’exposer au rejet et à l’opprobre : hors-la-loi cannibale, votre écrivain se fait une place dans le monde en écrivant contre lui.
C’est cette tension de l’écriture, ces phrases électrisantes au bord de la rupture, qui font la singularité de votre œuvre. La violence de la langue, de vos mots qui jaillissent, qui se bousculent et se disputent les faveurs de la page, disent l’implacabilité et la froide détermination du jeu social et de ses règles impitoyables, la course désespérée pour une existence connue et reconnue dans une société en état de guerre permanente. En cela, vos romans sont des actes d’engagement.
En littérature, dites-vous, les mots ne devraient pas être à la bonne place.
Dans vos romans, les personnages, comme les mots, qu’ils jouissent d’un espace typographique privilégié ou qu’ils saturent la page par leur accumulation, cherchent une place et leur place qui n’est peut-être jamais exactement la bonne. Les stratégies d’acceptation ou d’intégration sociales imposent leur rythme, et bien souvent leur chute, à l’intrigue à l’image de la destruction tragique du moi héroïque lorsque le passé réclame sa dette dans 6 mois et 6 jours ou que l’imposture de Sam Tahar est révélé avec fracas dans l’Invention de nos vies.
Vous avez voulu rendre justice aux vies sur lesquelles on passe sans s’arrêter, les personnages secondaires, les figurants exploités à des fins romanesques et que le lecteur oublie aussitôt le livre refermé. Grâce à votre dernier roman, le lecteur n’oubliera pas Maria Milosz dont la «vie mérite plus qu'une note de bas de page».
Vous consacrez aussi un texte magnifique à ceux qui aiment la France d’un amour qu’elle sait si mal leur rendre : les exilés, émigrés, déracinés, héros tragiques de Douce France, dont la terrible situation donne à la colère de la narration, la dangereuse puissance d’une « arme automatique placée dans la main d’un fou ».
Ecrire, c’est se battre, dites-vous. Cette violence de l’écrivain, qui s’impose une discipline, s’arrache au monde pour mieux le dévoiler et donc le changer, le lecteur la reçoit en plein cœur. Vos livres sont de ceux qui « vous piquent et vous mordent, qui vous réveillent d’un coup de poing sur le crâne », comme l’écrivait Kafka, ils sont « la hache qui fend la mer gelée en nous ».
C’est pour ce choc littéraire, esthétique et moral, que vous provoquez immanquablement chez le lecteur, pour votre virtuosité dans le maniement d’une langue dont vous montrez la violence, la redoutable efficacité et les ressources poétiques, pour ce regard sans concession porté sur le monde et le jeu social, que nous vous rendons hommage aujourd’hui.
Chère Karine Tuil, au nom de la République française, nous vous faisons chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres.
Chère Karine Gloanec-Maurin,
Nous distinguons aujourd’hui une carrière et un militantisme placés sous le signe de l’engagement. Un engagement immédiat et total que Sartre décrivait comme volonté de « changer à la fois la condition sociale de l’homme et la conception qu’il a de lui-même ». Pour réaliser cet idéal de justice sociale et d‘émancipation individuelle et collective qui sont les valeurs du progressisme, vous avez privilégié une arme qui est à la fois la plus efficace et la plus douce : la culture.
La culture, vous la choisissez très tôt - ou peut-être est-ce elle qui vous choisit à travers le théâtre qui vous passionne. Artiste formée au centre dramatique de Tours puis chargée des relations publiques et directrice administrative, vous prenez toute la mesure de la vitalité du tissu culturel et associatif qui irrigue notre territoire.
Castelbriantaise de naissance, c’est dans le Loir-et-Cher, à Saint-Agil, que vous vous engagez au service de la ville et de ses habitants pour faire de la culture un facteur de développement et de cohésion sociale. Conseillère municipale puis première maire-adjointe en charge de la culture, vous avez réussi à inscrire la culture au cœur du programme politique de la ville.
En 1994, vous créez l’Hectare, qui devient la Scène conventionnée de Vendôme puis l’Echalier, agence rurale de développement culturel au nom évocateur. Un échalier - échelle qui permet de franchir une clôture agricole - emblématique de votre militantisme au nom d’une culture qui ne saurait être le privilège d’une poignée d’initiés et des seuls territoires urbains. Mais qui est liberté de s’affranchir de toutes les barrières, de sauter tous les murs.
C’est cette même ambition qui anime votre engagement au service de la FNCC que vous présidez de 2008 à 2011 et dont vous êtes toujours la présidente d’honneur. Dans un souci d’équité territoriale et d’accompagnement de l’action de l’Etat, à l’écoute des spécificités culturelles locales, vous œuvrez pour que les territoires, qu’ils soient urbains, ruraux ou prioritaires, aient tous accès à la même qualité de politique publique.
Forte de ces expériences et mandats locaux, vous êtes souvent sollicitée pour votre expertise, comme lors de la récente mission MNACEP sur l’art dans l’espace public qui fait de la culture un vecteur de décloisonnement et de reconnaissance de l’autre. Vous portez aussi un regard éclairé sur les enjeux et les débats actuels autour de la décentralisation, soulignant à juste titre qu’en la matière « la culture est pionnière dans les faits, singulière dans la loi ».
Cet engagement politique se décline aussi à l’échelle régionale : conseillère pour la culture et les relations internationales auprès de Michel Sapin alors Président de la Région Centre, vous êtes ensuite Vice-présidente de la Région en charge des relations internationales, de l’Europe et de l’inter-régionalité. Présidente de la commission culture de l’Association des régions de France depuis 2010, vous la représentez au Conseil des Collectivités territoriales pour le développement culturel, un instrument majeur du dialogue entre le ministère de la culture et les collectivités territoriales.
Elue locale qui défend ardemment les politiques culturelles sur le terrain, vous les portez aussi dans les plus hautes instances nationales, en tant que secrétaire nationale adjointe à la culture mais aussi à la tête des groupes de réflexion que vous animez pour donner à la culture toute sa place dans le débat politique.
Au sein du Laboratoire des idées ou l’Observatoire de la culture de la Fondation Jean Jaurès, vous savez créer un dialogue fécond entre les militants, les élus, les artistes et les intellectuels pour contribuer au renouvellement des idées, donner un souffle nouveau aux politiques culturelles, au plus près des nouveaux usages des citoyens, et inventer un projet pour demain.
Après la Ville et la Région, c’est l’Europe que vous avez choisi comme terrain d’action pour redonner au rêve européen toute sa dimension culturelle. La relance de l’idéal européen passe par la culture qui unit notre communauté de destins.
Chère Karine Gloanec-Maurin, au service de la culture dans les villes, en région ou dans les instances nationales, vous avez voulu inscrire la culture au cœur du débat politique et, à travers elle, vous avez vécu votre engagement au rythme des combats. C’est pour cet engagement que la République vous rend hommage aujourd’hui.
Chère Karine Gloanec-Maurin, au nom du Président de la République, nous vous faisons Chevalier de l’Ordre National du Mérite.