Chère Jane Campion,
Virginia Woolf aimait imaginer la jeune sœur de Shakespeare en poétesse qui mourut trop jeune sans écrire le moindre mot et qui vit encore en toutes les femmes. Elle vit en chacune de vos héroïnes pour y prendre enfin, selon le vœu formulé dans Une chambre à soi, « cette forme humaine à laquelle il lui a fallu si souvent renoncer ». Elle vit en vous qui êtes la première réalisatrice à avoir décroché la Palme d’Or du Festival de Cannes dont vous êtes cette année la Présidente.
Née d’une actrice et d’un directeur de théâtre tous deux passionnés par Shakespeare, vous débutez sur les planches avant de vous tourner vers le cinéma, votre amour d’adolescence, depuis que vous avez découvert Belle de jour de Luis Buñuel. Vos études d’anthropologie, de peinture, vos voyages à travers l’Europe nourrissent votre âme d’artiste sensible aux comportements humains et capable d’en rendre l’impression avec la netteté d’un paysage.
Vous rencontrez le succès dès vos premiers courts-métrages : Peel, scène de la vie familiale en bordure d’autoroute, remporte la Palme d’or au Festival de Cannes en 1986. C’est la première d’une longue série de récompenses dans tous les plus grands festivals de cinéma.
Votre œuvre est faite d’une succession de portraits de femmes, des héroïnes en marge d’une société obsédée par la normalité et qui s’efforce, souvent avec une rare violence, de les faire rentrer dans le rang. Toutes, portent en elles une fêlure ou une blessure secrète : dans Sweetie, les deux sœurs tels les deux visages d’une même fragilité, sont affectées l’une par la pulsion, l’autre par le refoulement ; dans Holly Smoke, Ruth est sous l’emprise intellectuelle et physique d’un homme qui exploite ses faiblesses.
Comme en écho au manifeste de Virginia Woolf, vos héroïnes se réfugient dans l’art et la littérature comme dans une « chambre à soi fermée à double tour ». Frannie, la protagoniste de In the Cut interprétée par Meg Ryan, est professeure de lettres, Isabel Archer à laquelle Nicole Kidman prête ses traits pour Portait de femme, est tout droit sortie du roman d’Henry James.
Un ange à ma table s’inspire de l’œuvre autobiographique de Janet Frame, romancière néozélandaise pionnière de la littérature postmoderne. Dans ce portrait d’une artiste qui trouve sa seule survie dans l’écriture, les éclats de lyrisme et les résonances mythiques se mêlent à la dénonciation de la violence des traitements psychiatriques.
Comme Sweetie faisant de la folie son rempart ou Janet se réfugiant dans l’écriture, Ada la pianiste muette de La Leçon de piano s’enferme dans son silence et la musique. On retrouve dans ce chef d’œuvre salué par la critique et le public, la même violence faite au personnage féminin, la même impétuosité dans le désir charnel, la même fureur dans les passions et les larmes qui se lisent jusque dans le paysage magnifiquement filmés.
L’écriture poétique est aussi au cœur de Bright Star où le jeune Keats « toujours en éveil dans un trouble exquis » comme il l’écrit dans le poème qu’il lui dédie, s’éprend de celle qui deviendra sa muse.
C’est parce qu’elle s’est imposée à vous, la grande lectrice qui goûte au plaisir du roman feuilleton, que vous vous êtes ensuite tournée vers la série. Accueillie très chaleureusement par la critique et le public du dernier festival de Cannes, Top of the Lake a séduit les téléspectateurs du monde entier. Votre héroïne, dites-vous, est « le mystère faite femme ». Elle porte en elle, comme les personnages de vos films, toutes les noirceurs et les pesanteurs, les passions et les drames de l’existence humaine.
Chère Jane Campion, vous savez jouer de l’ombre et de la lumière des paysages comme des sentiments. Vous filmez le romanesque dans son expression la plus brute et tel qu’il se manifeste dans les romans des sœurs Brontë ou dans la poésie des étoiles fulgurantes du Romantisme anglais. Vous êtes une véritable artiste qui place la dimension esthétique, la force de la passion romanesque au cœur de son œuvre et porte sur les femmes un regard juste et lumineux. C’est avec une très grande fierté que la République française rend hommage aujourd’hui à l’immense réalisatrice que vous êtes. un peu plus de 20 ans après votre triomphe cannois et alors que vous présidez le jury de cette 67ème édition d’un Festival si cher aux Français.
Chère Jane Campion, au nom de la République française, nous vous remettons les insignes d’Officier de l’Ordre des Arts et des lettres.