Cher Asghar Farhadi,
Il y a quelque chose d’effroyable sur cette terre, disait Jean Renoir, c'est que chacun a ses raisons. Comme Jurieu dans la Règle du Jeu, vous êtes pour que chacun les expose librement. Votre cinéma, cher Asghar Farhadi, est celui d’une morale suspendue où le mensonge de l’un est la vérité de l’autre. C’est ce qui fait le succès de vos films où le public, seul véritable arbitre, peut s’identifier à tous vos personnages.
Jeune amoureux de photographie puis diplômé d’études théâtrales, vos deux passions marquent profondément votre univers cinématographique où la vivacité du dialogue et la maîtrise des silences empruntent à Harold Pinter dont vous avez étudié l’œuvre à l’université de Téhéran.
De Danse dans la poussière aux Enfants de Belle Ville, vos premiers films, de La Fête du feu à A propos d’Elly qui vous font connaître du public, jusqu’à vos deux immenses succès internationaux, Une Séparation et Le passé, votre caméra trouve toujours la bonne distance. Elle décrit avec justesse ce qui, souvent, sépare les êtres de leurs rêves. Vous opposez avec subtilité ceux qui décident, comme Simin dans Une Séparation, de sacrifier le passé à l’avenir ou au contraire ceux qui, comme Marie, Amhad ou Samir, les protagonistes de votre dernier film, refusent de s’en détacher.
« Plus un film est local, plus il est universel » disait Vittorio de Sica. Vous filmez l’Iran dans ce qu’il a de plus familier et donc de plus universel : la famille dans l’intimité de l’appartement, la justice dans les couloirs d’un tribunal, les amitiés et les aspirations de la jeunesse le temps de vacances passées entre amis au bord de la mer.
L’Iran est un immense pays de cinéma qui nous est proche par la lumière et les paysages que nous aimons à travers le cinéma iranien et à travers vous.
Comme un peintre travaillant ses miniatures par touches successives, vous filmez le détail avec une attention particulière, la plus pure tradition artistique iranienne : un foulard qui se prend dans la roue d’une motocyclette ou un plan fixe sur un cerf volant qui laisse présager du pire. Dans chacun de vos films, l’infime, le presque rien, l’insignifiant apportent une résolution au suspense, presque hitchcockien, qui s’intensifie à mesure que l’intrigue se noue : une larme qui roule sur une joue inerte, le bruit singulier d’un briquet, une odeur …
C’est ce travail d’extrême précision, ce contrôle de chaque mouvement, de chaque émotion, cette manière de dire les choses par des chemins détournés qui vous permettent de déjouer la censure sans faire de compromis.
Dans chacun de vos films, la femme, loin de tout cliché, est résolument moderne. Vous avez offert aux actrices qui ont travaillé à vos côtés certains de leurs plus beaux rôles, à l’image de Bérénice Béjo qui a reçu l’an dernier le prix d’interprétation féminine à Cannes pour Le Passé, mais aussi de Golshifteh Farahani bouleversante de justesse dans A propos d’Elly, ou encore de Leila Hatami qui a durablement marqué les esprits dans Une Séparation avec votre fille, Sarina, dont la performance tient le spectateur en haleine jusqu’à la dernière seconde du film. Les rôles masculins ne sont pas en reste, je pense notamment au personnage d’Amhad dans Le Passé, remarquablement interprété par Ali Mossafa.
Vous vous êtes entouré d’acteurs fidèles qui, film après film, créent une véritable complicité entre le public et votre œuvre : on retrouve ainsi Taraneh Allidousti sous les traits d’Elly, de Rouhi dans La Fête du feu et de Firoozeh dans les Enfants de Belle Ville mais aussi Peyman Maadi dans A propos d’Elly et Une Séparation. Vous devez votre succès à cette admirable direction d‘acteur qui donne une véritable profondeur tant aux jeunes protagonistes, comme Fouad dans Le Passé, qu’au groupe dans A propos d’Elly.
Grâce à la société Mémento qui produit vos films dans notre pays, le public français a pu découvrir les échos et les résonnances au cœur de votre œuvre, qui annoncent vos plus grands succès. A travers vous, je distingue aussi aujourd’hui une belle société de production qui fête ses 10 ans cette année et dont je salue les dirigeants, Alexandre Mallet-Guy et d'Emilie George, au service du cinéma d’auteur à travers le monde. Je salue aussi le soutien essentiel de Daniel Goudineau, Directeur Général de France 3 Cinéma, qui a cru au projet et a contribué avec les autres coproducteurs au succès du Passé.
C’est la fierté du cinéma français de savoir accueillir les grands réalisateurs du monde et de leur donner des fenêtres pour s’exprimer.
Salué très tôt par vos pairs et la critique, vous atteignez la consécration avec Une Séparation qui vous vaut un Ours d’Or, un César, un Golden Globe et un Oscar ! Le dernier Festival de Cannes a distingué votre œuvre Le Passé et on vous souhaite le meilleur demain pour les Césars où il est nominé 5 fois.
Vos récompenses, vous les dédiez, et je vous cite, « au peuple iranien qui respecte toutes les cultures et méprise l’hostilité et la rancœur, un peuple heureux de constater qu’alors que culminent les tensions politiques, l’Iran est reconnu à travers le monde pour la richesse de sa culture». Vous n’oubliez jamais, non pas vos frères d’armes mais de lumière, tous les réalisateurs iraniens qui subissent la censure, l’exil et l’emprisonnement : à Berlin, au moment de recevoir votre prix, contemplant la chaise vide de Jafar Panahi, condamné quelques mois plus tôt à 6 ans de prison et 20 ans d’interdiction de film, vous adressez tout votre soutien à cet immense réalisateur salué par le Prix Sakharov 2012 pour la liberté de penser du Parlement européen.
Votre succès, c’est aussi celui d’un cinéma iranien, riche de sa diversité, de son audace et de son esprit de résistance, qui a écrit parmi les plus belles pages du 7ème art. La France a toujours aimé ce cinéma. Aujourd’hui, après vous avoir accueilli pour votre dernier film où vous lui avez rendu tout l’amour qu’elle vous porte, la France, qui s’enorgueillit d’être une terre de création et d‘accueil pour tous les artistes, vous distingue à son tour par cette médaille créée par Malraux.
La République des Arts et des Lettres, dont vous portez haut les valeurs par ce cinéma iranien vivant et engagé que vous faites vivre malgré les difficultés politiques, vous adresse aujourd’hui ses hommages.
Cher Asghar Farhadi, au nom de la République française, nous vous remettons les insignes d’Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres.
Paris, le 27 février 2014