La première journée de ce module consacré aux relations entre entreprise et culture s’est tenue dans les locaux récents de la Fondation Pernod Ricard, à proximité de la gare Saint-Lazare, dans un bâtiment conçu par l’architecte Jacques Ferrier.
Antonia Scintillia, nouvelle directrice de la Fondation, a ouvert cette première journée en revenant sur l’histoire de cette fondation pionnière, née de l’initiative de Paul Ricard, à partir d’un premier déploiement, dans les directions régionales du groupe, d’espaces culturels Paul Ricard.
Dès sa création, la fondation, dont la mission principale est de soutenir la création émergente en accompagnant les artistes au long cours, en production et diffusion, a eu le souci de développer des partenariats avec les institutions publiques. La création du Prix Paul Ricard est ainsi née d’une collaboration avec le Centre Pompidou. Chaque année, la Fondation achète à l’artiste lauréat du Prix une œuvre qui entre dans les collections du Centre Pompidou.
Aujourd’hui, la fondation poursuit sa mission première et propose gratuitement au public des expositions et des cycles de conférences et rencontres. Elle a introduit récemment un volet d’accompagnement des artistes à l’étranger en organisant des aides à la production de leurs projets à l’international et en invitant des auteurs étrangers à découvrir des artistes français et à écrire des textes sur leur travail.
La séquence suivante a été consacrée à la collaboration entre sciences, techniques et arts, collaboration illustrée à travers l’aventure artistique née d’un dialogue entre une institution scientifique, le Centre national de la Préhistoire et une artiste, Nathalie Joffre, artiste plasticienne.
Geneviève Pinçon, préhistorienne, spécialiste de l’art pariétal, directrice du Centre national de la Préhistoire à Périgueux a tout d’abord rappelé l’immense richesse dont dispose la France en matière d’art préhistorique. Sur 440 grottes ornées connues dans le monde, 190 ont été découvertes sur notre territoire, permettant de prendre la mesure de l’accomplissement de l’art pariétal, qui a déployé depuis la nuit des temps une grande variété de techniques. La recherche archéologique sur ces œuvres très anciennes a fortement évolué en fonction des évolutions technologiques, du relevé pariétal sur calque direct au relevé numérique 3D permettant des recherches immersives en réalité virtuelle, en passant bien sûr par la photographie, avec, constamment, l’enjeu de faire dialoguer les méthodes de reproduction artistiques et les relevés analytiques et cartographiques. La collaboration avec des artistes est fréquente, également : elle permet de renouveler les imaginaires sur cette immense source d’inspiration artistique qu’est l’art pariétal.
Ainsi, Nathalie Joffre a présenté aux auditeurs les passionnants projets qu’elle a pu mettre en œuvre en dialoguant avec de nombreuses institutions scientifiques, dont le Centre national de la Préhistoire, pour réinterpréter la gestuelle des archéologues, donner à voir autrement les relevés dans les grottes, utiliser les procédés de photogrammétrie pour ses propres paysages imaginaires, ou encore dans son projet The infinite cave (Body river) réaliser une bibliothèque des cartographies souterraines des cavités étudiées.
Après ce riche dialogue, la matinée s'est poursuivie par un échange à propos des relations entre institutions publiques et acteurs privés dans le secteur de la photographie.
Mathilde Falguière, conservatrice du patrimoine, responsable du département de la photographie de la Médiathèque du patrimoine et de la photographie, et auditrice de la session, a tout d'abord présenté les missions de son département qui conserve plus de 20 millions de documents photographiques et s'attache à la collecte de fonds d’archives complets dans le but de nourrir la recherche sur les œuvres. A partir du mécanisme de la préemption dans les ventes aux enchères, elle a montré comment, si les relations des acteurs publics avec le marché semblaient tenir à première vue de la franche rivalité, les intérêts et visées des uns et des autres aboutissaient aussi à des formes de complémentarité. Le marché bénéficie ainsi de l'expertise apportée par les institutions, des effets de légitimation et de création d’actualité attachés à ses objets de recherche et de valorisation. Le marché de l’art rend aussi service aux institutions en permettant de retrouver des éléments de fonds anciens dispersés depuis longtemps, et en faisant connaître l'œuvre d’artistes vivants.
Benoit Baume, fondateur du groupe Fisheye, qui articule des activités de magazine, galeries et production d'expositions, a justement montré que les processus de légitimation d’artistes émergents étaient longs et que c’est ce constat qui l’avait amené à concevoir un média dédié au repérage et à la valorisation de nouveaux artistes. Il est revenu sur les mécanismes de cotation sur le marché de la photographie, qui sont étroitement corrélés à la rareté des fonds : quand un marché s'assèche, les prix s’envolent. Il est ensuite revenu sur le phénomène de concurrence à l'œuvre sur l’acquisition des œuvres avec l’émergence de grandes fondations. Néanmoins il existe de beaux exemples de coopération public/privé comme le livre produit par Fisheye sur le fonds de l’Agence France Presse réunissant les images de la libération de Paris, qui permettra de relancer la recherche sur ce moment historique. Enfin, Benoit Baume a rappelé que le marché de la photographie est principalement alimenté par les commandes d’entreprises à des fins de communication, et que la part artistique est relativement faible dans la création de la valeur. Il n’empêche : la France a un rapport particulier avec ce médium dont elle a été le berceau, et il appelle de ses vœux une coopération public/privé pour en fêter prochainement le bicentenaire.
Après une visite de l’exposition consacrée à l'œuvre photographique singulière et encore méconnue de l'artiste Katinka Bock, le début d’après-midi a été consacré au secteur de la mode. Lucas Delattre, historien, professeur à l’Institut français de la Mode, a partagé avec les auditeurs quelques étonnements sur ce que la mode peut nous dire de notre rapport au temps, à l’air du temps. Si la mode capte l’instant fugitif et nous rappelle que nous sommes éphémères, elle raconte aussi notre époque, celle où la puissance d’attraction des images de la mode est immense, celle où la puissance économique des entreprises de luxe est inégalée. Tout passe dans la mode, mais il existe des points de bascule dans les messages qu’elle véhicule : défilés en plein champs de blés, ou au contraire dans un univers post apocalyptique, mise en scène de corps défiant les assignations de genre, slogans postcolonialistes, voire, de façon déconcertante, anticapitaliste … L'économie du désir est certes florissante, mais elle semble travaillée par l’inquiétude, ou en tout cas capte celle de notre société.
Pour clore cette journée de réflexion, c’est la question du design et de l’architecture dans le monde du travail qui a été abordée dans le dialogue entre Isabelle de Ponfilly, Présidente de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs et Etienne Riot, Directeur de la recherche et de l'innovation chez PCA-STREAM | Philippe Chiambaretta. Par leur mise en perspective de l’histoire de la tertiarisation, du boum de l’immobilier qu’elle a engendré, puis de la remise en cause du modèle tant sur le plan financier que sur celui des performances des employés, ils ont montré à travers de nombreux exemples comment le design et l’architecture contribuaient aujourd’hui à repenser entièrement l’univers du travail, et son organisation, avec une attention forte portée aux aménités, à la convivialité, à la qualité de vie au travail, dans des contextes de réhabilitation d’immeuble de bureau existants.
La fin de journée a été consacrée aux points d’étape des groupes de travail : occasion pour le collectif d’entendre les pistes de réflexion des différents groupes, les points de convergence éventuels par rapport à leurs propres thématiques de travail.
La seconde journée de ce module a été accueillie par le Centre National des Arts et Métiers. Bénédicte Fauvarque-Cosson, administratrice générale du CNAM a introduit les travaux en rappelant les valeurs qui ont présidé à la fondation du CNAM par l’Abbé Grégoire en 1794 : inclusion sociale et excellence, avec l’objectif à l’époque d’une émancipation du peuple, qui pourrait sortir de la pauvreté en sortant de l’ignorance. A la première activité visant à exposer les objets technologiques les plus modernes et les métiers se sont ajoutées les chaires d’enseignement en 1819. La formation et la recherche sont très étroitement liées au CNAM, qui dispose aujourd’hui de 26 laboratoires de recherche. A partir d’un ancrage sur les métiers de l’ingénierie, l’établissement a élargi son activité aux sciences humaines et sociales, ainsi qu’à la culture, à partir de son musée unique au monde. Le CNAM repense ses enseignements pour répondre aux défis contemporains. Il prend en compte le besoin d’une réindustrialisation sur de nouveaux fondements, et crée une grande école de la transition écologique et du développement soutenable en jouant de sa pluridisciplinarité et en regroupant plusieurs enseignements de ses départements ayant développé chacun de nombreuses expertises sur ces enjeux.
Ensuite, Sébastien Thevenet, délégué aux entreprises culturelles au Ministère de la Culture a exposé le très riche éventail d'actions mis en place ces dernières années dans un but d’accompagnement par l’État des industries culturelles. Ainsi, la délégation qu’il dirige, créée en 2022, a pour premier objectif d’assurer un soutien à l'entrepreneuriat culturel, en accompagnant les acteurs dans la consolidation de leur modèle et le développement d’offres culturelles innovantes. L’objectif est de jouer sur un effet de filière permettant de montrer la puissance économique de ces activités, dont le caractère stratégique est notable.
La délégation s’attache aussi à assurer un accès fluide aux financements en organisant un continuum de financement, des fonds propres aux prêts et garanties, en partenariat avec L’IFCIC, la Banque des dépôts et consignations notamment. De nombreux appels à manifestations d’intérêts ont été lancés dans le cadre du dispositif France 2030 afin d’accélérer l’innovation dans ce secteur. Enfin, l’enjeu de la découvrabilité des contenus culturels devient majeur, afin de diminuer les bulles de filtres créés par les algorithmes des plateformes de diffusion et d’aider rendre compte de l’immense diversité des contenus culturels disponibles.
La fin de la matinée a été consacrée au programme « Un immeuble, une œuvre », né d’un engagement de nombreux acteurs privés œuvrant dans le domaine de l’immobilier en faveur de l’art contemporain, en coopération étroite avec l’État. Pauline Guelaud, œuvrant notamment à la coordination de ce dispositif au sein du pôle Commande Artistique de la Direction générale de la création artistique du Ministère de la culture, et Arthur Toscan du Plantier, directeur de la Stratégie du Groupe Emerige, directeur général du fonds de dotation Emerige et Président du club « Un immeuble une œuvre », sont revenus sur la création de ce programme et la charte d’engagement des promoteurs, et ont dressé un premier bilan de ce programme qui a permis de commander 650 œuvres en 7 ans.
Après une visite trop courte des fabuleuses collections du Musée des arts et Métiers, les auditeurs se sont retrouvés l’après-midi dans l’amphithéâtre Abbé Grégoire pour explorer ensemble comment la culture pouvait redonner du temps à l’économie. Bertrand Réau, Professeur de sociologie au CNAM, titulaire de la chaire "Tourisme, voyages et loisirs" et chercheur au Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique a montré combien il était important pour analyser les mutations à l’œuvre dans le tourisme, de sortir des catégories préétablies (“tourisme culturel”, “tourisme familial”, etc…) pour analyser les pratiques concrètes des personnes pendant leurs temps de loisirs. Il a ainsi plaidé pour une vision globale du temps libre qui permettrait de mieux articuler les calendriers des différents acteurs et de lutter contre les effets amplificateurs d’inégalités de l’actuelle structuration de l’offre de loisirs.
Lucie Marinier, Professeure du CNAM, titulaire de la chaire ingénierie de la culture et de la création, est revenue quant à elle sur les ingénieurs culturels, catégorie qu’elle entend largement, et incluant tous les métiers agissant autour des œuvres et des artistes, “qui font que les œuvres adviennent et qu'elles parviennent”. Ces acteurs soumis à de profondes mutations (bouleversements écologiques, nouvelles demandes sociétales, crise économique) dans l’exercice de leurs missions, sont amenés à revoir leur rapport au temps, Ainsi, la linéarité de la succession des tâches (curation puis production puis médiation) est remise en cause, le temps de la création lui-même évolue et inclut des temps de recherche qu’il faut apprendre à mieux accompagner; les formes artistiques évoluent, intègrent le temps des gestes, mais aussi l’évolution de l’œuvre et de son contexte, et sa disparition. Du point de vue de la diffusion, il y a également nécessité de remplacer le temps de la consommation par celui de la délectation. Le contexte nécessite de nouvelles compétences et donc de nouvelles formations, qui elles-mêmes doivent se repenser, et intégrer des “clauses de revoyures” pour accompagner les acteurs dans leur changement de pratiques.
Ces deux jours de réflexion ont été clos par une conférence de Michaël Dandrieux, Sociologue, Président fondateur d’Eranos, cabinet de conseil en stratégie. Fondant son discours sur l’enjeu de travailler à maintenir l’habitabilité du monde, il accompagne les acteurs privés à sortir d’une stricte utopie de la production pour devenir des acteurs de la transformation sociétale. Un enjeu pour notre temps présent, sur lequel tous les acteurs peuvent se retrouver.
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