Los Angeles, dimanche 13 mars 2011
Cher Alain Mabanckou,
Vous êtes né à Pointe-Noire en République du Congo Brazzaville, dans
cette ville ouverte sur l’océan, véritable poumon économique et maritime
du pays, là où, gardien d’Hôtel, vous lisiez « par effraction » les aventures
de San Antonio. Après des études de droit, vous découvrez la France à 22
ans, avec déjà quelques manuscrits dans votre valise, notamment des
recueils de poèmes. Dans Demain j’aurai vingt ans, un demi-siècle après
L’Enfant noir de Camara Laye, vous faites parler l’enfant que vous aviez
été pour évoquer le Congo-Brazzaville des années 1970-80, la radio qui
portait les rumeurs du monde, les Présidents qui « prenaient les surnoms
d’Amin Dada ou Bokassa Ier », et surtout votre famille - « ni riche ni très
pauvre » - partagée entre votre « maman Pauline » et votre « maman
Martine », l’autre femme de votre père. Les critiques vous rapprochent d’un
Pagnol transposé sur les rives du fleuve Congo.
Cher Alain Mabanckou, vous faites partie du cercle rêvé des étonnants
voyageurs. Votre identité plurielle et en mouvement répond à l’image d’un
XXIe siècle global et cosmopolite, et votre géographie personnelle est une
formidable mosaïque composite. Je reprends vos propos : « C’est peutêtre
en France que je me suis senti le plus africain. Et aux Etats-Unis que
je me sens européen. Que va-t-il se passer, si je pars en Asie ? ». Vous
vous réclamez d’ailleurs de ce que vous appelez un « mic-mac identitaire
tricontinental ».
Après une dizaine d'années comme conseiller dans le groupe Suez-
Lyonnaise des Eaux, vous vous consacrez à l’écriture avec la parution en
1998 de votre premier roman Bleu-Blanc-Rouge qui vous vaut le Grand
Prix Littéraire de l'Afrique noire. Prose, poésie, rien n’échappe à votre
plume mêlant humour, respirations poétiques et plongée inédite dans les
racines africaines. Vous avez construit une distance avec votre objet : pour
vous, « L'autocritique est essentielle si l'on veut ensuite poser un regard
juste sur le reste du monde ».
C'est bien entendu la forme romanesque qui vous révèle au grand public,
avec notamment Verre cassé, unanimement salué par la presse, la critique
et les lecteurs ; puis Mémoires de porc-épic qui vous vaut en 2006 le Prix
Renaudot, tous les deux parus au Seuil. Votre plume agile et ironique sait
à coup sûr séduire.
Le roman Black Bazar, paru au Seuil en janvier 2009 a été classé parmi les
20 meilleures ventes de livres en France dans les listes de L'Express, du
Nouvel Observateur et de Livres Hebdo.
On vous traduit dans plusieurs langues, du catalan au coréen, on vous
adapte au théâtre. En 2007, vos écrits poétiques reparaissent sous le titre
de Tant que les arbres s’enracineront dans la terre.
Vous trouvez également le temps de consacrer votre énergie à la diffusion
des oeuvres d’autres écrivains. Votre admiration pour James Baldwin vous
amène à signer 20 ans après sa mort une Lettre à Jimmy. En 2008, vous
traduisez en français l’auteur de Bêtes sans patrie (Beasts of no nation), le
jeune prodige des lettres américaines, du jeune et plus que prometteur
auteur américain Uzodinma Iweala.
Vous êtes également animé du désir de transmission. Au Michigan,
écrivain en résidence, vous enseignez la littérature francophone à la
prestigieuse université d’Ann Arbor pendant trois ans. UCLA vous invite
comme Visiting Professor en 2006, avant de devenir en 2007 professeur
titulaire de littérature francophone. La langue française et la littérature
francophone ont en vous un allié et un avocat de poids. Vous êtes « le
professeur de littérature française le plus cool de Californie ». Vos
auditoires sont nombreux, attentifs, souvent hilares : pour un peu, on vous
appellerait, comme certains, « Mabancool », en oubliant que vous avez
obtenu la bourse la plus prestigieuse de l’Université de Princeton dans le
domaine des Humanités. Quand j’affirme que la France est un « pays
monde », c’est à des personnalités comme vous que je pense, c’est à ces
nombreux auteurs de langue française qui enseignent dans le monde
entier, en Amérique du Nord, en Asie, en Amérique latine, qui font
connaître notre langue dans ses nuances et sa richesse, à l’image de votre
grand ami Dany Laferrière.
Vous êtes un ambassadeur rayonnant de la langue française aux Etats-
Unis. De la France, votre pays d’adoption, vous avez épousé l’ironie toute
voltairienne. Depuis votre arrivée à Los Angeles, vous avez d’ailleurs
participé à de nombreuses manifestations organisées par le Service
d’Action et de Coopération Culturelle dont le Festival Vis-à-Vis : A Day with
French & American Writers qui s’est tenu à Venice en mai 2010. Le « petit
fils nègre de Vercingétorix », comme vous aimez à vous définir, non sans
humour, engage et encourage de nombreuses initiatives de promotion de
notre langue et de notre culture, au sein de l’Université mais aussi au sein
du réseau des Alliances françaises, relais si importants en Amérique du
Nord.
Votre oeuvre foisonnante été récompensée à de nombreuses reprises dans
le monde littéraire : Prix des Cinq Continents de la Francophonie, Prix RFO
du Livre, Prix Aliénor d’Aquitaine, mais aussi prix Renaudot et Prix de la
Rentrée Littéraire 2006.
Parce que vous êtes un écrivain français à l’identité façonnée par le
monde, parce que la littérature est pour ainsi dire votre « deuxième
mère », parce que vous déployez un talent rare mêlant subtilement ironie
et poésie, cher Alain Mabanckou, au nom du Président de la République
française, et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous
faisons chevalier dans de la Légion d’Honneur.
Chère Eva Marie Saint,
Le poète français Charles Baudelaire écrivait « la femme est l’être qui
projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves »
et je retrouve dans son propos toute la portée symbolique de votre nom,
Eva Marie, que vous avez su incarner avec élégance tout au long de votre
carrière cinématographique. Je suis particulièrement honoré de rendre
hommage à une comédienne de votre envergure qui, par un jeu novateur,
tout en subtilité et sobriété, a porté à l’écran une vision nouvelle de la
femme moderne. Vous êtes une actrice rare tant par votre filmographie
que par votre talent, ce qui vous confère les vertus d’exigence et de
rigueur indispensables à tout artiste de premier plan.
Vous êtes née un 4 juillet, sous le signe de l’indépendance, ayant toujours
refusé de sacrifier votre vie personnelle, familiale à la frénésie
hollywoodienne du métier. Jeune femme vous vous imaginiez enseignante,
mais vous découvrez le théâtre dans les troupes de la Bowling Green
State University de l’Ohio et succombez à la magie du théâtre. Après avoir
obtenu une Licence de Lettres, vous vous installez à New York et faites
vos débuts à la radio et à la télévision. En 1950, vous vous inscrivez au
célèbre Actor’s Studio et y rencontrez entre autres Karl Malden, « Mitch »
dans Un Tramway nommé Désir d’Elia Kazan, Rod Steiger, récompensé
par sa prestation dans Sur les quais de Kazan, et Julie Harris. Si le nom
d’Elia Kazan résonne dans ma bouche comme une litanie, chère Eva
Marie, c’est qu’à l’image du maître enlumineur, le réalisateur a révélé votre
beauté de femme et votre génie d’artiste. Vous êtes engagée trois ans plus
tard par un théâtre de Broadway pour jouer dans A Trip to Bountiful, une
pièce d’Horton Foote. À cette époque, Elia Kazan - le revoilà ! - cherche
désespérément une jeune actrice pour incarner Edie Doyle, la fragile
héroïne de Sur les Quais. Après un essai avec Marlon Brando, vous
tournez votre premier film qui est désormais un classique du 7ème art. La
performance que vous y réalisez est récompensée par l’Oscar de la
meilleure actrice dans un second rôle.
Mettant un soin tout particulier dans le choix de vos prestations, vous jouez
sous la direction de grands réalisateurs et donnez la réplique aux
comédiens les plus talentueux d’Hollywood. Ainsi en 1957, vous vous
retrouvez face à Montgomery Clift et Elizabeth Taylor dans le drame
d’Edward Dmytryk, L’Arbre de vie, et travaillez auprès de Fred Zinnemann
dans Une poignée de neige, drame poignant traitant de la toxicomanie qui
vous valut un Golden Globe.
Vous alternez par la suite des comédies romantiques et des drames
sentimentaux, jusqu’à votre deuxième rôle marquant : celui d’une espionne
déchirée entre amour et raison d’Etat, une Eve Kendall face à Cary Grant,
délicieusement inoubliable dans La mort aux trousses (North by Northwest)
où votre séduction feutrée se révèle pour toujours redoutable. Vous confiez
à propos de ce rôle : « C’était si agréable de jouer une espionne sexy !
Une libération ! Je ne sais pas ce qu’Hitchcock a vu en moi, mais il
soutenait que j’étais née pour jouer Eve Kendall. Il voulait que je lui
promette de ne plus jamais faire de sink to sink movies, ces films où
l’héroïne est une femme d’intérieur. »
Puis vous vous investissez dans l’aventure de l’Exodus (1960), épopéefleuve
d’Otto Preminger sur la naissance de l’Etat d’Israël pour laquelle
vous partagez la vedette avec Paul Newman. Par deux fois vous croisez la
route de John Frankenheimer : pour L’Ange de la violence (All Fall Down,
1962), puis pour Grand Prix (1966), une peinture du milieu de la course
automobile, au générique duquel on voit notamment Yves Montand. Vous
tournez également pour Vincente Minnelli Le Chevalier des sables, un
drame passionnel, dans lequel vous retrouvez Elizabeth Taylor, Richard
Burton et Charles Bronson ; et aussi un western onirique, L’Homme
sauvage, en 1969, avec Gregory Peck.
Deux ans plus tard, vous êtes à l’affiche de Loving, une tragi-comédie sur
la libération sexuelle typique de la fin des années 1960 signée Irvin
Kershner avec George Segal, un film très « sink to sink »… « Je n’ai pas
tenu ma promesse faite à Alfred Hitchcock, dites-vous avec humour par
rapport au film, mais au moins j’ai pu battre mon mari comme plâtre ! » En
1976, vous vous distinguez dans la série How the West Was Won qui vous
vaut une nomination à l'Emmy. Vous revenez à la comédie dans Cancel
My Reservation de Paul Bogart, avec Bob Hope, Ralph Bellamy et Forrest
Tucker. Ce film met fin à la partie la plus importante de votre carrière
cinématographique. Vous allez revenir épisodiquement sur les plateaux à
partir de 1986. Depuis 1949, vous multipliez les apparitions sur le petit
écran dans pas moins d’une trentaine de séries dont People like US pour
laquelle vous obtenez une récompense aux Emmy Awards.
Ces dernières années nous avons eu le plaisir de vous retrouvez dans Je
rêvais de l’Afrique, Don’t Come Knocking de Wim Wenders, et dans la
comédie familiale Winn-Dixie, mon meilleur ami.
C’est une personnalité discrète et lumineuse, déterminée et désarmante,
une immense comédienne et une mère présente, aimante, d’une grande
clairvoyance dans ses choix que j’ai la joie d’honorer aujourd’hui. Chère
Eva Marie Saint, au nom de la République française, nous vous remettons
les insignes d’Officier dans l’Ordre des Arts et des Lettres.
Cher James Ellroy,
Vous portez en vous cet univers sur fond de brouillard, entre nuit et jour,
cette réalité fantasmée qui déborde et qui ne demande qu’à s’exprimer.
Car votre oeuvre raconte l’entre-deux, entre deux milieux, criminel et
politique, entre deux moments, le jour et la nuit, entre deux mondes,
fictionnel et réel. Un réel inspiré des faits divers, de la petite histoire, mais
également de l’Histoire de l’Amérique, un réel partagé entre
l’autobiographie et les fantômes de la fiction. Une oeuvre duale donc, par
laquelle vous avez su sublimer les épreuves tragiques de l’existence.
Né à Los Angeles, vous avez trouvé dans cette ville un décor de choix
pour vos récits noirs. Avec la « Lloyd Hopkins Trilogy », consacrée à ce
policier hanté par la violence, vous trouvez la reconnaissance en tant
qu’auteur avant que ne survienne le succès public de votre L.A.Quartet,
composé notamment du célèbre Black Dahlia et de L.A Confidential. Ces
thrillers font de vous un maître du genre, titre que vous confirmez dans les
productions suivantes, notamment votre trilogie Underworld U.S.A. qui sort
du cadre de votre ville natale, et du thriller pur, pour entrer vers une contrehistoire
de l’Amérique que vous appelez de vos voeux. Vous y retracez, sur
2 600 pages, l’histoire des Etats-Unis au travers des grands événements
sociaux et politiques de 1958 à 1972. Homme du passé, comme vous vous
plaisez à le répéter, vos récits résonnent pourtant d’une actualité et d’une
contemporanéité inouïe.
Voilà toute la spécificité de votre oeuvre : cette propension à l’ambivalence,
à l’ambiguïté, à raconter une époque au moyen d’une autre, à narrer un fait
réel au moyen de la fiction. « La collusion, c’est la vie », dites-vous. Et faire
la part de la réalité et de la fiction, dans vos récits, relève de la gageure.
Cette réalité puise autant dans le fait divers, comme dans The Black
Dahlia, que dans l’histoire politique, avec American Tabloid par exemple.
Mais c’est également votre propre expérience qui entre en scène dans des
romans à forte connotation autobiographique, tels My Dark Places ou The
Hilliker Curse : My Pursuit of Women.
Dans une formule efficace et terriblement juste, Evan Roth en 1995, décrit
la spécificité de votre écriture, qui renouvèle les codes du roman noir :
« [you] write about a clandestine world too fantastic to be fact and to real to
be entirely fantasy ». Alors que l’ambiguïté entre réel et fiction est une des
meilleures recettes, et des plus vieilles, du roman noir, vous lui donnez un
nouveau souffle en utilisant les ressorts de l’adaptation, de la reprise, en
concevant la création comme une éternelle réécriture.
Comment dire quelque chose des pages les plus connues de l’histoire ?
Comment rendre original et unique le récit d’un fait divers ? La réalité est le
matériau sur lequel vous travaillez, un cadre initial sur lequel vous vous
appuyez pour construire une série d’actions qui tiendront le lecteur en
haleine. Dans un style alerte, nerveux, aux nombreuses saillies, vous
emmenez vos lecteurs dans les tréfonds du monde et de l’espèce
humaine. Et ce n’est pas seulement pour dénoncer, mais plutôt, avec ce
cynisme qui vous caractérise, pour souligner l’incroyable potentialité de
création qui réside dans la part d’ombre de chacun.
La violence crue qui saisit vos livres et l’omniprésence des femmes
constituent les piliers de votre monde fictionnel. Des éléments qui, ajoutés
à un art inégalé de l’intrigue et du rebondissement, ont attiré l’attention
d’Hollywood. Nombreux sont vos romans qui ont été adaptés au cinéma,
nouvelle réécriture d’un récit initial : L.A Confidential en 1997, Stay Clean
en 2002 et White Jazz en 2009, entre autres. Vous faites preuve d’un
désintérêt manifeste pour ces adaptations, parce que vous déplorez la
compression inévitable de vos intrigues. Mais est-ce la seule raison ?
Votre conception de la création explique votre refus de participer à
l’écriture des scénarii. Votre propre pratique d’écrivain montre que la
réécriture, ou l’adaptation, sont déjà des pratiques de création. Celui qui
s’approprie un document, un moment historique ou un roman pour s’en
inspirer, le reprendre, le réajuster, le modifier, voire le transformer, en
devient le propre maître et peut agir à sa guise. Au lieu de chercher à
cautionner les scénarii hollywoodiens, vous laissez aux scénaristes la
même liberté dont vous avez usé.
Je salue en vous le maître des rêves en noir et des contre-histoires, qui
figure parmi les plus grands noms de la littérature mondiale. Cher James
Ellroy, au nom de la République Française, nous vous remettons les
insignes d’officier dans l’Ordre des Arts et des Lettres.
Cher René Goiffon,
Raconter votre vie, c’est un peu raconter celle d’Harmonia Mundi tant le
développement de celle-ci est tributaire de votre travail et de votre ténacité.
Votre parcours si riche et si original est déjà une justification en soi de
votre réussite. Ajoutons à cela un goût profond pour la musique, une
curiosité sans bornes et un don pour dénicher les talents : voilà qui
explique votre présence à la tête d’Harmonia Mundi U.S.A depuis 1982.
Diplômé de l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris en 1969, vous
décidez de partir cinq ans à la découverte de l’Afrique centrale et australe.
Ce parcours, pour le moins original, séduit Bernard Coutaz, fondateur de la
maison de disques Harmonia Mundi, spécialisée dans la musique
classique et les musiques du monde, et à qui je voudrais ici rendre
hommage, puisqu’il nous a quitté il y a juste un an.
Lorsqu’il décide de vous intégrer à la petite équipe de la maison de
disques, à Saint-Michel-l’Observatoire, siège social de la société à
l’époque, Bernard Coutaz ne sait pas encore que vous en deviendrez un
des piliers. Vous contribuez en effet au développement du catalogue
classique, un des plus importants au monde, et d’une exceptionnelle
qualité. C’est cette réputation qui permet à la société d’assurer sa propre
distribution, et de devenir distributeur pour d’autres labels. Vous en profitez
pour créer un vaste réseau de partenaires qui ouvre de réelles
perspectives internationales. Ainsi, après l’ouverture d’un bureau à
Londres, la société s’agrandit et vous êtes envoyé à Los Angeles, avec
votre épouse elle-même productrice, pour diriger la nouvelle succursale.
Vous décidez alors de réduire l’intermédiation et de vous adresser
directement aux détaillants : vous créez la première unité de production
hors de France, chargée de faire connaître des musiciens aux horizons
culturels divers, notamment des artistes américains tels le luthiste Paul
O’Dette, le groupe Anonymous Four, ou le Theatre of Voices sous la
direction du chef de choeur britannique Paul Hillier, - ces musiciens
américains comptent pour environ 40% du nouveau répertoire enregistré.
Vous favorisez également la découverte d’artistes maliens, francophones
le plus souvent, comme Boubacar Traoré, Lobi Traoré et Habib Koité entre
autres. Vous créez World Village, une section d’Harmonia Mundi
spécialisée dans les musiques du monde.
Mais votre contribution à la musique ne s’arrête pas là. En 2001, vous
organisez au Mali le premier « Festival au Désert » à Essakane, dans la
région de Tombouctou, qui a pour but de faire découvrir les musiques
africaines et, par leur intermédiaire, de favoriser les rapprochements entre
les peuples. Des artistes variés comme Oumou Sangaré, Ali Farka Touré,
le groupe Tinariwen ou Robert Plant viennent s’y produire et accèdent à
une réelle reconnaissance publique.
L’enjeu de votre travail est de faire tomber les frontières pour laisser
circuler les talents musicaux, pour que chacun puisse partir à la
découverte de l’autre grâce à la musique, - ou à la photographie, une autre
de vos passions. Parallèlement, vous avez su trouver des solutions
efficaces pour maintenir le succès d’Harmonia Mundi malgré la crise. À
l’heure où l’industrie du disque doit se renouveler et trouver des solutions
pérennes pour l’avenir, je ne peux que vous en féliciter.
Pour votre travail remarquable de diffusion et de mise en valeur des
trésors musicaux du monde entier et de tous les genres, pour votre
implication dans la défense de l’industrie du disque, cher René Goiffon, au
nom de la République Française, nous vous faisons Officier dans l’Ordre
des Arts et des Lettres.
Cher Lucian Grainge,
C’est à un grand entrepreneur et à un pionnier de l’industrie musicale que
j’ai le plaisir de rendre hommage, dont le nom est si attaché à un leader
mondial : Universal Music. Je me dois de rappeler que vous êtes partie
prenante du groupe Vivendi dont le Président Directeur général, Jean-
Bernard Lévy, a annoncé récemment votre participation au Conseil
d’administration. Depuis le 1er janvier vous êtes installé à Los Angeles
pour vous rapprocher du « coeur battant » des industries culturelles et
créatives, loin de New York, où se trouvaient vos bureaux, loin de votre
cher quartier de Richmond, vous le Londonien, et d’Arsenal, votre club de
football fétiche. Ce choix est tout un symbole : celui de la modernité, des
nouvelles technologies, de l’innovation.
Votre carrière dans l’industrie musicale, c’est d’abord celle d’un héritier de
la « vague punk », d’un admirateur des groupes anglais comme les Clash
et les Sex Pistols, en d’autres termes d’un « enfant du rock » qui plonge
très tôt dans le monde de ses rêves. Quand les pas de Sid Vicious
rencontrent ceux de l’industrie du disque alors en plein développement,
cela ne peut que produire des étincelles : cela vous donne une intuition et
une écoute qui vous conduisent à lancer des talents et à découvrir de
nouvelles icônes du siècle.
Pendant ces roaring eighties pleines de promesses, vous travaillez ainsi
successivement chez CBS, chez RCA Music avant de rejoindre Universal
Music en 1986, pour créer l’antenne anglaise de PolyGram Music, où vous
enchaînez les succès, à l’heure où la scène pop londonienne est l’objet de
toutes les passions. Vous rejoignez ensuite Polydor, dont vous devenez
directeur général en 1997 : vous y faites percer de jeunes talents qui
obtiennent très vite une reconnaissance internationale.
Avec votre carrière, c’est l’histoire de l’industrie musicale, c’est l’histoire de
toutes les pistes de danse et des concerts cultes qui défilent sous nos
yeux. Vous avez en effet signé les plus grands noms de la pop et de la
scène rock internationale de l’époque disco aux années 2000 : des
sonorités disco d’ABBA à la personnalité facétieuse de Mika, du son rock
irlandais de U2 à la voix chaude d’Amy Winehouse, sans oublier Elton
John, Eurythmics et Metallica. Vous avez occupé les plus hautes
responsabilités au sein d’Universal Music, dont vous connaissez les
arcanes, les artistes, les possibilités de développement mieux que
quiconque, à l’heure où l’industrie du disque a besoin de visionnaires face
à la déferlante digitale, au défi numérique et aux périls du laissezfaire
dans le domaine du piratage. Ce combat, vous l’avez fait vôtre afin de
défendre les artistes et les créateurs ; ce combat nous l’avons porté en
France, dans le cadre de la loi Hadopi, votée en 2009, afin de lutter contre
le téléchargement illégal de musique mais aussi de promouvoir une
démarche incitative et pédagogique en faveur de l’offre légale. OEuvrer à
« civiliser internet » est, comme vous le savez, l’une des priorités de la
présidence française du G20 : enrayer la banalisation du piratage et
soutenir les offres légales qui permettent de soutenir la création et les
créateurs font partie intégrante de ce qui relève d’un horizon commun que
nous devons construire ensemble, entre pouvoirs publics et secteur privé.
Le Président-Directeur général d’Universal Music Group que vous êtes sait
aussi être présent sur d’autres nouvelles frontières de la création : vous
êtes en effet devenu, depuis quelques jours, membre du Conseil
d’administration d’Activision Blizzard. Le monde du jeu vidéo, où les
créatifs et les développeurs français sont très présents, va désormais
pouvoir compter sur votre dynamisme et vos intuitions.
Votre carrière faite de persévérance, de continuités et d’intuitions a été
honoré chez vous au Royaume Uni, où vous êtes Commandeur de l’Ordre
de l’Empire britannique. Aujourd’hui, c’est la France qui vous distingue car
chacun sait ici que votre talent de découvreur a influencé en profondeur
nos imaginaires musicaux et la bande son de nos vies.
Cher Lucian Grainge, au nom de la République française, nous vous
remettons les insignes d'officier dans l'ordre des Arts et des Lettres.
Cher Gus Van Sant,
Comment rendre hommage à une si brillante carrière, et déjà si souvent
récompensée ? Que choisir parmi des chefs-d’oeuvre comme My Own
Private Idaho, To Die For, Good Will Hunting, Elephant, Last Days, Milk,
qui ont tant marqué des spectateurs du monde entier ? Tous, et ceux que
je n’ai pas cité, représentent l’immense talent qui est le vôtre.
Originaire de Louisville, vous êtes diplômé de la Rhode Island School of
Design en 1970. Passionné de peinture, et écrivain à vos heures perdues,
vous avez tout de suite le désir de créer, à tel point que, selon l’anecdote,
votre père vous aurait donné 20 000 dollars pour réaliser un court-métrage
jamais sorti.
Après un voyage de quelques années en Europe, juste après vos études,
vous commencez à travailler comme assistant de production auprès de
Ken Shapiro. Vous en profitez pour produire et réaliser votre premier long
métrage, Mala Noche, romance gay filmée en 16mm et en noir et blanc.
Cette première oeuvre, malheureusement encore inédite en France, est
accueillie très favorablement puisqu’elle est primée par l’Association des
critiques de Los Angeles.
Courtisé par Universal, vous montrez votre indépendance d’esprit en
partant à Portland réaliser d’autres projets de films comme Drugstore
cowboy en 1989 sur une bande de junkies ou le fameux My Own Private
Idaho en 1992. Ces films sont l’occasion de développer des thèmes qui
vous sont chers : celui de l’adolescence, de la famille choisie qui se
compose ou se recompose, et en même temps cette tonalité tragique que
vous réinventez avec un talent si singulier, où l’on voit sourdre une
violence omniprésente, réelle et symbolique. Vous traitez la solitude
humaine à coup de récits diffractés, de longs plans séquences, et de
dialogues où les mots se font rares. On retrouve tous ces ingrédients qui
sont si caractéristique de votre style unique dans votre trilogie, qui
comprend votre film le plus célèbre, Elephant, récompensé à Cannes pour
sa mise en scène, et bien sûr Palme d’Or. Sa description froide et logique
de l’enchainement de ces faits dramatiques lui a d’ailleurs valu le prix
cinéma de l’Education Nationale, pour la portée réflexive de votre travail.
Autour et à côté d’Elephant, on trouve bien sûr Gerry et ses deux jeunes
voyageurs du désert qui recèlent en eux une énergie contenue et toute la
force de la contemplation, tandis que Last Days, en 2005, se penche sur la
fin tragique du jeune prodige qu’était Kurt Cobain. Trois films indépendants
salués pour leur originalité et qui ont surtout contribué à faire de vous un
réalisateur majeur de l’histoire du cinéma.
Et puis, en parallèle, vous choisissez de réaliser des films qui relèvent plus
du cinéma « mainstream » comme l’excellent et satirique To Die for avec
Nicole Kidman, plus resplendissante que jamais, ou Good Will Hunting et
Finding Forrester, deux films d’initiation, où la jeunesse trouve sa voie sous
l’influence complexes de mentors hors du commun.
Parmi vos personnages en quête d’eux-mêmes, on trouve aussi Harvey
Milk. Le film éponyme que vous lui consacrez a su soulever des questions
centrales sur l’acceptation de l’autre et de sa différence. Vos films
interrogent, ils posent les questions sans imposer les réponses. Vos
propres termes le diront mieux que moi : « c’est le manque d’explication
qui donne sa beauté et son énergie au cinéma ».
Votre travail a été repris tout dernièrement par le comédien James Franco
qui a souhaité réaliser deux films différents à partir des rushes et des
scènes coupées de My Own Private Idaho. Pour accompagner le projet,
vous avez composé huit aquarelles en correspondance avec ces vidéos.
Votre art se prête donc à merveille au palimpseste, dans le même esprit
d’ailleurs que vous aviez repris le célèbre Psychose de Hitchcock pour lui
donner une forme inédite, porteuse de votre empreinte.
De fait, c’est ce que je retiendrais de vous : cette indépendance, ce goût
pour l’expérimentation, cette belle liberté qui seule préside à vos choix.
Vous êtes devenu le maître d’un cinéma existentiel où le tragique se
réinvente, suivant une très grande exigence qui a pour qualité remarquable
d’être accessible au plus grand nombre.
Cher Gus Van Sant, au nom de la République Française, nous vous
remettons les insignes de Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres.
Cher Matthew Weiner,
Vous étiez de passage à Paris en février dernier à l’occasion de la diffusion
sur les chaînes câblées de Mad Men, votre série phare, et vous avez pu
constater l’admiration suscitée par votre travail. Aujourd’hui, voilà une
nouvelle occasion française de vous rendre hommage, chez vous cette
fois.
Né à Baltimore – une autre grande ville pour les séries, je pense à The
Wire -, vous arrivez très jeune à Los Angeles, ville dans laquelle vous vivez
toujours avec votre épouse et vos quatre fils. Après de brillantes études en
philosophie, en littérature et en histoire à la Wesleyan University, vous
obtenez un Master of Fine Arts (MFA) à la Southern California School of
Cinema and Television. Cette formation universitaire vous permet
d’endosser diverses casquettes, celle du showrunner génial de Mad Men,
mais également celle de scénariste, de producteur et de réalisateur pour
différentes séries, et notamment Les Sopranos.
Votre carrière débute dans la discrétion des scribes de l’ombre, par la
rédaction de scénarii pour différentes séries télévisuelles. Durant cette
période, vous développez le pilote qui donnera naissance à Mad Men.
Mad Men : Une série unique sur le monde de la publicité dans les années
1960, dont tous les personnages sont déjà devenus culte. Une série pour
laquelle vous vous êtes payé le luxe de la lenteur, où les scènes sont peu
dialoguées, où la psychologie prime sur l’action. En somme, une série
totalement à contre-courant des productions habituelles. Vous avez dû
d’ailleurs essuyer plusieurs refus avant que le groupe AMC ne se décide à
vous commander treize épisodes, en 2007, qui marquèrent le début de la
série.
Mad Men, c’est le rêve américain raconté par ceux qui l’ont inventé : les
publicitaires. C’est par cette mise en abyme que vous vous lancez dans
une entreprise de démystification des années Ike puis des Sixties. Je
reprends vos propres termes : « le monde de la publicité est une
métaphore de l’histoire que je suis en train de raconter ». Pour ce faire,
vous n’hésitez pas à mettre en scène des personnages aux
comportements libérés, dans leur relation à l’amour, à la cigarette, à
l’alcool. Vous soulignez les incohérences d’une Amérique au visage lisse,
où le machisme règne, où des femmes enceintes fument dans leur voiture
vitre fermée, où l’on fait des réunions au whisky avant 11h du matin.. dans
une satire des plus réjouissantes.
Dans la digne lignée des feuilletons d’Eugène Sue ou de Balzac au
XIXème siècle, Mad Men confronte le spectateur à ses attentes et ses
désirs insatisfaits. C’est d’ailleurs une thématique centrale de votre travail
que l’on retrouve dans la trame des Sopranos, et plus précisément dans
les épisodes auxquels vous avez collaboré. Vous dites en effet que vous
aimez « écrire sur les frustrations, le conflit entre nos attentes et la réalité,
sur ce qu'on ne peut pas changer ».
De fait, c’est le pilote de Mad Men qui séduit David Chase, créateur et
producteur des Sopranos, et qui lui donne envie de vous intégrer à l’équipe
de cette série culte, connue comme le plus grand succès financier en tant
que série câblée, et plébiscitée par la critique. Le New Jersey, ses friches
industrielles et les autoroutes de ses interminables banlieues sont devenus
les décors cultes d’une réflexion sur la périphérie, la limite de la légalité, le
non-lieu attachant de la quête de soi. Nous sommes nombreux, de par le
monde, à avoir roulé avec Tony Soprano sur le New Jersey Turnpike de
nos pensées.
Tony d’un côté, Don Draper de l’autre, avec leurs doubles vies sous
l’apparence de la respectabilité, ont suscité chez des millions de
téléspectateurs un attachement unique, qui est le propre des grandes
fictions.
Votre travail comme producteur exécutif et scénariste des saisons 5 et 6
de la série des Sopranos vous apporte la consécration puisque vous êtes
nommé aux Emmy Awards en qualité de scénariste, et vous y remportez
deux prix comme producteur. Mad Men ne sera pas en reste, puisque la
série est récompensée dans plusieurs catégories aux Golden Globes, aux
Emmy Awards également et aux Writers Guild of America Awards.
Matthew Weiner, vous êtes l’étoile de cette nouvelle génération de
créateurs qui a totalement réinventé les codes de la série télévisée, pour
en faire aujourd’hui l’un des genres les plus propices à l’innovation
narrative. Au nom de la République française, nous vous remettons les
insignes de Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres.