Dans cette matière complexe qu'est la mémoire collective, le traitement des cicatrices prend du temps. Il y a de fausses médecines : les exercices d'exorcisme impossible et les cures en repentance pour péchés originels.
Et puis il y a les vraies médecines : celles de l'entendement, celles de l'éducation. « La lumière dans les êtres ». Celles qui nous font comprendre, pour reprendre la très juste expression de Lilian Thuram, qu'« on ne naît pas raciste, on le devient ».
La remarquable exposition conçue par Pascal Blanchard, co-auteur de la série documentaire « Noirs de France », Nanette Jacomijn Snoep, responsable de l'histoire des musées au Musée du Quai Branly, et Lilian Thuram, avec le concours de Gilles Boëtsch nous invite à revenir sur ce passé proche, celui de nos parents ou de nos grands-parents, où l'on exhibait l'autre, dans des expositions, bien avant l'âge de nos vidéosphères.
L'intelligence de votre exposition, c'est aussi de nous rappeler que dans la quête obscène du typique, tous les « autres », pour ainsi dire, y sont passés : Noirs d'Afrique, Kanaks, Aztèques, les Basques et les Bretons aussi.
De nous rappeler aussi que dans cette entreprise d'exhibition, nous n'étions pas seuls. Je pense au patrimoine photographique du Raj britannique ; à l'Allemagne impériale et ses colonies, et a fortiori à l'Allemagne nazie ; à la Belgique léopoldienne, au Portugal, aux États-Unis, toutes terres où l'altérité était devenue l'objet du spectaculaire.
De nous rappeler enfin que depuis le XVIème siècle, depuis qu'on exhibait nos nouveaux « sauvages » dans les ports d'Anvers ou de Rouen, nous n'avons eu de cesse, pendant si longtemps, de reproduire artificiellement le choc du premier contact, de le donner en pâture au peuple, pour mieux le sidérer, pour mieux lui faire admettre le bien fondé de toutes nos controverses de Valladolid.
De nous remettre en mémoire les ambiguïtés constitutives de notre passé proche. Le temps de l'Exposition coloniale de 1931, c'est aussi celui de la naissance de ce qui allait devenir Radio France Internationale ; le temps des « Négresses de caf' conc' » et de « Boubou soldat », et celui de « J'ai deux amours », la chanson de Joséphine Baker.
En rouvrant nos boîtes de Ya'Bon Banania, on redécouvre une lecture du monde qui voulait s'adosser plus que tout à la science. Pendant quelques décennies, les théories racistes et la folie de la phrénologie firent leurs ravages. Dans l'Inde britannique, on mesurait les angles nasaux et les périmètres crâniens pour dénicher les fondements physiques de la hiérarchie des castes ; en Belgique, en France, on cherchait également des critères pour repérer, classer, hiérarchiser, simplifier l'imbroglio ethnique de l'Afrique colonisée. À la complexité du social, on privilégiait, au nom de la raison, le repérable, le clairement identifiable, l'emblématique.
L'anthropologie sociale a depuis longtemps quitté le terrain douteux de ces pulsions scientistes qui donnèrent aux Lumières leur d'ombre, pour laisser la place aux terrains de l'interprétation. Face aux Lumières de la mise en vitrine, de l'humanité réduite au cabinet de curiosités, les autres Lumières se sont imposées, celles qui prennent en compte la complexité des constructions sociales, et le poids de leurs représentations.
Aujourd'hui, à Paris, le Musée du Quai Branly, la Cité internationale de l'immigration, et bientôt à Marseille le Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée, prônent des approches complexes, où l'univoque et la simplification n'ont pas leur place. Leur vocation à nous éclairer est d'autant plus essentielle que, comme le dit très justement Lilian Thuram,
cet histoire « n'est pas terminée ». Faut-il le rappeler, le régime de l'apartheid a pris fin il y a moins d'une vingtaine d'années, et ses cadres dirigeants étaient formé à la « Volkekunde », à l'université de Stellenbosch
– une ethnologie qui prenait appui, dans un anachronisme tragique, sur un racisme qui se voulait scientifiquement fondé.
Aujourd'hui, c'est au tour de l'exotisme des « exhibitions » de nous paraître bien exotique. Cette exposition résonne des propos de Montaigne, quand il décrivait la visite de Charles IX et de sa cours à Rouen mis en présence de « sauvages » brésiliens, et le regard de ces derniers sur nos moeurs et nos injustices. C'est, je crois, tout le sens de votre magnifique initiative : éduquer contre le racisme, c'est aussi, précisément, savoir revenir à ce stade du miroir.
Je vous remercie.