Une histoire maritime
Saint-Pierre-et-Miquelon est un archipel français d’Amérique du Nord, situé à une vingtaine de kilomètres au sud de l’île canadienne de Terre-Neuve. Nommé île Saint-Pierre par Jacques Cartier en 1536, l’archipel passe à plusieurs reprises des mains des Anglais à celles des Français, avant de devenir définitivement français en 1816.
Il sert dès le XVIe siècle de base aux pêcheurs normands, bretons et basques, venus y chasser la baleine puis, dans la seconde moitié du XIXe siècle, est au cœur d’une importante activité de pêche morutière sur les bancs. Après une période de faste économique dans les années 1920 liée au trafic d’alcool vers le continent américain pendant la Prohibition, l’archipel vit longtemps de la pêche et de l’aquaculture avant de se tourner vers le tertiaire et l’administration.
Les vestiges de la Prohibition
En plein déclin au sortir de la Première Guerre mondiale, la petite colonie de pêcheurs qu’est Saint-Pierre va bénéficier du contexte politique aux États-Unis, où une loi promulguée en 1920 interdit de consommer et de vendre de l’alcool dans le pays : c’est la Prohibition. La législation américaine n’étant pas applicable à Saint-Pierre du fait de son statut de colonie française (l’archipel est aujourd’hui une collectivité d’Outre-mer), l’alcool y est importé en toute légalité d’Europe puis acheminé clandestinement sur les côtes américaines et canadiennes où il est revendu à prix d’or. Durant leur escale à Saint-Pierre et pour éviter le bruit qu’elles pourraient faire en s’entrechoquant dans les caisses en bois, les bouteilles sont transvasées dans des sacs en jute : en cas de contrôle des douanes américaines, les sacs sont passés par-dessus bord, pour échapper au flagrant délit. Aujourd’hui encore, les fonds sont jonchés de bouteilles de whisky, régulièrement remontées par les plongeurs. Quant aux caisses en bois, elles ne sont pas jetées, mais réemployées comme combustible ou matériau de construction, encore visible çà et là sur les maisons de l’archipel.
Une tradition du réemploi des vestiges
Les abords de l’archipel présentent des conditions de navigation très difficiles : plus de 1600 naufrages sont ainsi recensés sur ses côtes depuis la fin du XVIIIe siècle. Disposant de peu de ressources naturelles, et notamment de bois, les habitants de l’archipel ont donc pris l’habitude, très tôt, de réemployer tout ce qu’ils trouvaient sur les épaves. Cette pratique est profondément ancrée dans les habitudes. Elle est poursuivie jusque dans les années 1980 par des plongeurs amateurs ayant exploré les épaves englouties mais également les dépotoirs des goélettes ayant hiverné dans ses eaux : des milliers de biens remontés des profondeurs sont ainsi encore stockés chez leurs découvreurs. Or, en France, la législation est très protectrice pour les biens culturels maritimes (livre 5 du code du Patrimoine, article L532-1 et suivants, article R532-1 et suivants) qui appartiennent soit à leur légitime propriétaire, soit, par défaut, à l’État : toute découverte en mer ou sur la plage doit être signalée dans les 48 heures à la Direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) ainsi qu’au Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm) et être laissée en place sur site.
Pendant des décennies, des plongeurs locaux ont donc exploré épaves et sites de mouillage et ramassé des objets souvenirs, sans se soucier de la réglementation en vigueur. Il est vrai que celle-ci était alors plus souple qu’aujourd’hui (elle ne s’est réellement durcie qu’en 1989 ) et que les archéologues eux-mêmes ne s’intéressaient pas beaucoup à l’histoire récente et aux territoires français éloignés de l’Hexagone. Ces plongeurs ont donc pensé pouvoir collecter des biens avec un fort sentiment de légitimité pour « sauver le patrimoine ».
Les missions du Drassm : inventorier les vestiges sous-marins et documenter l'histoire de l'archipel
Depuis 2016, le Drassm a décidé d’engager des moyens pour remplir sa mission d’inventaire de l’ensemble des biens culturels maritimes (BCM) de Saint-Pierre-et-Miquelon : sites archéologiques sous-marins mais également objets s’y trouvant. L'inventaire des sites permet d’actualiser la carte archéologique de l’État, celui des biens archéologiques mobiliers consiste principalement à identifier la fonction, le type de matériaux ou encore la provenance d'un objet et à enregistrer ces informations dans la base de données mobilier du Drassm.
Ces inventaires sont essentiels. Ils permettent notamment de mettre en lien les objets et les épaves, parfois réduites à quelques planches ou tôles et de répondre à ces questions : où étaient situées les zones de mouillage ? Quels bateaux transportaient quelles marchandises ? D’où venaient-ils ? Où sont localisées les dernières épaves ? Grâce à sept campagnes de plusieurs semaines en mer et sur l’estran, le Drassm a ainsi formellement inventorié 65 sites, alors que de très nombreuses épaves gisent dans les fonds bordant l’archipel.
Le Drassm a jusqu’à présent inventorié 2 200 objets dans les différents musées des deux îles et chez plusieurs particuliers qui en possèdent encore. Le double enjeu, à terme, est d’une part une restitution de ces biens dans les collections de l’État, dans le cas de biens culturels maritimes (BCM), et par ailleurs une valorisation de ce patrimoine par sa mise en dépôt au sein d’institutions muséales de l’archipel.
En 2023, l’équipe du Drassm a ainsi réussi à inventorier les objets collectés par quatre particuliers :
- chez le premier particulier : 64 lots d’objets, dont un sabord du Transpacific (dernier grand paquebot échoué en 1971 et entièrement vidé par la population avec la bénédiction des autorités à qui le démantèlement du bateau aurait coûté trop cher) aménagé en objet de décoration, et une collection d’environ 70 pipes et de 24 bouteilles, flacons ou encriers ;
- chez le deuxième : 270 lots d’objets, dont un important nombre de pipes et de bouteilles de contrebande ;
- chez le neveu et héritier du troisième : 70 lots d’objets, dont une magnifique collection de pipes, très bien documentée par un catalogue exhaustif et des dessins réalisés par le découvreur. Pour les autres objets, une partie des informations, sur les provenances notamment, a malheureusement disparu avec la mort du détenteur ;
- chez le quatrième : une portion de pied de mât, recyclée comme billot.
Pour comparaison, les biens culturels maritimes recensés dans les trois musées de l’archipel ne représentent que 439 objets.
Une très grande partie de ces objets, notamment les pipes, proviennent de la passe du Nordet, zone de mouillage historique dans la baie de Saint-Pierre.
Si au fil du temps de nombreuses portes se sont ainsi ouvertes aux agents du Drassm, les deux plus gros collectionneurs de l’île refusent encore de donner accès aux objets collectés au terme de nombreuses années d’exploration. Le contexte de leurs découvertes et les informations sur l’état et la localisation exacte des sites risquent ainsi de disparaître avec eux. Cette volonté d’obtenir ces informations explique que le Drassm ne privilégie pas la piste du contentieux.
Comment convaincre ces plongeurs passionnés de laisser les scientifiques accéder à leurs collections et permettre la valorisation de ce patrimoine, tout en appliquant la législation ?
Le cas de Saint-Pierre-et-Miquelon n’est pas unique. Le développement de la plongée autonome, dans les années 60, a permis aux plongeurs loisir de l’époque d’écumer toutes les mers et prélever des objets archéologiques antiques comme contemporains pour en faire des trophées de leur passion. Aujourd’hui, conscients que leurs collections ont été rassemblées en dehors de la législation mais profondément attachés aux biens qu’ils ont trouvés, nombreux sont ceux qui refusent encore d’ouvrir leurs portes aux équipes du Drassm. Certes, à leur décès, ces collections, atteignant parfois plusieurs centaines d’objets, reviendront à l’État : les jeunes générations ne s’y opposent pas, d’autant qu’elles savent que leur refus les condamnerait au titre de receleurs. Mais l’enjeu n’est pas tant de récupérer les collections, constituées généralement d’objets communs, que de documenter leur découverte avant le décès de ces personnes, qui disposent par ailleurs d’une grande connaissance des contextes historiques. Faut-il envisager pour ces plongeurs d’une autre époque, aujourd’hui très âgés, une transition de statut dans une durée maîtrisée ?
Second écueil auquel est confronté le Drassm : inciter par la médiation les détenteurs à restituer leurs biens à l’État. Ainsi pour Saint-Pierre-et-Miquelon, la mise en dépôt la plus légitime serait le musée de l’Arche, seul musée de l’archipel bénéficiant de l’appellation « Musée de France » et doté d’une véritable équipe scientifique, qui contextualise l’histoire de l’archipel. Les collectionneurs, généralement fiers de leurs trouvailles, préfèrent cependant que leurs lots soient présentés dans leur intégralité au public, même hors contexte, choix qu’opère rarement le musée de l’Arche mais que privilégient les autres musées, privés et associatifs, dans lesquels les normes de conservation sont moins respectées.
Les objets inventoriés, au fur et à mesure de leur intégration dans la base de données du Drassm, sont accessibles au public via une « vitrine virtuelle » dédiée à l’archipel.
Partager la page