Je voudrais vous parler ce soir d’un roman italien.
Dans « Si par une nuit d’hiver un voyageur », le roman d’Italo Calvino, on trouve un chapitre étrange intitulé « En s’éloignant de Malbork ». À travers une parodie hilarante de roman social-réaliste, le lecteur se trouve transporté dans une campagne d’Europe orientale. Les pages sont envahies d’odeurs de cuisine, et l’on imagine des recettes grasses et des sauces lourdes, propre à un pays rude, dont les noms de plats transpirent d’une « épaisseur charnelle ». Le lecteur se croit en Pologne, avant de découvrir qu’il s’agit plutôt d’un roman écrit en cimmérien…
Pourquoi vous parler ce soir d’Italo Calvino? Parce qu’il nous parle avec humour de représentations confuses, de cuisine aussi, de références géographiques et culturelles floutées par l’histoire.
La restauration de l’indépendance de la Lituanie a désormais un peu plus de vingt ans, au même titre que le rétablissement de nos relations diplomatiques par la même occasion, dont nous avons célébré les vingt ans l’année dernière.
Le 1er mai 2004, l’Europe s’est vraiment réunifiée. Votre pays, que l’histoire avait placé dans l’orbite soviétique, intégrait à nouveau sa maison, la maison européenne.
Vingt ans plus tard, pourtant, la culture lituanienne n’est toujours pas assez connue en France. Tout au plus, nous avons bien quelques images de Vilnius, cette Rome du Nord qui a été il y a peu capitale européenne de la culture ; du passé hanséatique de Kaunas, votre ville natale Monsieur le Ministre, ou des dunes de la Baltique ; parfois un souvenir livresque des profondes blessures du XXème siècle, ou celui des soldats du Grand-Duché de Lituanie dans Boris Godounov de Moussorgski ; la perception aussi d’une langue indo-européenne unique, et d’une culture populaire marqué par les rêves d’un paganisme tardif ; et les images d’actualité d’une indépendance fièrement reconquise. Au-delà, bien souvent, tout nous reste à découvrir.
Notre coopération culturelle oeuvre, depuis deux décennies, à une redécouverte réciproque.
Depuis cette belle maison verte dans le centre de Vilnius où Stendhal avait pendant un temps tenté de coordonner tant bien que mal les approvisionnements de la Grande Armée pendant la campagne de Russie, l’Institut Français propose une programmation florissante, avec par exemple le festival du film français « Ecrans d’hiver » qui est un rendez-vous attendu chaque janvier dans tout le pays – dans la capitale, mais aussi à Kaunas, à Panevežys, à Klaipeda… En mars prochain, votre
festival féminin « Cherchez la femme » mettra Catherine Deneuve à l’honneur. Nous participons également activement à vos nombreux festivals de cinéma, qu’il s’agisse de fiction, ou de documentaire ; et je me réjouis qu’un accord de coproduction soit à l’étude entre notre pays et celui de Sharunas Bartas et de Jonas Mekas.
Nous avons développé des échanges culturels dans les domaines les plus divers, les arts textiles par exemple avec le travail d’Olga Boldyreff, le Nouveau Cirque français à l’Imprimerie des arts de Vilnius, les conférences d’été de l’Institut qui participent à la scène intellectuelle lituanienne, les festivals de jazz… Le Junior ballet du Conservatoire national supérieur de Paris est en ce moment même à Vilnius, à la prestigieuse école Čiurlionis.
C’est donc un long travail de redécouverte culturelle réciproque qui est en cours. Il y a eu des moments forts, comme avec l’exposition consacrée justement il y a dix ans, au Musée d’Orsay, à Mikalojus Konstantinas Čiurlionis celui qui, en s’inspirant de la culture populaire lituanienne dans ses « sonates peintes », fut au tout début du XXème siècle l’un des inventeurs de l’art moderne ; ou plus récemment des découvertes heureuses, comme la jeune chanteuse Alina Orlova au festival des Boréales en Basse-Normandie.
Monsieur le Ministre, c’est pour intensifier tout cela que nous avons pensé ensemble à « un voyage en Lituanie », lors de notre entretien en octobre dernier, en anticipant sur votre prochaine présidence du Conseil de l’Union européenne. La dernière saison du genre datait de 1992, avec les autres Etats baltes.
Je suis heureux que nous commencions par la gastronomie, un domaine qui m’est particulièrement cher. Ce soir, nous allons le voir tout à l’heure, nous sommes très loin des pages de Calvino, et nous allons découvrir tout ce qu’il est possible de faire avec du porc et des pommes de terre, de la betterave, des concombres et des champignons, du poisson fumé et du pain de seigle, de la crème fraîche, du beurre fondu, des blynai, des laitages. Sans parler des zeppelin, ou des brioches au pavot ou à l’abricot comme on en trouve dans les rues de Vilnius ; ou encore du balzam, une liqueur dont on dit qu’avec un certain dosage tenu secret, elle aurait guéri Catherine de Russie.
Pendant un peu plus d’un an, nos deux pays vont connaître une programmation d’échanges culturels particulièrement intenses. Je tiens à remercier chaleureusement toutes les institutions qui se sont joints au « voyage » : le FRAC Alsace, avec l’oeuvre du vidéaste Deimantas Narkevicius d’ores et déjà visible à l’exposition « affinités, déchirures et attractions » ; le Musée d’Art moderne de Strasbourg et sa magnifique exposition sur « L’Europe des esprits ou la fascination de l’occulte » avec des oeuvres de Čiurlionis et de Simonis ; l’Ecole nationale supérieure des Beaux-arts pour la photographie ; le festival d’histoire de l’art de Fontainebleau avec l’oeuvre de Mekas et celle de Georges Maciunas ; le Centre national du Livre et ses rencontres littéraires autour des oeuvres de ces grands lituaniens qui ont illustré la langue et la pensée française : Milosz, Baltrusaïtis, Levinas , ou encore Greimas ; le Marché de la poésie à Paris où sera présenté avec le soutien du CNL l’anthologie bilingue, à paraître très prochainement, « Coeurs ébouillantés », sur la poésie féminine ; une rétrospective Jonas Mekas au Centre Pompidou, et une rétrospective Sharunas Bartas à la Cinémathèque française ; le festival de géographie de Saint-Dié-des-Vosges avec une exposition en coopération avec le Musée national de Lituanie ; les Archives nationales avec une exposition qui s’annonce passionnante sur la cartographie du Grand-Duché aux XVIème et XVIIème siècles et les extraordinaires photographies de Buracas et d’Augustinas qui avaient été primées à Paris à l’exposition universelle de 1937 ; le Festival Les Boréales en Basse-Normandie avec un cycle théâtral lituanien en cours de préparation - un moment qui s’annonce important tant votre théâtre, encore peu connu en France, occupe dans la culture lituanienne une place considérable ; les concerts à Vilnius et à Paris, ou encore l’exposition du Louvre sur les
estampes de Watteau à Vilnius.
Nous aurons l’occasion ce soir de porter des toasts, à la vodka, à la Starka ou à la Krupnikas, à tous ces très beaux rendez-vous qui s’annoncent, pour célébrer l’ouverture de cette saison. Mais je tiens tout d’abord à remercier très chaleureusement Muza Rubackyte, qui a accepté de nous rejoindre ce soir, pour interpréter trois préludes du grand Čiurlionis, et un Lied de Schubert transcrit par l’un des compositeurs les plus européens de l’histoire de la musique, et dont elle est l’une des interprètes mondialement reconnues : Franz Liszt.
Je vous remercie.