« 8 966 km, c'est la distance à vol d'oiseaux entre Paris et Séoul. Pourtant, pendant une semaine, du lundi 27 juin au lundi 4 juillet, cette distance ne sera qu'un simple détail ». Derrière cette promesse, on trouve l’École de la traduction littéraire (ETL), une structure créée en 2012 par le Centre national du livre en partenariat avec l’Asfored, qui organisait, avec le Service culturel de l'Ambassade de France à Séoul, une session de formation à l’attention de jeunes traducteurs des universités de Hankuk et Ewha, en Corée du sud. Quant au « simple détail », il s’agit bien entendu de la puissance de la traduction littéraire, qui abolit l’éloignement culturel et géographique.
Le résultat de cette session fut à la hauteur de ce qu’en attendaient les organisateurs. « Les premières réactions sont excellentes », nous confiait à chaud Olivier Mannoni, directeur pédagogique de l’ETL et traducteur reconnu, dont les traductions de philosophes allemands et de grands textes de Sigmund Freud font autorité. « Je m’inscris en faux contre ceux qui prétendent que l’intelligence artificielle pourra un jour remplacer les traducteurs, poursuit-il. Cette infime subtilité de l’écrivain, personne d’autre qu’un être humain n’est capable de la comprendre. La traduction, ce n’est pas traduire des mots, c’est traduire un ensemble de choses qui créent un texte. C’était le message de « De Paris à Séoul ». J’ai le sentiment qu’il est passé. »
Traduire Flaubert
Depuis son lancement, l’École de la traduction littéraire propose pour les traducteurs de « langues rares », comme le coréen, de « multiplier les ouvertures en formation-traduction » et « d’offrir un enseignement qui permette d’aller dans les deux sens, plus précisément de faire travailler l’ensemble des traducteurs vers le français, et du français vers l’ensemble des langues », explique Olivier Mannoni. C’est ce que les formateurs, en accord avec les souhaits exprimés par les Coréens, ont mis en œuvre lors de cette session. « Dans l’atelier d’ouverture, détaille Olivier Mannoni, la traductrice Françoise Wuilmart a montré comment les circonstances historiques, le contexte, dans lesquels un traducteur travaille, peuvent modifier la nature d’une traduction. Il n’y a pas de traduction absolue. Aucune traduction ne peut rendre un texte en faisant abstraction de ce qui entoure le traducteur ».
Cette infime subtilité de l’écrivain, personne d’autre qu’un être humain n’est capable de la comprendre
L’un des ateliers qui suscitait le plus d'attente – en même temps qu’une certaine crainte – était celui sur Flaubert, animé par Olivier Mannoni. « J’avais choisi un passage de Madame Bovary dans lequel Emma s’aperçoit qu’elle ne supporte plus son mari. Flaubert utilise des techniques d’une subtilité remarquable. Il commence en écrivant : « Ce fut une journée de décembre. Il neigeait ». On a un passé simple, puis un imparfait. Cela marque quelque chose de décisif dans le roman. Et, c’est là que cela devient intéressant, les langues asiatiques ne connaissent pas les temps : elles utilisent des périphrases. Or, on est ici dans une situation de temps extraordinairement précise ». On n’arrête plus le traducteur : « Il faut arriver à faire comprendre aux élèves que le sens n’a aucune importance et que c’est la manière dont Flaubert donne une réalité à son texte qu’ils doivent saisir ». Et alors ? « C’est compliqué mais on y arrive. J’entendais en coréen un écho de la structure sonore du texte de Flaubert ».
Mangas et domaine anglais
Miyako Slocombe, jeune traductrice du japonais qui a reçu en 2021 le prix Konishi pour la traduction de mangas de la série Tokyo Tarareba Girls, a animé l’atelier consacré au genre dont elle est experte : « J’ai commencé par un panorama de l’état actuel de l’édition de mangas en France avant d’en venir à la traduction, en commençant par les difficultés particulières à ce type de traduction, comme la taille des bulles, le fait que l’ordre des mots soit différent, ou encore la difficulté des onomatopées qui sont très riches en japonais ». Place ensuite à la partie pratique, à partir d’un extrait de La cantine de minuit, de Yaro Abe (éditions du Lézard noir) dont elle traduit également les volumes. Devant des stagiaires de langue maternelle coréenne qui n’avaient pas de connaissances en japonais, la traductrice avait préparé une traduction littérale. « Je leur ai expliqué les nuances, les idées qu’il fallait transmettre. Ils se sont basés sur cette traduction pour proposer une traduction du japonais en français ». La jeune traductrice a été frappée que plusieurs stagiaires aient déjà de l’expérience dans la traduction de webtoons, ces mangas en ligne. « Certains avaient beaucoup d’aisance pour faire des propositions parce qu’ils étaient déjà habitués à ce rapport entre le texte et les images ». La traductrice, elle-même issue de l’École de traduction littéraire, retire beaucoup de ces formations : « Au sujet des webtoons, par exemple, j’ignorais qu’on traduit souvent les onomatopées par des mots davantage que par des sons ». Elle qui en ce moment passe de la traduction d’un manga à un autre ne dira jamais assez de bien de l’école qui l’a formée : « Le métier de traducteur est solitaire. Quand on s’engage dans cette voix, on se pose beaucoup de questions sur notre légitimité et nos choix de traduction. À l’ETL, avoir autant d’intervenants qui se contredisent m’a beaucoup rassurée. Cela signifiait qu’il n’y avait pas une seule vérité dans la traduction mais plusieurs ».
Avoir autant d’intervenants qui se contredisent m’a beaucoup rassurée
Véronique Béghain, traductrice de l’anglais, professeure à l’université Bordeaux Montaigne où elle dirige le master « traduction pour l’édition », est une habituée des ateliers de l’École de traduction littéraire : « Quand je travaille avec des traducteurs qui ne sont pas des traducteurs de l’anglais, j’arrive avec plusieurs traductions françaises d’un même texte en anglais. C’est très formateur. Cela permet à des gens qui ne sont pas compétents dans la langue-source de s’intéresser au français sans trop se soucier de l’anglais. De mon côté, j’apporte un certain nombre d’informations sur le texte en anglais ». En l’occurrence, la traductrice avait choisi des textes de Jack London et George Orwell qui existent dans plusieurs traductions françaises avec la consigne de traduire de l’anglais depuis le français sans regarder les traductions existantes ou alors de ne regarder que les traductions françaises. « À partir de ces différentes versions, l’idée était d’essayer de repérer des partis prix de traduction et de montrer que la conception que l’on a de la traduction n’est pas la même au milieu du XXe siècle et à l’époque contemporaine. L’historicité se jauge en fonction de la date de parution mais il n’est pas rare de trouver à l’époque contemporaine des partis pris de traduction qui, d’une certaine manière, sont d’un autre temps ».
Patrick Honnoré, traducteur du japonais, et Rosie Pinhas-Delpuech, traductrice de l’hébreu, complétaient le tour de table de cette formation en Corée du sud.
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