« Vivante », « diverse », « foisonnante », « généreuse », c’est ainsi qu’apparaît la langue française, vue à travers le prisme du Dictionnaire des francophones. Un prisme bien différent de celui des dictionnaires traditionnels, à l’ambition normative et classificatrice. Avec Le dictionnaire des francophones, c’est tout le contraire : le français se libère des carcans, fait son miel – et quel miel ! – des usages et s’émancipe d’une vision purement Hexagonale de la langue en s’ouvrant à la richesse et l’inventivité dont peuvent faire preuve les locuteurs francophones.
Lancé le 16 mars, en présence de nombreuses personnalités, dont la romancière Leïla Slimani, ambassadrice de la 26e édition de la Semaine de la langue française et de la francophonie organisée par le ministère de la Culture, le Dictionnaire des francophones, piloté par la délégation générale à la langue française et aux langues de France, fera entendre sa propre voix : celle de locuteurs venus du Sénégal, du Canada, du Maghreb, de Belgique ou même des Etats-Unis, que fera résonner cet outil collaboratif d’envergure. Le linguiste Bernard Cerquiglini, qui préside le Conseil scientifique du Dictionnaire des francophones, revient pour nous sur la profonde originalité de la démarche
Le Dictionnaire des francophones est une initiative lexicographique inédite qui, pour la première fois, réunit dans un même projet toutes les aires de la francophonie. En quoi cette démarche est-elle novatrice ?
L’histoire de la langue française a été marquée par trois grandes commandes publiques qui ont fait date. La première est à l’initiative de Richelieu. En 1635, celui-ci a chargé l’Académie française, qu’il a fraîchement fondée, de rédiger un dictionnaire dans le but d’établir le bon usage de la langue. Trois siècles plus tard, le général de Gaulle a souhaité doter la France d’un grand dictionnaire adapté au monde moderne. Il en confie la responsabilité au CNRS, qui le conçoit dans les années 1960 en dépouillant par ordinateur toute la littérature française des 19e et 20e siècles. Ce sera le Trésor de la langue française, mieux connu sous son abréviation : TLF. La troisième initiative vient d’aboutir avec le Dictionnaire des francophones. On la doit au Président Emmanuel Macron, qui entend ainsi appuyer son ambition en faveur de « la langue française et le plurilinguisme ».
Pour autant, ce dictionnaire est fondamentalement différent des précédents. D’abord, ce n’est plus un dictionnaire de papier, c’est un outil numérique. Ensuite, il ne fixe pas le bon usage comme en 1635, et ne décrit pas non plus le « français de France » littéraire à l’image du TLF. Son ambition est de rendre compte du français qu’on parle dans le monde. Dans son discours sous la Coupole, le Président de la République souligne que « le français s’est enfin émancipé de la France ». Notre objectif est donc de rendre visible cette réalité en recueillant la diversité mondiale du français par le biais d’un outil numérique. Il ne s’agit pas d’écrire un dictionnaire nouveau ! Beaucoup de ressources sont disponibles, isolément, sur internet. Il faut compiler ce qui existe sur la langue française dans l’ensemble de la francophonie : le wiktionnaire, une base de données québécoise, des bases de données sur le français en Afrique, en Belgique...
Il faut partager ce dictionnaire comme on partage la langue et en faire un outil de promotion de la diversité
Tout utilisateur du Dictionnaire des francophones peut non seulement consulter des entrées, mais également proposer de nouveaux mots. Pourquoi ce choix d’un outil collaboratif ?
Voilà une autre nouveauté par rapport aux dictionnaires précédents. Certes, le ministère de la Culture a confié la réalisation cet outil numérique à une équipe de linguistes et d’informaticiens de l’université de Lyon 3. Mais l’idée est de jouer réellement la carte de la Francophonie, c’est-à-dire : du français en partage. Il faut partager ce dictionnaire et en faire un outil de promotion de la diversité. Or, quel meilleur moyen de montrer cette diversité que de faire appel à tous les locuteurs ? Le Dictionnaire des francophones porte bien son nom : chacun va pouvoir proposer des éléments, qu'il s'agisse d'un mot nouveau, d'une définition nouvelle ou d'un sens nouveau.
Nous avons des bases de données sur le français en Afrique. Elles sont intégrées au dictionnaire, mais elles datent un peu. Or le français est extrêmement vivant sur ce continent, des termes et locutions sont produits sans arrêt, qu'il importe de relever. Mon rôle, en tant que président du Conseil scientifique, c'est notamment d'animer une équipe de relecture qui va trier, classer, analyser tout cela. Mais l’élément important, dans un premier temps, c’est la confiance : notre ambition est que chaque francophone puisse s’approprier ce dictionnaire.
Le Dictionnaire des francophones présente, à ce jour, plus de 400 000 mots – un chiffre qui devrait aller en s’accroissant. Ces entrées recouvrent aussi bien des mots de la langue courante, des mots techniques, des abus de langage…. Ce parti pris s’est-il imposé comme une évidence ?
Oui, dès l'abord. Parce que, nous savons, nous, linguistes, que les dictionnaires depuis le 17e siècle, ont inventé le classement des termes : nobles, bas, techniques, familiers... Cette distinction peut être utile pour enseigner la langue, mais elle est parfois un peu rigide.
Nous avons donc voulu, là encore, montrer la vitalité et la diversité de la langue en accueillant le plus de mots possibles appartenant à des registres différents. Nous sommes aux antipodes du dictionnaire très resserré voulu par Richelieu : dans l’abondance, voire dans l’excès. D’où l’aspect participatif : nous voulons des mots ! Il faut montrer que le français est une langue mondiale, vivante, éminemment riche.
Pourriez-vous nous donner un exemple de mot ou d'expression francophone qui apporte une saveur supplémentaire au français ?
On trouve dans le Dictionnaire des francophones une expression que je connais bien pour avoir vécu quatre ans en Louisiane : c’est « lâche pas la patate ! » ; elle signifie : « tiens bon ! Ne renonce pas ». Et croyez-moi, quand j’ai suivi ce projet, il y eut beaucoup de travail, de longues discussions ; à chaque fois je me disais (avec l’accent acadien) « allez, faut pas lâââcher la pâtâââte, on va rrréussirrrr » ! Je serais content que mon expression fétiche vienne enrichir le français de France.
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