Suivrons entreautres La Rupture, Nada… jusqu’à La Demoiselle
d’honneur en 2004. Dans cette relation de travail faite d’écoute et d’amitié,
Claude Chabrol a vu en vous « cet acteur inclassable, rustre et fin, capable
de se glisser dans la peau et l’esprit de n’importe qui. » Une palette de
réincarnations dont vous savez jouer aussi par la voix : c’est vous qui
doublez Vitto Corleone, joué par Marlon Brando, dans Le Parrain de
Coppola en 1972, et l’on vous entend plus tard dans des doublages pour
Luc Besson.
Depuis les années 1970, vous avez tourné avec les plus grands
réalisateurs français, parmi lesquels Michel Deville dans Bye Bye, Barbara,
Alain Corneau, Bertrand Tavernier avec La vie et rien d’autre, en 1989,
dans un incroyable duo aux côtés de Philippe Noiret ; dans le rôle de Bailly,
dans La Révolution française de Robert Enrico.
En 1991 vient la consécration avec votre César du meilleur second rôle
français, dans Milou en Mai de Louis Malle, dans le rôle de Georges, aux
côtés de Michel Piccoli, Miou-Miou et de Paulette Dubost. On vous
retrouve en cardinal dans Amen de Costa-Gavras en 2002, en psychiatre
de Lambert Wilson dans Dédales de René Manzor, en père de Jacques
Mesrine dans le film à succès de Jean-François Richet, en face de Vincent
Cassel. Vous êtes aussi le directeur d’école dans Le Petit Nicolas dans
l’adaptation de Laurent Tirard il y a deux ans, et bientôt, sous la houlette du
même réalisateur, dans le rôle d’Abraracourcix dans le prochain Astérix et
Obélix. On vous retrouve tout aussi régulièrement sur le petit écran, dans
Palace, Zodiaque, Cordier juge et flic, dans Les Boeufs-Carottes avec votre
ami Jean Rochefort, avec Line Renaud dans la saga Le silence de
l’épervier. Des rôles les plus inquiétants aux plus populaires, votre visage
et vos interprétations sont omniprésentes dans la mémoire de nos images.
Mais Michel Duchaussoy, c’est aussi l’homme de théâtre, le roi des
planches qui traverse depuis des décennies les répertoires les plus variés.
Vous gardez un souvenir amusé de vos débuts au Français, où vous
courrez souvent les remplacements, dans des rôles de notaire, de
quatrième cadet dans Cyrano de Bergerac… « Le même jour, je jouais un
vieillard en matinée dans Le Cardinal d’Espagne, et, en soirée, le jeune
groom de 18 ans dans Le Dindon ». Trois années comme pensionnaire,
pendant lesquelles Robert Hirsch vous confiera le rôle de Sosie dans
Amphitryon, et vous vous imposez en Bob Laroche à demi-fou dans Temps
difficiles. Devenu sociétaire, vous êtes de toutes les scènes, où vous
travaillez avec Jean-Louis Barrault, avec Jacques Charon dans un
mémorable Fil à la patte de Feydeau, en Monsieur Loyal dans Tartufe de
Molière, avec Jorge Lavelli pour Le Roi se meurt de Ionesco. On vous
retrouve en Trissotin dans Les Femmes savantes, en Géronte dans Les
Fourberies de Scapin, en prince Mychkine dans une adaptation de L’Idiot
de Dostoïevski. En Théramène aussi, le gouverneur d’Hippolyte, dans
Phèdre : Patrice Chéreau aura réussi à vous convaincre de venir explorer
les terres de la tragédie racinienne, qui vous vaudront le Molière du
meilleur second rôle en 2003. Votre parcours d’homme de théâtre complet
vous amène à pénétrer les univers les plus variés, de Shakespeare à Shaw
et Pirandello, à celui de la mise en scène aussi, pour Marivaux et Musset.
Du feuilleton familial de l’été aux grands classiques, aux lectures de Perec
et au théâtre anglais, de la comédie aux rôles les plus sombres, vous êtes
l’un des rares à avoir exploré avec un égal talent ces trois mediums de
l’acteur que sont le théâtre, le cinéma et la télévision, sans délaisser l’un
pour l’autre. Claude Chabrol avait dit de vous : « Il met son art – c’est pour
cela qu’il est un artiste – avant son ego. » Dans votre ubiquité à la scène et
à l’écran, vous êtes l’un des maîtres de la séduction, l’un des plus grands
magiciens de nos fables païennes.
Au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous
sont conférés, nous vous faisons Officier de la Légion d’honneur.
Cher Claude Rich,
En attendant Godot, On ne peut jurer de rien, Le Soulier de satin ou le pire
n’est pas toujours sûr : les titres des oeuvres de théâtre ont parfois un goût
de réalité saisissant ! En effet, cinq fois reportée cette cérémonie a en
enfin lieu. J’en suis, croyez-le, très sincèrement heureux et je tiens à vous
remercier pour votre compréhension et votre patience délicate. Vous êtes
devenu un acteur incontournable, indispensable : grave ou léger,
sérieusement précieux ou magistralement décalé, vous faites partie de
l’univers culturel de très nombreuses spectatrices et de très nombreux
spectateurs. Voir et entendre Claude Rich, c’est d’une certaine façon
absorber une potion au pouvoir mnémotique, cette potion magique du
druide Panoramix – que vous avez incarné avec brio en 2002. Elle nous
plonge dans le plaisir du spectateur qui est aussi le « paradoxe sur le
comédien » pour reprendre le mot de Diderot, un travail fait de souffrance
et d’ascèse dont on tire une impression de naturel et de légèreté.
Homme de la scène, animé par la passion du théâtre et du jeu, vous savez
aussi irradier l’écran par votre présence, votre aura bienveillante et
rayonnante, votre oeil qui frise à chaque réplique. Alors que vous êtes en
pension, c’est l’un de vos professeurs qui vous transmet sa passion pour le
théâtre et vous conduit, quelques années plus tard, à présenter le
concours d’entrée du Centre du spectacle, avant d’intégrer le
Conservatoire national supérieur d’art dramatique, en 1949. Vous y
côtoyez vos amis et complices de toujours : Jean-Paul Belmondo, Jean
Rochefort, Jean-Pierre Marielle, Annie Girardot, Bruno Cremer, cette
« génération dorée » qui a accompagné le développement du cinéma sur
le petit écran. Vous faites vos premières armes à la Comédie française,
interprétant le répertoire avec la fougue et le talent que l’on vous connaît. Il
y a chez vous cette belle assurance faite de lyrisme et de charme que l’on
retrouve chez l’inoubliable Antoine Delafoy des Tontons Flingueurs, ce
jeune homme bien mis épris de musique abstraite et insupportablement
spirituel.
La scène du théâtre vous voit alors interpréter des rôles de jeunes
premiers décalés dans des pièces d’André Roussin, de Françoise Sagan -
Le Château en Suède, son premier succès au théâtre - avant d’affronter le
nouveau théâtre anglais, sous la houlette d’un maître, Claude Régy.
L’interprétation du rôle-titre dans Hadrien VII de Peter Luke vous vaut la
reconnaissance en 1971, avec le prix du Syndicat de la critique. Vous
écrivez pour la scène avec un égal succès : Un habit pour l’hiver, comédie
drôle et grinçante, où trois hommes se confrontent à la vieillesse, est
interprétée près de 600 fois. Vous y apparaissez aux côtés de deux
monstres sacrés, Georges Wilson et Claude Piéplu.
Votre talent et votre séduction rayonnante séduit les réalisateurs de
cinéma. René Clair vous ouvre les portes du cinéma en 1955 aux côtés de
Gérard Philippe et de Michèle Morgan : le jeune dandy élégant et distingué
trouve tout naturellement sa place dans des comédies charmantes, dans
de délicieux marivaudages, à l’image de La chasse à l’homme d’Edouard
Molinaro en 1964 ou dans des pièces comiques adaptées au cinéma, à
l’image du pétillant Oscar en 1967. Mais le « diable de comédien » que
vous êtes sait être là où on ne l’attend pas: en 1968, vous êtes la victime
de Jeanne Mariée, l’implacable mariée qui était en noir dans le film de
Truffaut ; dans le film fascinant d’Alain Resnais, Je t’aime, Je t’aime, vous
incarnez un personnage désenchanté à la Musset, suicidaire, qui participe
à une expérience scientifique le ramenant un an auparavant, aux cotés de
la comédienne Olga Georges-Picot, à la beauté étrange. Les images du
passé du héros surviennent par bribes, les moments d’une vie se
décomposent : les expérimentations de l’un des réalisateurs majeurs de la
Nouvelle Vague vous font entrer dans le mystère du jeu et dans ce rapport
au temps et à l’histoire, qui ne va plus cesser d’habiter votre jeu.
Les années 70 vous révèlent au grand public avec deux films qui
rencontrent le succès : Adieu Poulet de Pierre Granier-Defferre et le Crabe-
Tambour, où vous interprétez un inoubliable médecin du bord,
thaumaturge autant que conteur, dans la dernière mission confiée au
capitaine de Vaisseau (Jean Rochefort), chargé de surveiller la pêche sur
les bancs de Terre-Neuve. Vous explorez là une veine qui va marquer
votre carrière : celle du custode de la mémoire, celle du personnage
historique, que vous incarnez autant que vous le déconstruisez avec la
jubilation et la malice qui vous caractérise. Et quand la gloire passée ne
vient pas à vous, vous la tournez en dérision, à l’image du duc de Crassac,
vieillard indigne et retors que vous incarnez dans La fille de d’Artagnan de
Bertrand Tavernier (1994), créant cette distance teintée d’ironie qui séduit
tant vos nombreux admirateurs.
Au cours des dernières années, le jeu de l’acteur est pour vous une source
inégalée de plaisirs et de jubilation : vous vous êtes coulé dans des rôles
très différents, de la comédie de moeurs (La Bûche) au film choral (Le Coût
de la vie, Bancs Publics). Vieillard libidineux et agressif, géronte avare et
acariâtre, vous n’avez rien épargné à ceux qui vous voient en éternel
gendre idéal et en complice pétillant et lumineux. Pour l’ensemble de votre
éblouissante carrière d’acteur, l’Académie des Césars vous remet un
César d’honneur en 2002, hommage à votre virtuosité et avec votre
capacité à vous « réinventer » à chaque prise.
Vous aimez en effet raconter, vous aimez incarner jusqu’aux personnages
les plus fortement inscrits dans notre imaginaire, les plus tortueux, les plus
ambigus aussi, à l’image du Talleyrand du Souper ciselé par l’écriture de
Jean-Claude Brisville, du «pape » de l’Ecole Normale, Louis Althusser
dans Le Caïman et de ce Diable rouge roué et ambitieux que fut Mazarin,
sans oublier Voltaire, Galilée ou Léon Blum pour la télévision. Vous vous
élevez ainsi au rang de figure de la scène théâtrale en épousant le destin
de ces « grands hommes » dont vous révélez les faiblesses et l’humanité
autant que le cynisme parfois cruel. Vous avez l’art de faire revivre les
Puissants et de descendre de leur piédestal les icônes, non sans user de
votre charme discret et de votre voix pincée si douce et si singulière. De la
folie décalée vous savez faire un charme discret, de l’histoire vous avez su
faire un théâtre de la vie, de la dérision et de l’ironie une veine de
l’élégance : c’est cela qui vous constitue, cher Claude Rich, c’est cela qui
fait de vous l’un des acteurs les plus appréciés du public. Et avant de
conclure, permettez-moi de vous dire le bonheur – que partage votre
épouse, Catherine, ici présente – de vous voir à la rentrée sur les planches
aux côtés de votre fille Delphine, dans L’intrus, variation baroque et
profonde autour du mythe de Faust. Vous montrerez là encore votre sens
de l’ironie et de l’auto-dérision puisque celle-ci jouera à la fois votre fille,
votre femme et votre maîtresse… Je vois que la comédie est une affaire de
famille !
Aussi, cher Claude Rich, pour votre éblouissante carrière d’acteur, pour le
bonheur irradiant et généreux que vous avez suscité chez ceux qui vous
ont vu sur les scènes ou à l’écran, pour avoir incarné une forme
« d’élégance à la française » et d’esprit de finesse qui puisent aussi dans
vos racines, au nom du Président de la République, nous vous faisons
Commandeur de l’ordre national du Mérite.
Cher José Artur,
Vingt-quatre heures sur vingt-quatre
La vie serait bien dure
Si l'on n'avait pas le Pop Club
Avec José Artur
Plusieurs décennies d’une émission culte ont prouvé que l’on peut incarner
une mémoire collective par la voix. Surtout quand elle se fait porteuse,
comme vous le dites, d’une bouffée d’air pur, avec des mots trempés dans
le cyanure.
Votre nom a une résonance si familière à nos oreilles. Et pour cause. Voix
emblématique de France Inter, vous êtes l’un des plus grands
marathoniens des ondes que notre pays ait connu. Soixante-six ans de
radio. Soixante-six années au cours desquelles vous avez su distraire nos
quotidiens avec brio et rompre le silence avec tant de fantaisie et de
causticité qui font mouche. Animateur, comédien, producteur de radio et
télévision, ma génération ainsi que celles qui ont suivi vous reconnaît
comme une « voix de la France ».
Véritable icône radiophonique, on oublie presque vos débuts au théâtre et
au cinéma. Les cinéphiles se souviennent de vous dans Le Père tranquille
de René Clément, Z de Costa-Gavras ou encore Deux heures moins le
quart avant Jésus-Christ de Claude Berri. Vous désertez toutefois les
planches et les caméras, hormis quelques apparitions choisies, pour vous
consacrer à une autre vocation qui est celle de la radio. C’est dans la
discrétion des studios, à l’abri des regards, que vous apprenez à courtiser
le spectateur invisible. En 1965, la France entière entend pour la première
fois votre voix émaner du transistor. Dans ce prélude, on découvre un
amoureux des mots, un homme de culture et le goût pour ce bien si
précieux qui s’appelle l’impertinence. Le tout conjugué avec un humour
incisif qui vous est propre.
Il est vingt-deux heures, « en direct du Fouquet's » : c’est l’heure du Pop-
Club, le rendez-vous qu’on ne rate pas. Tous les soirs, sur France Inter,
vous vous soumettez à l’imprévisibilité du direct. Ce qui donne
inévitablement lieu à des moments jubilatoires. Combien de foyers,
combien d’auditeurs, jeunes et moins jeunes se délectent de vos paroles,
heure après heure, tard le soir ? Vous dites d’ailleurs que c’est la nuit qui
vous a choisi plutôt que l’inverse. La nuit, selon vous, on écoute plus qu’on
entend. C’est sans doute pourquoi on se souvient avec émotion de vos
anecdotes avec Duke Ellington, Georges Brassens, Dali, l'abbé Pierre ou
encore Coluche. Par le biais du Pop-Club, vous vous fabriquez un style
bien à vous, un mélange de légèreté et de profondeur.
Montaigne disait que la parole est à moitié à celui qui parle, moitié à celui
qui écoute. L’homme de radio talentueux doit en effet être bavard - c’est
votre cas. Il doit aussi prêter attention à l’auditeur pour être sur la même
longueur d’onde. Volubile, mais aussi vigilant aux mouvements de la
culture ambiante, comme vous le faites si habilement. Vous n’êtes jamais à
court de matériau. Vous êtes capable de présenter Yvette Horner ou de
préfacer un livre sur Claudel. Vous pouvez vous émouvoir sur un air de
Tino Rossi autant que sur un refrain de Serge Reggiani. Vous savez
apprécier les Beatles comme vous savez aimer Mozart. Cet éclectisme,
cher José Artur, c’est le terreau de toutes les découvertes. C’est grâce à
cette qualité, irremplaçable, que vous avez pu remplir un carnet d’écoute
tout au long de votre carrière.
« Pour oublier le passé et le futur, voici le Pop-Club de José Artur », disait
l’indicatif de votre émission composée par Serge Gainsbourg dans les
années 80. Une formule qui résume bien l’identité de votre parcours : celui
d’un chroniqueur du temps présent. Aux commandes du micro, l’infatigable
défricheur de talents fait son office. La France vous doit beaucoup pour
votre énergie soutenue à transmettre l’engouement, à emmener les esprits
vers de nouveaux rivages. En 2005, « victime d’une cure de jeunesse », le
Pop-Club ferme ses portes et dit au revoir aux ondes. L'émission durait
depuis quarante ans. L’impact sur des générations d’auditeurs est
inestimable.
Pendant plus d’un demi-siècle, les médias audiovisuels ont connu toutes
les mutations de l’actualité politique, culturelle et sociale. La transformation
du paysage radiophonique français s’est effectuée au son et au timbre de
votre voix. À Radio France, vous contribuez activement à l’essor de ce
fleuron national. Votre studio a été, en quelque sorte, la chambre d’écho et
le laboratoire privilégié des grands mouvements de la technique et de la
société. À l’heure où la radio est de nouveau conviée à franchir de
nouveaux seuils, votre expérience au service d'une radiodiffusion publique,
gratuite, pluraliste et novatrice s’avère irremplaçable.
Cher José Artur, l’acte de parole, comme vous le pratiquez, commande
une éthique. Une éthique qui place en son centre le courage de la vérité.
Ce qui peut être dit, ce qui doit être dit relève d’une exigence particulière
qui s’exerce au quotidien. Nous sommes réunis ici aujourd’hui pour
reconnaître votre engagement dans cette mission qui consiste à préserver
l’ouverture cet espace de liberté d’expression. La santé de nos
démocraties se vérifie souvent à l’aune de celle de leurs radios. En tant
qu’homme de radio et homme de parole, vous avez façonné la mémoire
collective de plusieurs générations de nos concitoyens. Présentateur sans
égal, la portée culturelle de votre carrière et votre service dévoué au public
sont exceptionnels. Vous avez donné à la radio française ses lettres de
noblesse.
Pour l’ensemble de ses raisons, cher José Artur, au nom de la République
française, nous vous faisons commandeur dans l'ordre des Arts et des
Lettres.