« Si je vous dis 24 avril 2005 ? », interroge Justine Ryst, directrice générale de YouTube France, au début de la table ronde « Du Super 8 à YouTube : filmer sa vie » organisée le 18 avril par le ministère de la Culture en partenariat avec YouTube France et la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) dans le cadre de l’Année du documentaire. « Me at the zoo ! » répond immédiatement une voix dans la salle. La première vidéo mise en ligne sur la plateforme est visiblement dans toutes les mémoires.
Et elle illustre parfaitement le thème de la table ronde : d’un côté, ce « formidable lieu d’expression » qu’est aujourd’hui YouTube, avec ses 41 millions d’utilisateurs en France ; de l’autre, des créateurs en herbe qui, à travers la plateforme, poursuivent et renouvellent l’utilisation que leurs parents et grands-parents faisaient de leur caméscope et de leur caméra Super 8. « Le documentaire, qui permet de sensibiliser, de vulgariser certains sujets, donne voix à une nouvelle génération de talents », assure Justine Ryst.
Parler de soi, un désir vieux comme le monde
« Le besoin de parler de soi est très ancien et commence bien avant YouTube, rappelle Réjane Hamus-Vallée, professeure des universités en sociologie visuelle et filmique, membre du Centre Pierre Navile. Il y a une part de continuité, quelle que soit la technologie. L’arrivée du Super-8 a été, à cet égard, un moment charnière. Avec une cassette qu’il suffisait de charger, il devenait plus simple de se filmer, une frange de plus en plus large de la population s’est équipée et la frontière entre pratique amateur et professionnelle a commencé à devenir floue ».
Une continuité que l’on retrouve dans la définition du film amateur que donne Aurélien Durr, responsable du secteur des archives audiovisuelles aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis. « Le cinéaste amateur, explique-t-il, est une personne qui a une activité professionnelle autre que le cinéma, qui capte des images en mouvement pour son plaisir ou pour le plaisir de son entourage ; il filme des personnes de sa famille ou de sa communauté ou un événement « exceptionnel » afin de le montrer à cette même famille ou à cette même communauté ». À cette nuance près que cette communauté peut aujourd’hui potentiellement réunir des millions de personnes…
En termes de diffusion, c’est donc la rupture et non la continuité qui est de mise. « On est virtuellement en contact avec la terre entière, poursuit Réjane Hamus-Vallée. Le nombre de vidéos mises en ligne chaque jour est vertigineux, cette tension entre l’intime et la distance est particulièrement intéressante ». Une visibilité qui, dans certains cas, a pour corollaire une notoriété ouvrant sur tous les possibles pour les jeunes créateurs.
Deux créateurs de contenus témoignent
Illustration avec deux d’entre eux – Julien Aubrée et Louanne Carmona – dont le témoignage est particulièrement attendu. Pour le premier, tout commence en 2010, lorsqu’il constate « qu’il est possible de mettre du contenu en ligne en quelques clics » et décide dans la foulée de poster des séquences de lui-même jouant aux jeux vidéos avec ses amis. La chaîne Mamytwink est née. Aujourd’hui, elle compte 2,2 millions d’abonnés et se consacre entièrement au documentaire illustré d'images d'archives avec « Histoires de guerre », série phare aux 100 millions de vues, « écrite par des passionnés mais vérifiée par un historien », souligne le jeune créateur, qui précise que la « bienveillance » est une des « valeurs » de la chaîne et confirme – c’était vrai au démarrage de Mamytwink, c’est toujours le cas aujourd’hui – « qu’il est difficile d’être complètement imperméable à la caméra. La mise en scène est là dès que la caméra tourne ».
Petite, Louanne Carmona voulait être humoriste. C’est « en faisant des blagues sur internet » qu’elle s’est fait connaître jusqu’à ce que la participation à un concours lui fasse gagner « 50 000 abonnés en deux semaines » et propulse sa chaine Louannemanshow dans la catégorie des contenus en ligne les plus populaires. Cette exploratrice des temps modernes, qui voyage partout dans le monde en train, en sac à dos et converses trouées, parle avec exaltation de son nouveau projet : « Je vais partir au Maroc avec des amis sur les traces de mes grands-parents qui y avaient un cabanon. Ma grand-mère m’a dit qu’elle y avait les meilleurs souvenirs de sa vie ». L’idée est de revenir de cette expérience avec de la matière pour un « documentaire trop stylé », un projet photos (« il combinerait photos anciennes et photos d’aujourd’hui ») et un livre.
La conservation des contenus, un enjeu d'avenir
Le succès des vidéos postées sur YouTube renvoie immédiatement vers une autre problématique, celle de la conservation de ces contenus. D’autant que la production de contenus semble ne pas connaître de limites… Cette question, éminemment sensible, est posée par Aurélien Durr, qui dans le cadre de ses fonctions en Seine-Saint-Denis, réalise « la collecte de tout ce que produit le département en tant qu’institution », mais aussi, progressivement, la production d’autres acteurs, en particulier associatifs. Aurélien Durr prend un exemple : celui du travail mené depuis les années 90 par l’association « Les Engraineurs » dont les films, tournés par des jeunes, documentent les discours fréquemment véhiculés sur les Courtillères, un ensemble d’immeubles à Pantin. Avec, à terme, la volonté de « construire le patrimoine audiovisuel d’un territoire ». Toute la question aujourd’hui est « de prendre en charge cette production numérique. Il est certain que nous allons devoir revoir notre pratique ».
Qui dit conservation des données, dit aussi naturellement stockage des données. « Le vidéaste dispose d'une entière liberté s’agissant des contenus qu’il souhaite conserver après les avoir mis en ligne, remarque Justine Ryst, mais chez YouTube, nous disposons d'une Machine Learning, qui permet en permanence d’optimiser le stockage ». Information de première main quand on sait que 500 heures sont téléchargées par minute dans le monde….
Invité à réagir, Julien Aubrée reconnaît volontiers que « lorsqu’on fait des vidéos, on ne pense pas forcément à ce qu’elles deviendront dans 50 ans ». En revanche, il est sûr qu’il existe « un format d’écriture propre à YouTube », et que, partant, celui-ci sera une bonne grille de lecture pour reconnaître cette production à l’avenir.
Un secteur en voie de professionnalisation ?
L’engouement que connaissent les productions amateurs se heurtent parfois à certaines limites, inhérentes à ce genre de projets. C'est pourquoi, il est important que les acteurs du secteur accompagnent ces productions sur la voie de la professionnalisation. Une transition dont se souvient Gilles Konan, étudiant de 19 ans et ambassadeur du pass Culture, un dispositif qui, selon lui, « intensifie le rapport entre la jeunesse et l’offre culturelle ».
« J’ai été témoin de la professionnalisation de YouTube et de cette intimité particulière qui s’est nouée avec le public, dit-il. Au départ, je m’intéressais à tout ce qui tournait autour des jeux vidéo. Aujourd’hui, Arte, où je regarde surtout des documentaires, est devenu ma chaîne favorite. On a le contrôle de son temps et de ce qu’on regarde ».
« Faire grandir cet écosystème et aller vers la professionnalisation, c’est notre première mission », conclut Justine Ryst. En partenariat avec la Scam, YouTube s’apprête d’ailleurs à « emmener quelques YouTubeurs » au Festival de Cannes dont l’emploi du temps n’aura rien à envier à celui d’authentiques professionnels.
Partager la page