Ce fut, pour le quartier des Sablons, quartier prioritaire de l’agglomération du Mans, une entrée dans le XXIe siècle sous le signe d’un fier changement d’allure. En 2001, en effet, sur une voie verte le long des bords de l’Huisne, surgissait tout à coup une série de chapiteaux : la première édition du festival « Le Mans fait son cirque ». Et en 2002, la piscine du quartier fermait ses portes pour se reconvertir peu à peu en une « Cité du cirque » (école de cirque et lieu de résidences).
Depuis, l’ancienne piscine, les habitants et les nouveaux venus circassiens ont tellement fait bon ménage que la Cité n’a cessé de croître, pour finalement, ces dernières années, réunir toutes ses activités (école, résidences, programmation saisonnière sous chapiteaux, festival…) sous une même enseigne : Le Plongeoir – Cité du cirque. Aujourd’hui, le Plongeoir, qui a été labellisé « Pôle national Cirque » par la ministre de la Culture en juin 2023, dispose d’un magnifique chapiteau permanent (inauguré le 10 novembre 2022), un équipement de dernière génération qui, depuis, a réuni plus de 15 000 personnes devant 47 représentations.
A l’occasion de la Nuit du cirque, qui réunit 275 rendez-vous sur 15 territoires du 17 au 19 novembre, Richard Fournier, directeur du Plongeoir depuis 2016, revient sur l’histoire exemplaire d’artistes passionnés soutenus par une mairie clairvoyante, qui, en vingt ans, ont partagé le cirque contemporain avec les habitants d’un quartier populaire.
La Cité du cirque a reçu en 2021 un nouveau nom : « Le Plongeoir ». Pourquoi ce choix ?
Richard Fournier : Je viens de la médiation culturelle et j’ai été tout de suite sensible aux récits des habitants du quartier, qui sont encore nombreux à avoir passé autrefois des journées entières sur cette base de loisir qu’était la piscine des Sablons. Venir chez nous, c’est pour eux une vraie madeleine ! Car c’est une longue et forte histoire : les bords de l’Huisne étaient déjà aménagés pour la baignade au XIXe siècle. La piscine, au moment de son inauguration en 1965, était considérée, du fait de ses équipements modernes, comme la plus belle d’Europe !
En faisant notre enquête, nous nous sommes aperçus que la plupart des récits tournaient autour de ce plongeoir de dix mètres, démonté depuis, auquel on montait par un ascenseur. Il faisait peur, et tout le monde voulait pourtant y aller. Un défi, un appel au risque, à l’acrobatie, mais aussi, pour certains, l’apprentissage d’un geste précis et esthétique, en même temps que l’objet emblématique de la vie des jeunes du quartier. A l’évidence, ce plongeoir fait le lien, à nos yeux, avec la Cité du cirque, avec ses valeurs, avec son inscription dans le territoire.
Un chapiteau permanent vient de sortir de terre au-dessus des vestiges des pataugeoires, sans abolir l’ancien bâtiment, qui continue d’abriter l’école et les résidences de la Cité…
Il ne s’agissait pas de faire table rase ! Il faut savoir que tous les bassins sont encore là, les vestiaires, les sèche-cheveux… Le bassin intérieur est sous l’actuelle Cité (on peut y accéder). Quant au bassin extérieur, on arrive à y créer de petites formes spectaculaires, à l’occasion d’événements. L’un de nos actes importants est de faire visiter ce site qui recouvre soixante ans d’histoire. Notre objectif, c’est de cultiver ces racines, de nourrir un imaginaire, sans s’emprisonner dans le passé. Lancer, à partir de là, de nouveaux projets.
C’est pourquoi le nouveau chapiteau permanent est très important à nos yeux : il crée ici un vrai signal « cirque ». Le choix de la toile multicolore et le choix de la hauteur inscrivent une nouvelle histoire, comme si une strate supplémentaire venait s’ajouter à l’autre sans la faire disparaître. Du reste, même si c’est symbolique, nous avons conservé et réutilisé les carreaux du carrelage de ces pataugeoires…
Et l’autre signal décisif est l’ouverture de ce lieu, ceint de baies vitrées au niveau même de la rue, par lesquelles on entre sans obstacle, pour y trouver un lieu vivant, convivial, consacré à la culture et aux habitants du quartier.
Le cirque est-il devenu le nouvel « ADN » du quartier ?
Disons qu’un terreau fertile s’est constitué pendant 20 ans, à partir du festival et de l’école. Cette dernière accueille 7 à 800 pratiquants hebdomadaires. Quand je suis arrivé en 2016, l’enjeu était de passer à l’étape supérieure. Autonomiser une structure, en maintenant de puissants soutiens économiques, avec la ville du Mans présente depuis le début et tous les autres partenaires. C’était déjà un pôle cirque pour la région.
On commence alors à écrire un récit commun entre des compagnies qui vont être accueillies en résidence et des compagnies qui vont être programmées. Grâce à un Contrat local d’éducation artistique et culturelle (CLEAC), nous créons nos premières résidences sous chapiteaux dans les quartiers du Mans. C’est à ce moment que notre identité se renforce, une identité sous le signe du chapiteau et de la création circulaire. Ce qui nous habite depuis toutes ces années, c’est en effet le désir d’accompagner les recherches, la création et la diffusion des artistes circassiens autour de la circularité de la piste, qui fait toute la spécificité de la relation de cet art au public.
Une grande ambition artistique au cœur d’un projet de « cirque au quotidien » pour mieux intégrer la dimension sociale de vos missions ?
Au Plongeoir, l’artistique nourrit toujours le projet quel qu’il soit : par exemple notre intérêt pour les moins jeunes vient notamment du « projet grand-mères » qu’avait mené Alexandre Frey : un spectacle qui s’écrit sur une semaine, avec des ateliers de grand-mères du quartier. Avec ces personnes il arrive qu’on ait, sur des agrès fort modestes, des frissons aussi forts qu’avec du grand volant ! Il en est resté la création de ce cours de cirque pour les plus de 55 ans, qui affiche complet… (nous avons eu un élève merveilleux, âgé de 103 ans !)
Sans parler de notre école ni de notre filière d’apprentissage amateur, présente de la crèche jusqu’à l’université, et même jusqu’aux EHPAD, nous accueillons aussi, dans le cadre de dispositifs dédiés, conçus et suivis par la préfecture de la Sarthe, des jeunes du quartier qui viennent travailler ici et écrivent ainsi les premières lignes de leur CV. Il faut savoir que ce quartier est le plus pauvre de la Région. On voit ces jeunes changer au fur et à mesure qu’ils viennent travailler chez nous : une plus grande confiance en eux-mêmes. Ils voient que toutes les compétences sont utiles dans un projet humain, y compris la comptabilité et l’administration.
Ainsi, créer un lieu pour diffuser des spectacles et soutenir la création, c’est déjà formidable, mais créer ce même lieu pour en faire un vecteur d’intégration sociale, parce qu’il est pourvu de missions sociétales, ça l’est encore plus à nos yeux ! L’idée est celle d’un système vertueux : en accueillant 35 compagnies en résidence, 40 à 50 compagnies en diffusion, c’est autant d’artistes qui viennent au Mans, s’y logent et s’y restaurent, recrutent parfois artistes et techniciens et génèrent une économie locale, où l’on veille du reste à cultiver une appétence pour le développement durable, le bio… Nous sommes nous-même employeurs (30 permanents et de nombreux intermittents et vacataires).
Le Pôle national cirque veille aussi soigneusement à l’accompagnement des artistes professionnels…
Les artistes de cirque s’entraînent quotidiennement, même quand ils sont en itinérance. 17 heures par semaine leur sont réservées chez nous. Pour cet entraînement libre des artistes professionnels, nous prêtons tout le matériel de l’école, qui est très fourni et varié. Nous avons aussi créé une permanence mensuelle d’ostéopathie avec un réseau d’ostéopathes spécialisés (Circostéo).
Notre rôle est aussi de favoriser les rencontres entre les artistes du territoire et les artistes itinérants. Nous mettons à leur disposition nos espaces, pour se réunir, pour travailler autour d’une production, de la diffusion, pour se restaurer, pour pratiquer. C’est vraiment la dimension « pôle » d’accueil et d’émulations de notre institution, qu’on pourrait presque regarder comme un Tiers-lieu, qui ouvre des possibilités, qui cherche à accompagner des projets, en décloisonnant au maximum les milieux, en cherchant à faire, pour la profession, culture et récit commun.
Ces artistes, nous les accompagnons sur la durée : soit d’une résidence à la production de spectacle et d’intervention EAC, soit à l’inverse depuis la diffusion à l’accueil en résidence. Nous essayons, sur deux ou trois ans, d’être leurs compagnons de route. De la sorte ilsvont donner beaucoup plus de choses au public, une œuvre en création, des artistes au travail, l’histoire d’un spectacle. Tout cela contribue à nourrir la vie du Plongeoir.
Nous aimons bien, dans l’équipe, le terme d’agilité : sommes-nous toujours bien agiles ? quelles idées vont nous donner plus d’agilité vis-à-vis du public et des artistes ? Être agile, c’est rester connecter avec ce qui fait société, ce qui fait projet, ce qui fait récit commun.
La Nuit du Cirque en pyjama
Avec ses « rendez-vous de résidences » qui sont donnés au public presque toutes les deux semaines, ainsi que ses nombreuses actions de médiation culturelle, ce Pôle national cirque ne refroidit jamais complètement ! A tel point que Richard Fournier et son équipe ont senti la nécessité de prendre un nouveau pari, celui de définir 7 actes de programmations sur l’ensemble de la saison, comme autant de temps forts où les créations surgissent comme de véritables événements.
La Nuit du Cirque est le deuxième acte de la saison (17 au 19 novembre 2023). « Elle est une manière pour nous de recréer du risque, de surprendre le public, nous explique Richard Fournier. A l’époque de la crise sanitaire, ce fut une Nuit du cirque numérique. L’année suivante, un rallye urbain : avec deux bus, nous avions pris une centaine de personnes avec nous pour déambuler de surprises en surprises circassiennes aux quatre coins de la ville. L’an passé, notre fête d’ouverture du chapiteau a duré une dizaine de jours en enveloppant la Nuit du cirque.
« Cette année, il s’agira d’abord, le vendredi soir, de propositions pour se réapproprier l’espace public, et surtout de ce que nous avons appelé une Pyjama party : 17 artistes se voient confier la création d’un spectacle qui va durer de 18 heures le samedi soir à 8h30 le dimanche matin. Cent vingt personnes vont traverser ainsi la nuit ensemble et font le pari de faire cette nuit blanche autour de la création. »
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