Pourquoi éditer aujourd’hui un ouvrage d’ethnologie basé sur une enquête de terrain effectuée il y a 30 ans? Parce qu’il éclaire, comme aucun autre, le fonctionnement si particulier de la société corse, ses institutions politique et familiales.
En Corse, dans les années 1970, une société villageoise s’accroche à la montagne. Elle y maintient, avec le concours de la diaspora, un modèle d’existence largement hérité de son passé proche mais dont les évolutions en cours sur le littoral semblent préparer la disparition.
Gérard Lenclud visite alors les communautés pastorales de cette société avec le projet d’écrire une monographie classique. Mais de quoi lui parle-t-on? Du passé, un passé proche qui consolide des liens que le présent ne semble plus suffire à établir: « le présent s’appliquait à regarder dans le rétroviseur ». Conséquence: Gérard Lenclud s’improvise ethnographe historien. Il s’emploie à creuser sous le présent, à reconstituer le système coutumier local et le jeu des institutions incarnant les idées et les valeurs d’une société bien présente encore, en arrière-plan, dans les modes d’agir et de penser.
Cette société villageoise est traditionnelle, organisée autour d’un idéal cultivé dans chaque vallée, dans chaque communauté, dans chaque maisonnée : l’idéal de souveraineté. Cet idéal représenté par un objectif d’auto-suffisance fonctionnel traverse la Première guerre mondiale puis la Seconde jusqu’aux années 1960 où cette forme de société se voit dépourvue des moyens d’assurer à elle seule sa reproduction.
Encerclés de l’extérieur, infiltrés de l’intérieur, les villages sont acculés dans leurs retranchements par les transformations qui s’opèrent à leurs pieds et par le futur qu’on lui prépare dans les hautes sphères avec des complicités insulaires. Deux modèles de sociétés se font face sur le même terrain: l’un soutenu par l’Etat et soumis à la loi du marché, l’autre arc-bouté à des institutions et des valeurs héritées du passé.
Des revendications indépendantistes surgissent sur ce terrain favorable. A partir de là, la question du devenir politique de la Corse ne cessera plus d’être posée. Une société résiste, « promise de partout à la disparition mais nullement disposée à raccourcir ses vieux jours, aspirant plutôt à aménager sa retraite, espérée longue ».
Gérard Lenclud est anthropologue, directeur de recherche honoraire au CNRS, membre du Laboratoire d’anthropologie sociale. Après avoir été consacrées à l’ethnographie de la Corse, ses recherches portent sur l’épistémologie de l’anthropologie et des sciences historiques en général, sur les approches philosophiques et psychologiques de la croyance, sur la question des origines du langage et sur les problèmes posés par l’attribution d’identité dans le temps aux êtres et aux choses.
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