Face à « l’implication croissante de la société civile dans les questions patrimoniales », Roselyne Bachelot-Narquin, ministre de la Culture, a évoqué le 1er février, à l’occasion d’un colloque sur la participation des citoyens aux politiques du patrimoine organisé par le ministère de la Culture au ministère du Quai Branly – Jacques-Chirac, les pistes et propositions pour envisager une articulation plus étroite entre la puissance publique et les acteurs du patrimoine. La ministre a également présenté les axes de la politique patrimoniale menée par le ministère dans différents domaines : monuments et édifices, musées et archives.

Monsieur le président du musée du Quai Branly–Jacques Chirac, cher Emmanuel Kasarhérou,

Monsieur le Directeur général des patrimoines et de l’architecture, cher Jean-François Hebert,

 

Mesdames, messieurs,

Chers amis,

C’est un grand plaisir de prendre la parole aujourd’hui, parmi vous, à l’occasion de ce colloque sur La participation des citoyens aux politiques patrimoniales.

Il faut vous remercier, cher Emmanuel Kasarhérou, pour votre accueil, qui illustre une nouvelle fois la vocation du musée du Quai-Branly : celle d’être, aussi, un lieu de débats et de rencontres sur la culture, sous toutes ses formes.

Je veux également, bien entendu, remercier et féliciter chaleureusement l’ensemble des équipes de la direction générale des patrimoines et de l’architecture qui, sous l’autorité de Jean-François Hebert, ont conçu et organisé ces deux journées de colloque. Je voudrais saluer en particulier Pascal Mignerey et toutes les équipes de la DIRI.

Mesdames et Messieurs, des moments de réflexion collectifs comme celui-ci ne relèvent pas du « supplément d’âme ».

Ils ne constituent pas une pause plus ou moins récréative permettant de souffler avant la reprise des « choses sérieuses ». Ils s’inscrivent, au contraire, pour moi, au cœur de la mission d’une direction générale comme la vôtre, qui doit – à mesure que les établissements publics et les DRAC acquièrent davantage d’autonomie dans leur action – pleinement assumer son rôle de stratège. Et cela n’est possible, bien sûr, qu’en se dotant d’outils d’analyse puissants.

C’est le sens de la création, au sein de la DGPA, de la délégation à l’inspection, à la recherche et à l’innovation (DIRI), dont la vocation, sous l’autorité du directeur général des patrimoines, est de fournir des éléments d’éclairage permettant à notre politique des patrimoines et de l’architecture de mieux répondre aux fantastiques évolutions économiques, technologiques et sociales auxquelles nous assistons aujourd’hui : écologie, révolution numérique, défense de notre modèle universaliste.

J’aborderai tout à l’heure de cette question de la participation des citoyens. Mais auparavant, à quelques semaines de la fin de cette mandature, je voudrais saisir l’occasion qui m’est donnée ce matin de vous avoir tous réunis pour dresser un premier bilan des actions engagées ces dernières années dans le domaine du patrimoine.

Je vous le dis sans détours, notre modestie collective dût-elle en souffrir : nous pouvons être fiers de ce que nous avons accompli.

La crise sanitaire à laquelle nous sommes confrontés depuis maintenant deux ans aurait pu conduire l’Etat à se détourner des sujets patrimoniaux au profit d’autres priorités, considérées comme plus urgentes.

C’est le contraire qui s’est passé. Dans le cadre du plan de relance, les patrimoines dans leur ensemble ont bénéficié d’un investissement exceptionnel de 614M€. Et les crédits budgétaires ordinaires ont sensiblement augmenté dans le même temps.

Ce sont, cher Emmanuel Etienne, des centaines de chantiers qui ont pu être lancés ou relancés, partout sur le territoire. Les premiers résultats de cette politique sont déjà visibles. Je peux le vérifier chaque semaine, lors de mes déplacements. J’ai pu par exemple, vendredi dernier, admirer les progrès de la restauration de l’extraordinaire rotonde de Saint Bénigne à Dijon, qui date des premières années du XIe siècle.

C’est en grande partie grâce au plan de relance, également, que nous pourrons célébrer, dans quelques mois, la renaissance du château royal de Villers-Cotterêts. L’abandon de ce monument majeur avait représenté l’un des grands scandales patrimoniaux du XXe siècle. Il accueillera désormais, selon la volonté du Président de la République, la Cité internationale de la langue française.

Et je ne peux parler de chantier sans évoquer le plus important d’entre eux, celui de Notre-Dame de Paris, confié à l’établissement public présidé par le général Georgelin. Vous le savez, nous sommes désormais entrés dans la phase de restauration proprement dite. Le calendrier est respecté, et la réouverture du monument au public et au culte sera effective en 2024.

Le traumatisme provoqué par l’incendie a été l’occasion d’une prise de conscience sur la vulnérabilité de nos 89 cathédrales de métropole et d’outremer. Nous avons aussi déployé un plan national de sécurisation de ces édifices.

Il faut dire un mot également de l’excellence de notre modèle d’archéologie préventive. Nos archéologues ne font pas que fouiller, ils trouvent ! Par exemple un quartier de la Vienne antique, de l’autre côté du Rhône à Sainte-Colombe, ou une importante nécropole gallo-romaine dans le quartier de la Robine à Narbonne, ou encore une résidence aristocratique gauloise à Trémuson, dans les Côtes-d’Armor.

Toutes ces actions s’appuient sur un cadre réglementaire qui ne cesse de s’adapter et de se renforcer lorsque c’est nécessaire. Je pense par exemple à la création du régime des « domaines nationaux » qui permet une protection supplémentaire pour le patrimoine de l’État. Onze domaines nationaux ont d’ores et déjà été créés par décret en Conseil d’État et d’autres sont à venir.

Nos musées nationaux ont également fait preuve, dès leur réouverture, d’une vitalité qui n’a pas eu d’équivalent à l’étranger, que l’on doit au dynamisme de leurs équipes, mais aussi au soutien exceptionnel de l’Etat. Ce n’est pas le service des musées de France, chère Anne-Solène Rolland, qui me démentira.

Bien sûr, au-delà des aides d’urgence, qui étaient indispensables, une réflexion doit s’engager sur les modèles économiques de nos établissements patrimoniaux. Car le retour au statu quo ex ante n’est pas l’hypothèse la plus probable. Nous sommes en train d’y travailler, en vue de décisions qui seront prises, sans doute, après l’élection présidentielle.

Ces dernières années auront également été marquées par des avancées majeures dans le domaine mémoriel. Il ne s’agit pas, Mesdames et Messieurs, de réécrire l’histoire, comme on l’entend parfois :

mais simplement de l’écrire le plus complètement et le plus fidèlement possible. Un pays se grandit toujours de regarder son passé en face, sans complaisance : ni pour les uns, ni pour les autres.

C’est dans cet état d’esprit qu’un grand chantier de renouvellement de la coopération muséale avec l’Afrique a été engagé. À la suite du discours prononcé à Ouagadougou, le 28 novembre 2017, nous avons, cher Emmanuel Kasarhérou, intensifié les recherches sur les provenances des collections africaines issues du contexte colonial. Ce travail a notamment abouti le 24 décembre 2020 à la promulgation de la première loi de restitutions de biens culturels au bénéfice du Bénin et du Sénégal. Ainsi, 26 objets provenant du trésor d’Abomey ont été restitués au Bénin, en novembre 2021.

À l’occasion de la cérémonie qui a marqué cette restitution, le Président de la République a souhaité que l’on puisse avancer vers une loi-cadre qui contiendrait « une doctrine et des règles précises de restituabilité ». C’est Jean-Luc Martinez qui est chargé de mener la réflexion sur le sujet. Il est essentiel, naturellement, que les dérogations au principe d’inaliénabilité, auquel je suis très attachée, soient les plus limitées et les plus claires possibles.

Dans un autre domaine, celui des spoliations antisémites, une loi historique est sur le point d’être votée. Pour la première fois, nous ferons sortir des collections publiques des œuvres d’art au motif qu’elles ont été spoliées à des familles juives pendant la période nazie. Je voudrais saluer le vote unanime de notre projet de loi à l’Assemblée nationale, la semaine dernière. C’est le fruit d’un très long travail de recherche, conduit par les experts de nos musées, en lien étroit avec la mission, que nous avons créée en 2018, de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945.

Dernier axe de ce travail sur la mémoire qui vous a tant mobilisés : l’accès aux archives. Sous l’impulsion du Président de la République, grâce au remarquable engagement du service interministériel aux archives de France, chère Françoise Banat-Berger, cet accès aux archives a considérablement progressé ces dernières années. Des fonds très importants, relatifs tant à la guerre d’Algérie qu’au Rwanda, sans oublier le procès de Klaus Barbie, ont été ouverts. Sur le plan pratique, la consultation des archives, sur place comme en ligne, a également été grandement facilitée. Nous avons pu bénéficier de toutes les opérations d’indexation collaborative, l’une des formes de participation des citoyens aux politiques du patrimoine.

Autre priorité de mon action chère Aurélie Cousi : accompagner les profondes transformations que connaît le secteur de l’architecture, au croisement de tous les grands enjeux de notre époque : écologie, demande d’une meilleure qualité de vie…

Je me réjouis que l’enseignement en architecture ait su mener de grandes réformes. Nos écoles sont mieux ancrées dans la vie de la société, leurs étudiants sont mieux accueillis, mieux préparés aux nouvelles exigences de leurs futurs métiers.

De façon générale, le ministère de la culture s’est résolument positionné comme chef de file de la politique de qualité architecturale. Je pense en particulier à notre participation aux programmes « Action cœur de ville » et « Petites Villes de Demain » pour la revitalisation par l’architecture des centres de villes moyennes.

Ces dispositifs sont les manifestations d’un changement de paradigme, qu’il faut encourager : celui d’une approche du patrimoine et de l’architecture qui s’intègre à une vision urbanistique d’ensemble, en lien avec une stratégie économique et touristique.

Dans la même logique, le rapport de Pierre-René LEMAS (« Qualité architecturale et d’usage du logement social ») a préfiguré le lancement en octobre 2021 de l’appel à manifestation d’intérêt « Engagés pour la qualité du logement de demain ». Cet appel à manifestation d’intérêt, porté par le ministère de la culture et celui chargé du logement, est largement ouvert aux professionnels de l’architecture, de l’aménagement et de l’urbanisme. Les lauréats seront connus en mars 2022.

La politique française en faveur du patrimoine ne s’arrête pas aux frontières nationales. Nous menons ainsi de nombreux chantiers au niveau européen et mondial. La France a notamment joué un rôle décisif, en 2017, dans la création l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit (ALIPH). Nous avons accueilli, hier, la deuxième conférence des donateurs pour renouveler les engagements pris il y a cinq ans. Depuis cinq ans, ce sont plus de 150 projets qui ont pu être déployés pour protéger le patrimoine dans des sites menacés.

J’ai par ailleurs signé, en 2021, la prolongation, pour dix ans, de l’accord intergouvernemental avec Abu Dhabi sur le Louvre Abu Dhabi. Il s’agit d’un succès majeur, qui confirme la pertinence du pari que la France avait fait en 2007. Le Louvre Abu Dhabi est un musée unique au monde, l’un des meilleurs ambassadeurs de notre conception universaliste de la culture.

La France a aussi renforcé son implication dans la politique du patrimoine à l’échelle européenne. Le programme de la présidence française du Conseil de l’Union européenne comporte ainsi un volet patrimonial particulièrement consistant.

Au cours du semestre, ce ne sont pas moins de quatre séminaires qui seront organisés : sur la structuration des labels et des itinéraires culturels européens, ainsi que sur la place et le rôle des musées en Europe.

J’en viens maintenant au thème de la participation qui vous réunit aujourd’hui, qui est aussi je crois une bonne façon de conclure mon propos.

Tout au long du Grand Débat national, mené en 2019, nous avons senti combien les attentes étaient fortes en matière de participation. C’est particulièrement le cas s’agissant du patrimoine. Les manifestations participatives comme les Journées européennes du patrimoine, la Nuit des musées, les Rendez-vous aux jardins, ou les Journées nationales de l’archéologie connaissent un succès toujours plus grand. Quant à l’opération « Loto du Patrimoine », lancée en 2018 avec Stéphane Bern, son succès auprès du grand public est incontestable. Nous avons d’ailleurs décidé sa reconduction pour quatre années supplémentaires.

De façon générale, nous voyons, aux côtés des pouvoirs publics, se développer de nouveaux acteurs – associations, fondations, mais également entreprises – qui revendiquent l’ambition de protéger et de valoriser le patrimoine, généralement au niveau local. On voit aussi se multiplier les lanceurs d’alerte et autres redresseurs de tort, qui se sont fait une spécialité de dénoncer les atteintes, réelles ou supposées, portées à ce même patrimoine… Les ateliers que vous avez organisés le 18 janvier ont permis de dresser un panorama très complet de ces différents modes de participation du public.

Je veux vous le dire aujourd’hui sans aucune ambiguïté : cette implication croissante de la société civile sur les questions patrimoniales est une excellente nouvelle.

Elle pose, bien sûr, la question de l’articulation entre « amateurs » et professionnels, dans un domaine où l’expertise scientifique, la maîtrise des techniques, jouent un rôle si central. Vous avez, en vue de ce colloque, beaucoup travaillé sur ce point, et identifié de nombreuses pistes pour progresser vers une meilleure « intégration » de la société civile. J’en prendrai connaissance avec intérêt.

Mais fondamentalement, le patrimoine est l’affaire de tous :

- non seulement au sens où ce mot, « patrimoine », désigne ce que le passé nous a légué de plus précieux, en nous confiant la tâche de le transmettre, à notre tour, aux générations futures.

- mais encore au sens – plus pratique – où, pour protéger le patrimoine, nous avons besoin de tout le monde.

L’Etat joue un rôle central en cette matière, je l’ai suffisamment indiqué tout à l’heure. Mais nous le savons bien : les collectivités locales, qui sont propriétaires de la majorité des monuments protégés au titre des monuments historiques, et, dans une mesure différente sans doute, les propriétaires privés, ont également une responsabilité très importante.

Dans les années à venir, les investissements, financiers et humains, que nous devrons réaliser, seront colossaux. Au-delà des « grands » sites et monuments, pour lesquels les besoins sont immenses – que l’on songe à l’abbaye de Clairvaux par exemple, ou au Louvre –, je pense aux milliers de petites églises, de propriétés privées remarquables, qui sont menacées. Pour les sauver, il nous faudra inventer pour ces lieux de nouveaux modèles économiques, et de nouveaux usages. Le budget ordinaire de l’Etat et des collectivités locales n’y suffira pas.

Il nous faudra certainement faire preuve d’imagination, en intéressant toujours davantage d’acteurs à la conservation du patrimoine qui, encore une fois, est l’affaire de tous !

Mesdames et Messieurs, le paradoxe n’est peut-être qu’apparent : c’est aux hommes de la Révolution française que nous devons d’avoir jeté les bases de notre politique patrimoniale. D’abord tentés par la table rase, par l’éradication de tout ce qui rappelait un passé avec lequel ils voulaient rompre, ils ont vite compris la nécessité de conserver l’héritage commun. Ce sont « les barbares et les esclaves » qui « détestent les sciences et détruisent les monuments des arts » : « les hommes libres », eux, « les aiment et les conservent », disait l’abbé Grégoire.

C’est en maintenant les liens avec ce qui nous a construit, que nous nous rendons capables de nous projeter dans l’avenir, en hommes libres. Cette leçon est peut-être encore plus vraie aujourd’hui qu’hier.

Je vous remercie.