Comme il abhorrait les mensonges et les mises en scène, William Klein, n’épargnait rien ni personne de son verbe franc, de son œil acéré, un œil qui bouscule, boxe et se bagarre. Hostile aux courtisans, aux codes, et aux concessions, il se tenait hors-champ, debout et seul, comme le sont les hommes libres, à l’avant-garde. Cette intransigeance avec la réalité, cette obstination à faire tomber le masque des mots et des choses, il l’avait contractée enfant par les erreurs d’un père, boursicoteur ruiné, qui lui avait ôté dans l’œuf sa capacité d’illusion et d’idolâtrie. Et tout espoir de rêve américain.

Le revers du paternel aura ainsi inspiré une œuvre révoltée, vouée à dénuder par tous les moyens et sans retenue les travers de la société. Précurseur du Pop Art, dans Life is Good and Good for you in New-York, William Klein en a montré les bouches ouvertes et le néant, en a transcrit les errances et les néons dans le court-métrage Broadway by Light. L’injustice et les inégalités, il les tenait en joue avec des photos crues d’enfants pauvres, souriants ou armés, qui lui ressemblent, ou avec son Cassius, le Grand, film éclatant, document unique sur le champion olympique Muhammad Ali, boxeur génial et gracieux, mais incontrôlable et flamboyant, donc réprouvé par cette Amérique qui a peur. Contrairement à William Klein. Lequel, dans l’avion pour la Floride où il va assister au fameux championnat du monde poids lourds de février 1964, ne craint pas de s’asseoir dans le siège vide à côté du sulfureux leader du mouvement noir, Malcom X. Si ce dernier s’étonne avec humour qu’un Juif new-yorkais installé en France se déplace pour filmer un boxeur noir à Miami, c’est qu’il ignore encore ce que l’artiste a de commun avec le boxeur noir en question, ou avec lui : l’engagement radical et le sens de l’Histoire.

C’est dans le bouillonnement révolutionnaire qu’il se sent à sa place, que ce soit dans celui des Grands soirs et petits matins de mai 1968, ou du Festival Panafricain de juillet 1969, à Alger, où il filme des grandes figures des luttes d’indépendance telles que la chanteuse Miriam Makeba et monte un dossier en images et à charge contre la colonisation. En 1970, il poursuit sa lancée insurrectionnelle avec Elridge Cleaver, Black Panther. Car pour le cinéaste, le fond de l’air est rouge, comme pour Chris Marker qui a publié en France ces photos d’Américains dont les Américains ne voulaient pas, alors qu’ils encenseraient deux ans plus tard celles du photographe suisse Robert Frank.

Son pays d’origine, quitté jeune parce qu’il se voyait peintre à Paris, l’ignore et le blesse. Mais les ateliers parisiens qu’il fréquente, le premier, trop académique, d’André Lhote ou le second, enrichissant et excitant, de son seul maître, Fernand Léger, il les abandonne vite, à 23 ans, « Parce que ça m’emmerdait, même chez Léger, d’être à l’école avec nos chevalets autour d’une nature morte ». Il n’est définitivement pas un homme d’intérieur, mais un homme de situation, qui va là où la réalité convulse, un artiste qui décadre, dérange, cherche le vrai dehors.

En peignant des abstractions géométriques, il se décale naturellement vers la photo qu’il pratique dans la rue, allant au contact avec un Leica gagné au poker, provoquant, se risquant vers l’autre pour faire advenir la photo.

En tant que photographe de mode, un univers dont il se moquera dans Qui êtes-vous Polly Maggoo ?, il bouscule les codes et privilégie les shootings inattendus dans la rue.

Photographe de la vie et des villes dont il exhibe sans pudeur - c’est sa marque de fabrique - l’humanité des habitants, il a sillonné Rome où il a commencé le cinéma avec Fellini, ri avec Pasolini, et s’est ennuyé avec Moravia, puis il a saisi et s’est laissé saisir par Moscou et Tokyo. Mais Paris, où il avait élu domicile après-guerre, soldat démobilisé et boursier, restait sa ville. Une ville comme un fantasme, celui de années folles de Fitzgerald et Hemingway, une ville où il avait trouvé son grand amour, Jeanne, sa compagne et collaboratrice pendant cinquante ans, une ville qui l’honorait sans cesse, notamment à plusieurs reprises au Centre Pompidou et à la Maison Européenne de la Photographie. À la France, il restait fidèle autant qu’à ses convictions et ses deux galeristes, Le Réverbère à Lyon, Polka à Paris, et à lui-même.

De son appartement de la rue de Médicis, à 94 ans, il continuait d’être aux aguets du monde et de pester, par excès d’amour, contre lui. William Klein qui nous a tant ouvert le regard a clos pour toujours son œil exceptionnel.

J’adresse mes plus sincères condoléances à sa famille et à ses proches.