« La main sur le téléphone ». C’est par cette phrase de romancière que la jeune Yvonne Baby commençait un hommage en première page à Marilyn Monroe, suicidée deux jours plus tôt, un 4 août 1962, dans la paresse de l’été, la sourdine des nouvelles du monde et la solitude des salles de rédaction parisiennes. Comme celle du Monde où la journaliste apprend le métier depuis cinq ans dans l’ombre du maître de la rubrique « Cinéma », Jean de Baroncelli, par chance parti en voyage. La nécrologie de l’immense star hollywoodienne qu’elle se voit confier lui coûtera une nuit d’encre, mais lancera sa carrière, en attirant l’attention sur l’exigence et la beauté de sa plume.

Écrire, pour Yvonne Baby, remonte à l’enfance migratoire, s’ancre dans les tourments, les errements et les déchirements de la guerre. Écrire, c’est se réfugier. Comme son père, Jean Baby, agrégé d’histoire et militant communiste, révoqué de ses fonctions de professeur par Vichy, en fuite, comme sa mère d’origine juive polonaise, Ruta Assia, qui se cache de la Gestapo, la fillette vit dans l’urgence, la clandestinité, et la terreur. Lors d’un court répit dans les replis du Massif-Central, elle émet le vœu d’être écrivaine. Encouragée d’abord par sa mère et par son beau-père, Georges Sadoul, éminent critique et historien du 7e art, complice de culture qui lui inspire son futur métier de journaliste et confirme son talent pour l’écriture, elle osera. C’est parce qu’elle voit décliner ce second père à l’été 1967, qu’elle se hâte d’achever son premier roman, Oui l’espoir, avec lequel elle remporte, au mépris de la coutume réticente à couronner l’œuvre romanesque d’un – encore plus d’UNE - journaliste, le prix Interallié.

Des exceptions à la règle, Yvonne Baby était sans doute la plus remarquable. Première femme à être nommée, par Jacques Fauvet, successeur de Hubert Beuve-Méry, à la tête d’un service du Monde, le service culturel tout juste né en cette année 1971, de la fusion des rubriques Arts et Spectacles, et la seule à participer à la conférence de rédaction. Elle recrute des alliés, Hervé Guibert et Claire Devarrieux, des atypiques comme elle, créatifs et littéraires, pour donner du souffle aux pages de son service. Ensemble, ils forment une équipe d’électrons libres, une bande à part.

Profitant de la liberté que son journal lui donne dans le choix et le traitement de ses sujets, elle se laisse guider par ses explorations loin des sentiers battus. Elle contribue ainsi à révéler Jean-Luc Godard, dont elle sait le génie révolutionnaire et loue, à contre-courant de la doxa, la gentillesse et la douceur. Elle déploie aussi une capacité à plonger dans les œuvres connues pour en sonder longuement l’auteur : entretiens-fleuves de ces « hommes splendides » comme Yves Saint-Laurent, Ingmar Bergman, Peter Handke, ou Orson Welles, échanges en proximité et profondeur avec des hommes mystérieux comme Paul Pavlowitch, qui endosse l’identité d’Émile d’Ajar, double de Romain Gary. À désirer « retrouver le fond des choses » plutôt que de glisser sur le convenu de leur surface, Yvonne Baby avait la passion de la documentation et des fouilles prolongées. Son érudition, son intelligence fine et sensible, et son don de sourcière coulaient dans cette plume pleine de grâce que seule la mort est parvenue à lui faire lâcher à l’âge de 90 ans. Il y a deux ans, elle déclarait encore « Je suis en train de finir un livre, en fait. C’est mon salut, l’écriture, et c’est ma maison. »

 

J’adresse à sa famille ainsi qu’à tous ses proches mes plus sincères condoléances.