Mesdames et Messieurs,

Chers amis,

Après ces mots émouvants, je vais essayer de prendre la parole. Nous sommes rassemblés ce soir autour du travail de Camille Lepage pour lui rendre hommage, rendre hommage à cette femme, à cette journaliste engagée, à la fois sensible et volontaire et dont le coup d’œil touche chacun d’entre nous. Je voudrais remercier Serge Bardy, qui m’avait fait part de son souhait de trouver un écrin, un endroit pour montrer le travail de Camille Lepage, et c’est ainsi qu’est née l’idée de le faire dans les murs du Ministère de la Culture. Je voudrais saluer, ce soir, ce qu’elle nous a montré de ce métier - ce métier de photojournaliste -, de sa noblesse et de ce qu’elle a payé de sa jeune vie.

Elle avait 26 ans, mais déjà elle avait été à la rencontre de l’humanité dans toute sa diversité, dans tous les drames, souvent les conflits silencieux, et elle a voulu en témoigner à travers l’écriture photographique. Elle avait couvert la révolution égyptienne pendant l’été 2011, son premier travail, tout en écrivant pour un journal national, Egypt Independent. Et, après l’obtention de son diplôme de journalisme en juillet 2012, elle s’était envolée, vous l’avez dit, pour le Sud-Soudan. Sur la dernière photographie qu’elle a postée sur son compte Instagram, elle se trouvait en République centrafricaine avec les anti-Bakala. Elle était alors engagée dans un travail photographique sur ce que Christophe Boltanski a appelé « les minerais de sang » - la cassitérite, indispensable à la fabrication d’innombrables objets de notre quotidien (ordinateurs, téléphones cellulaires), nerf et enjeu de la guerre dans cette partie de l’Afrique.

Camille voulait, je crois, éveiller nos consciences à ce lien qui existe entre les multinationales, les téléphones portables qui nous sont si familiers, et ces conflits au Congo, en République centrafricaine. Nous éveiller aussi sur les liens qui existent souterrainement entre l’économie et la violence. Elle voulait établir ces liens et les rendre visibles, entre le lointain et le proche.

Pour son reportage, intitulé Vanishing Youth, elle se rend trois jours dans un hôpital à Bor où elle photographie des jeunes tueurs blessés. Elle s’interroge. Je la cite : « Beaucoup de jeunes gens ici ont tué d’autres gens. Et pourtant, peu d’entre eux ressemblent à des tueurs. Sont-ils vivants ? Sont-ils des survivants ? » Ces jeunes plongés dans la violence et la guerre évoquent aussi les enfants-soldats d’Ouganda des années 1990 à qui Jonathan Littell arrive à donner la parole dans son premier film, Wrong Elements, que vous verrez bientôt et avec lequel je vois, pour ma part, des correspondances dans une autre forme d’écriture, avec le travail de Camille Lepage.

A propos d’un autre reportage réalisé au Sud-Soudan, elle écrit : « ces gens ont vécu pendant des siècles dans la paix et le respect des autres religions. En 1983, le nouveau régime de Khartoum impose la charia et l’arabisation du Soudan ». Dans une photographie que nous pourrons voir dans l’exposition qui est là, en montrant une mariée sous un voile, elle montre la brusque évolution des modes de vie, la perte des traditions, l’effacement des repères et aussi une certaine violence - mais qui est, là, exercée sur les corps et dans les rites.

Les artistes et les journalistes cherchent par leur travail, et chacun dans l’éthique qui est la sienne et qui lui est spécifique, à nous faire réfléchir, à nous décaler. Ce sont eux qui nous permettent de prendre conscience de ce qui est là mais que nous ne voyons pas toujours - et en général, pas.

Le souvenir de Camille Lepage évoque aussi la mémoire d’une autre femme, la photographe franco-marocaine Leila Alaoui qui est morte à l’âge de 33 ans dans un attentat terroriste à Ouagadougou alors qu’elle faisait, comme toujours elle aussi, un travail en profondeur, un travail dans la durée auprès des gens qu’elle rencontrait. Elle les photographiait, ici pour une ONG.

Leila, Camille, deux femmes jeunes, tout entières dévouées à leur mission. Je veux citer aussi aujourd’hui, parmi tant d’autres, les journalistes Rémi Ochlik, disparu en 2012 à Homs à 29 ans, et Olivier Voisin, mort en Syrie en 2013. Je n’oublie pas non plus les journalistes et les humanitaires - vous avez eu raison de les citer - que l’on veut empêcher de témoigner, que ce soit par l’image ou par les mots, ou de soigner, en les emprisonnant ou en les assassinant. Et, bien sûr, je veux aussi évoquer la rédaction, décimée ici à Paris, de Charlie Hebdo.

L’art, l’éducation, le journalisme contribuent, chacun à leur manière, à nous aider à sortir de la sidération, à voir l’invisible mais, en le voyant, à conjurer la séduction des images qui, elles aussi, peuvent être des armes de violence et de guerre, à aller au-delà de l’esthétique et des généralités.

L’une des images de Camille Lepage, prise à Bangui en 2013, que l’on peut voir ici, montre une silhouette debout en contre-jour, dans l’entrée étroite d’un immeuble, devant un sol jonché de cadavres allongés contre des murs - une personne, une silhouette, qui tient un parapluie ouvert après un massacre en République centrafricaine. C’est une image qui joue de la superstition (« il ne faut pas ouvrir un parapluie dans une maison »), qui montre le drame de la guerre, une image qui parle de la peur, de la protection, mais une image que d’emblée nous percevons comme un témoignage : une image pour témoigner, et non pas une image pour violenter ou argumenter.

Si les photos de Camille nous touchent autant, je crois, aujourd’hui, c’est que leur puissance est intacte grâce à son œil, grâce à ce qu’elle a voulu nous dire ; c’est qu’elles n’ont rien perdu de leur actualité ; c’est aussi parce que nous savons le prix qu’elle a payé pour cet engagement. Son œuvre nous dit beaucoup d’elle. On y voit une force, une force résolue. Et l’on y voit le métier, cet œil qui ne s’apprend pas mais dont tout dépend.

Comme toujours pour un journaliste, cette œuvre nous parle du monde. On y voit des fêlures ; on y voit les oubliés, ceux qui ne sont pas forcément dans l’agenda médiatique — cette humanité dont elle voulait témoigner et qu’elle voulait rappeler à notre conscience.

C’est une force qui savait ce qu’elle voulait, comme l’a dit sa mère. Merci à sa famille d’être là ce soir, à son père, à son frère. Merci pour vos mots et pour votre travail au long cours qui font vivre le travail de Camille et qui le montrent. Un prix a été créé pour perpétuer son engagement – cet engagement au long cours, au plus près des gens. Le Ministère est heureux de s’associer à ce prix, désormais. Ce prix sera, cette année, décerné à une jeune femme, à la prochaine édition de Visa pour l’Image.

Le photojournalisme se tient à la charnière de l’art, du regard, de l’information. C’est ce qui fait la force de cette profession, mais nous savons qu’elle est également très fragile. Je suis consciente de la contribution du photojournalisme à notre démocratie, à notre société, parce que je sais aussi l’engagement de ceux qui embrassent cette profession. Nous savons que leurs conditions de travail n’ont fait que se dégrader avec l’évolution générale des moyens de la presse. Le Ministère travaille à mieux accompagner cette profession, et j’aurai l’occasion d’y revenir prochainement.

Chers amis, pour finir, je voudrais redonner la parole à Camille Lepage. Dans le journal de la région où elle est née, Le Courrier de l’Ouest, elle expliquait en 2012 le sens de son engagement dans les zones de conflit. Je la cite : « Ces familles sont magnifiques, généreuses. Ces gens vivent dans la guerre depuis plus de quarante ans, mais j’ai envie de les voir en tant qu’êtres humains et pas en tant que victimes. » Cette phrase me paraît très importante, avec ce projet de rendre à chacun son humanité. C’est, je crois, la belle mission qu’elle s’était choisie : ne pas assigner celui qu’on observe au rôle qu’on voudrait qu’il endosse dans la narration du monde, et ne pas le réduire à une seule de ses dimensions. C’est ce que font aussi les romanciers, les historiens, les poètes. Quand Daniel Mendelsohn retrace dans Les Disparus la vie de la famille qu’il n’a pas connue, qui est partie en fumée pendant la Shoah, il veut restituer sa vie, et pas uniquement sa mort. C’est ce que fait Aimé Césaire quand il nous parle de la poésie, avec ses mots à lui. Et pour Camille, la photographie était son langage. Elle nous bouleverse aujourd’hui avec ses images, et aussi parce qu’elle ne s’était rien épargnée et qu’elle voulait être au milieu de ceux qu’elle suivait, tout près d’eux, avec eux, pour eux — et nous savons que c’est ainsi qu’elle a trouvé la mort.

Beaucoup de gens suivent le même exemple, la même voie. Je veux les saluer, dire que leur éthique et leur engagement sont un magnifique signe d’espoir pour notre avenir à tous. Je veux aussi vous dire que la curiosité, l’intérêt que suscite le travail de Camille Lepage, qui est vu, exposé, regardé ici au Ministère de la Culture, est également un encouragement. En effet, en à peine 24 heures, depuis que nous avons rendu publique cette exposition, 120 personnes se sont déjà inscrites pour la visiter. C’est un record absolu, qui témoigne de l’intérêt pour son travail, pour sa personne et pour ce qu’elle nous montre, avec le respect, l’attention, la curiosité du public.

Pour tout cela, je remercie ceux qui poursuivent ce travail. Je remercie ceux qui font vivre le travail de Camille Lepage, et je vous remercie.