Mesdames et Messieurs,

Cher Harvey Keitel,

 

“Do you see the mountain over there? Everything seems really close. That’s the future.

And now… everything seems really far away. That’s the past”, said Mick. Mick is the director you play in your last film, (the remarkable) Youth, by (the equally remarkable) Paolo Sorrentino.

 

I don’t know anything for sure about the future; especially yours, which will certainly be formidable. But I know something about your past: I know about a career “full of sound and fury”, full of the characters you embodied - quite literally speaking. And as you often say, these characters don’t leave you. They stay with you. Your past is not far away: it is here with us; it is part of the man you are. The man we celebrate today. The result of his personal, intimate and always unachieved inquiry. And I’m very happy to honour this man.

 

Oui, je suis profondément émue de vous remettre cette distinction ce matin, car nul n’ignore ici combien cette quête fut parfois rude.

Rien n’a été donné au gamin de Brooklyn, à l’accent reconnaissable entre mille, fils d’une mère roumaine, vendeuse de sandwichs, et d’un père chapelier.

Rien n’a été offert au jeune Harvey, engagé dans les Marines à l’âge de 17 ans, et qui entra dans la vie comme sténographe de tribunaux, avant de franchir, un jour et par hasard, les portes de l’Actor’s Studio.

Rien ne vous a été donné : vous avez donc tout conquis.

 

Vous avez tout conquis par votre exigence, cette exigence intérieure qui a sans doute quelque chose à voir avec la Méthode Stanislavski, celle que vous avez apprise à l’Actor’s Studio. « Chercher une minute de vérité » : c’est la façon dont vous la résumez. Entrer dans le passé du personnage, mieux cerner sa psychologie, pour agir et vous comporter comme lui, le plus fidèlement possible. Jane Campion, avec laquelle vous avez travaillé sur la Leçon de piano, dit de cette méthode qu’elle est pour vous davantage qu’une technique : elle est une philosophie de vie.

Sans doute est-ce là, en partie du moins, qu’il faut aller chercher votre capacité extraordinaire à incarner une très vaste palette de caractères, comme peu d’acteurs peuvent prétendre le faire. Harvey Keitel ne fait pas du Harvey Keitel à chaque fois qu’il joue. Il joue chaque fois un nouveau personnage.

De l’exigence, il en fallait pour passer de Baines dans La Leçon de Piano à l’enquêteur de Thelma et Louise, en passant par Judas, dans La Dernière tentation du Christ, ou encore A, dans Le Regard d’Ulysse de Théo Angelopoulos.

Vous aurez même réussi l’exploit, en l’espace de quelques mois, de vous glisser tour à tour dans la peau d’un tueur poursuivant une femme déguisée en nonne – c’était dans Sister Act – et dans celle d’un flic poursuivant des criminels qui ont pris en otage une nonne – vous aurez reconnu le Bad Lieutenant d’Abel Ferrara.

De l’exigence, il en fallait aussi envers soi-même et envers les autres, pour être capable de quitter un tournage de Kubrick ou de Coppola, parce que l’un et l’autre ne vous laissaient pas la latitude dont vous souhaitiez disposer pour explorer les caractères de vos personnages. Cela vous a valu de vous brouiller un temps avec les grands studios. Vous avez pris ce risque plutôt que de renoncer à votre quête.

 

Votre quête de cinéma – qui est bien en réalité votre conquête du cinéma – est faite d’exigence. Mais elle est aussi faite de rencontres. La première et la plus célèbre est d’ailleurs le fruit d’une petite annonce : celle d’un étudiant en cinéma qui cherchait un acteur débutant pour tourner gratuitement – cela va sans dire – dans un film expérimental. C’était en 1965, vous aviez 26 ans, et cet étudiant de trois ans votre cadet s’appelait Martin Scorsese. Je n’ai pas vu I call first, ce fameux court-métrage – j’aurai sans doute le plaisir de le découvrir à la cinémathèque tout à l’heure – mais comme bien des Français de bien des générations, j’ai vu Harvey Keitel jouer Charlie dans Mean Streets, et incarner l’incroyable « Sport » Matthew, le proxénète de Taxi Driver. Voilà deux immenses moments de cinéma. De cette rencontre avec Martin Scorsese, vous dites qu’elle fut comme une rencontre amoureuse : il a pris un peu de vous, et vous avez pris un peu de lui. Il fallait donc bien une petite annonce pour commencer.

Il y eut Scorsese ; il y eut aussi Ridley Scott – j’ai évoqué Thelma et Louise, mais je me dois de mentionner aussi Les Duellistes, parce qu’il fut tourné en France et que ce fut l’un de vos premiers contacts avec notre pays.

Des contacts avec la France, il y en aura d’autres, quelques années plus tard : je pense à Ettore Scola et à La Nuit de Varennes, à Jean-Louis Leconte et à Une Pierre dans la bouche, et bien entendu à Bertrand Tavernier - que je salue chaleureusement - qui vous dirigea dans La Mort en Direct, où vous avez partagé l’écran avec Romy Schneider. C’était en 1980, et c’était une œuvre magnifique et terriblement prémonitoire sur la télé-réalité.

Je ne peux passer sous silence, non plus, le film que vous avez tourné une vingtaine d’années plus tard, avec une bande d’acteurs français dont vous êtes resté proches : Johnny Halliday, Gérard Depardieu, Renaud, Richard Bohringer, Saïd Taghmaoui, Stéphane Freiss, Albert Dray… Certains sont ici ce matin et je les salue également. C’était Crime Spree, connu ici sous le nom de Wanted. Je m’en voudrais enfin de ne pas mentionner La voie de l’ennemi, de Rachid Bouchareb – que je salue également – que vous avez tourné l’an dernier. Tout cela fait de vous un acteur du cinéma français.

 

Avec vous, les rencontres sont souvent des prises de risque : vous avez commencé votre carrière avec de jeunes réalisateurs, parce que vous avez cru en eux et parce qu’ils croyaient en vous. En choisissant par conséquent de devenir producteur, vous n’avez que poussé un cran plus loin cette manière de faire. Elle vous a conduit à faire une autre belle rencontre, que chacun reconnaîtra comme essentielle au cinéma d’aujourd’hui : celle de Quentin Tarantino. Vous avez coproduit Reservoir Dogs. On vous doit le rôle mémorable de Winston Wolff dans Pulp Fiction, et d’autres apparitions non moins mémorables dans Inglourious Basterds. De jeunes réalisateurs, il y en aura d’autres, comme Tony Bui, par exemple. Vous aurez joué dans le premier film tourné en Vietnamien avec des acteurs vietnamiens.

Des films dans lesquels vous aurez montré votre talent, il y en a tant que vous ne m’en voudrez pas de tous les évoquer – ceux de Wes Anderson, des drames comme des comédies.

Je l’ai dit, votre expérience du cinéma est panoptique. Dans votre vie d’artiste, vous avez pris des risques, vous avez cherché ces minutes de vérité, mais, cher Harvey Keitel, vous avez surtout donné. Donné, donné sans cesse, mû par ce désir de permettre aux jeunes de réaliser leur propre histoire – comme en réponse à votre propre parcours, en mémoire de ce que vous avez dû construire seul, de ce que vous n’avez pas toujours reçu, et de tout ce que vous avez appris des autres.

Il fut d’ailleurs un temps où vous citiez souvent cette phrase du poète américain Robert Bly : « si toi, l’adulte, tu ne dis pas à l’enfant combien il est merveilleux, tu n’as pas rempli ta mission ». Vous êtes cet autodidacte, à la fois puissant et vulnérable, qui n’oublie jamais d’où il vient.

Aujourd’hui, en accrochant cette distinction sur le revers de votre veste, j’ai presque envie de vous dire : « mission accomplie ». Après tout, « You’re Winston Wolf, you solve problems. » Nous attendons la suite avec impatience.

 

Merci

 

Harvey Keitel, au nom de la République française, nous vous remettons les insignes de Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres.