Chère Henriette Walter,
C’est un très grand plaisir pour moi de vous compter aujourd’hui parmi
nous pour cette cérémonie qui récompense la linguiste, la savante, la
vulgarisatrice d’exception que vous êtes.
Votre enfance en Tunisie vous a très vite confrontée à la multiplicité des
langues, puisque vous alterniez l’usage du français (en famille), de l’italien
(à l’école), de l’arabe et du maltais (dans la rue). Ce plurilinguisme dans la
vie quotidienne a certainement aidé à forger votre vocation de linguiste.
Vos études, brillantes, vous les avez conduites sous la direction de votre
maître André Martinet, toujours cher à notre mémoire pour l’éclat qu’il
donna à votre discipline. Et vous avez eu à coeur de consacrer une thèse,
qui a fait date, aux parlers des Mauges, dans le Val de Loire, où l’on décèle
déjà votre intérêt pour les langues régionales, auxquelles vous venez de
consacrer une série d’émissions sur Canal Académie. Votre long et riche
parcours universitaire vous a amenée à vous spécialiser dans la
phonétique et la phonologie, dont vous êtes une spécialiste mondiale, mais
en vous intéressant également à tous les autres champs du savoir
linguistique, et particulièrement la linguistique appliquée, la linguistique
fonctionnelle, l’étymologie, la politique linguistique également, à laquelle
vous avez la générosité d’apporter votre concours.
Je voudrais m’arrêter un moment sur ce dernier point, qui me touche
particulièrement, puisque en tant que ministre de la Culture, j’ai également
en charge la politique de la langue française, pour laquelle je m’appuie sur
la délégation générale à la langue française et aux langues de France.
Conséquence directe et naturelle de votre expertise scientifique, vous avez
beaucoup travaillé avec la délégation générale : vous étiez, entre autres,
membre du Conseil supérieur de la langue française, et vous êtes
aujourd’hui présidente de la Commission spécialisée de terminologie et de
néologie de l’Education nationale. Vous êtes également membre du groupe
restreint de la Commission générale de terminologie et de néologie, là où
l’on délibère dans une certaine urgence des choix à faire quand des mots
étrangers, par un effet soudain d’actualité ou de mode, surgissent dans
notre espace langagier, et auquel il nous faut chercher un équivalent
français pour permettre à notre langue de rester « en exercice ».
Vous avez toujours accepté avec la meilleure grâce de travailler avec la
délégation générale, de répondre à ses nombreuses sollicitations, ici pour
participer à un colloque, là pour lui fournir un livret, là encore, comme je le
disais, pour travailler sur le fond de l’enrichissement de notre langue. Je
veux ici vous en remercier publiquement et le plus chaleureusement
possible.
À côté de ces activités prenantes qui se jouent dans la discrétion de
l’expertise, comment ne pas mentionner également votre très beau et très
utile travail de vulgarisatrice, qui vous a fait connaître par un très large
public, auprès duquel vos nombreux ouvrages ont toujours reçu un accueil
triomphal. Le jour où vous êtes apparue sur le plateau de Bernard Pivot,
aux côtés d’Umberto Eco avec lequel vous vous lancez à l’écran dans une
discussion endiablée, vous avez écrit une nouvelle page inédite de la
linguistique : vous avez en effet révélé la capacité de cette discipline
exigeante à séduire également le grand public. Depuis lors, votre éditeur,
Leonello Brandolini – qui est également le mien – n’osera plus vous refuser
quoi que ce soit : je pense à vos multiples index si précieux, qu’il est rare
de trouver en dehors des publications spécialisées. Vous avez su marier,
avec les éditions Robert Laffont, le souci de l’exigence scientifique avec
celui de la transmission.
Dans ces promenades à travers l’aventure des mots que nous offrent vos
ouvrages, vos lecteurs découvrent une formidable leçon d’ouverture au
monde, à travers le cheminement des mots entre les langues et entre les
cultures. « Honni soit qui mal y pense », consacré aux interactions entre le
français et l’anglais, nous prémunissait déjà contre toute opposition stérile
entre deux langues que tant de choses, au contraire, rapprochent ; comme
vous le rappelez si bien, «les langues ne sont pas des îles ». Et si nous
voulons tout savoir de « L’Étonnante histoire des noms des mammifères »,
ou de « La Mystérieuse histoire du nom des oiseaux », il suffit de consulter
vos érudites et éclairantes monographies (ce dernier ouvrage n’étant pas,
contrairement à son titre, un dictionnaire des injures couramment
répertoriées). Quant à l‘enquête que vous avez conduite avec Bassam
Baraké sur les rapports lexicaux du français et de l’arabe, baptisée du joli
nom d'Arabesques, elle apporte une admirable contribution au dialogue
entre les cultures des peuples de la Méditerranée.
Dans chacun de ces ouvrages, vous nous livrez une leçon savante et
souriante, qui nous invite à connaître les autres, tout comme à connaître
mieux notre histoire. Je pense ici à votre plaidoyer pour le riche patrimoine
des langues régionales de France. Ce plaidoyer, soyez en sûre, chère
Henriette Walter, les parlementaires l'avaient en tête quand, en juillet 2008,
ils ont décidé d'inscrire dans notre Constitution les langues régionales
comme un élément du patrimoine de la France.
Votre travail scientifique et de vulgarisation en faveur de la diversité
linguistique rejoint donc l’engagement de la France pour la pluralité des
cultures et des langues ; votre oeuvre vient le légitimer, elle vient
sensibiliser les Français avec un talent unique qui dépasse de loin le public
des seuls spécialistes. Je tiens à vous en remercier à la fois
solennellement et très chaleureusement.
Chère Henriette Walter, au nom du président de la République et en vertu
des pouvoirs qui me sont conférés, je vous remets les insignes d’officier
dans l’ordre de la Légion d’honneur.
Cher Xavier North,
Nous parlions avec Henriette Walter de politique de la langue française :
au sein du ministère de la Culture et de la Communication, vous en êtes
aujourd’hui l’artisan, après un remarquable parcours au service de l’action
culturelle extérieure de la France.
En décembre dernier, l’Institut Français a organisé une belle exposition à
la Bibliothèque Sainte-Geneviève sur l’histoire du réseau culturel français à
l’étranger. Dans l’une des vitrines, il y avait cette affiche pour une tournée
sud-américaine de la Compagnie Renaud-Barrault, dédicacée par Jean-
Louis Barrault à votre père, Philippe North, qui était alors directeur de
l’Alliance Française de Bogotá. J’ai compris, en voyant cette affiche, que
votre dévouement pour l’action culturelle extérieure de la France s’ancrait
aussi dans une filiation.
Né en Colombie, vous sillonnez les Amériques durant votre enfance et
votre adolescence, au gré des affectations de votre père dans le réseau
des Alliances Françaises : l’Argentine, Haïti, le Canada. Quand vous
entrez en classe préparatoire au lycée Henri IV, vous êtes donc déjà doté
d’une expérience internationale hors du commun. Après avoir fait vos
humanités à l’Ecole normale supérieure et passé votre agrégation de
lettres modernes, vous partez comme lecteur à Oxford, où vous animez –
déjà – des ateliers de traduction.
S’en suit un remarquable parcours dans le réseau culturel français, au sein
duquel vous allez occuper des postes stratégiques. D’abord attaché
culturel et scientifique à Boston, où vous mettez en place un programme
de missions dans le domaine des sciences humaines avec les plus
prestigieux établissements d’enseignements supérieurs américains que
sont l’université de Harvard et le MIT, vous êtes ensuite attaché culturel à
New York, où vous êtes chargé des échanges artistiques et de
l’audiovisuel – un chapitre newyorkais pendant lequel vous organisez entre
autres les participations des compagnies françaises de danse
contemporaine aux grands festivals américains, aussi bien que des
programmes d’expositions de photographie française.
Plus tard, c’est à Rome que vous prenez vos fonctions de conseiller
culturel, en prenant la tête d’un réseau très dense et emblématique de nos
coopérations bilatérales. Malgré vos responsabilités et la charge de travail
qui est la vôtre au Palais Farnèse, vous trouvez le temps de participez à de
nombreux colloques dans les départements d’études françaises des
universités italiennes. Quelques années plus tard, c’est Londres où, en tant
que Conseiller culturel, vous êtes également le directeur de l’Institut
français au Royaume-Uni. Vous y animez l’ensemble des échanges
culturels franco-britanniques, que ce soit dans le domaine linguistique,
éducatif et universitaire, avec notamment le Lycée Charles de Gaulle ou
encore la Maison française d’Oxford, ou dans les domaines des échanges
artistiques, du livre ou du cinéma – tous ces domaines où, pour reprendre
le beau titre de l’un de vos articles, les diplomates doivent se faire
« jardiniers ».
Cette remarquable expérience du terrain aura également été très
précieuse quand vous étiez en cabinet ministériel, ou dans les services du
ministère des Affaires étrangères comme des établissements publics du
ministère de la Culture et de la Communication : comme chargé des
relations internationales du Centre Georges Pompidou, par exemple, ou
encore en tant que conseiller technique au cabinet du secrétaire d’Etat
chargé des relations culturelles internationales dont vous étiez également
la plume, ou plus récemment, surtout, comme directeur de la coopération
culturelle et du français au Quai d’Orsay. Fort de votre expérience de
commissaire général pour la France de la saison culturelle israélienne en
1996-1998, vous avec enrichi la réflexion sur la pertinence et le périmètre
des saisons culturelles.
Vous avez de manière générale développé une vision géostratégique très
riche de l’action culturelle extérieure de la France : rares sont les agents de
nos deux ministères, le Quai d’Orsay comme mon ministère, qui ont une
telle vision d’ensemble. Je pense notamment à votre souci de mieux
prendre en compte les aires géolinguistiques dans la définition de nos
stratégies régionales en termes d’action culturelle. Cette approche vient
nourrir désormais, de manière très heureuse, le travail que vous menez à
la tête de la Délégation générale à la langue française et aux langues de
France de mon ministère.
Depuis 2004, vous avez modernisé en profondeur les actions de la
Délégation générale, en réorganisant par exemple ce rendez-vous très
attendu du printemps, en France comme à l’étranger, que représente la
Semaine de la Langue Française et de la Francophonie, avec leurs thèmes
annuels et leurs « dix mots », tirés cette année du vocabulaire de l’intimité
et de la confession à l’occasion du tricentenaire de Jean-Jacques
Rousseau, leurs parrainages prestigieux – cette année, la Comédie
Française. Être délégué général à la langue française, c’est être capable
de concilier l’ancien et le moderne, de veiller au respect de la loi Toubon et
de favoriser le multilinguisme, d’animer les débats de la Commission
générale de terminologie et de néologie avec l’Académie française et de
proposer de nouveaux outils numériques pour l’enrichissement de notre
langue, comme le récent wikiLF que vous venez de lancer. Sur tous ces
fronts, vous êtes présent, dans votre partenariat avec l’Agence nationale
de lutte contre l’illettrisme, par votre force de proposition, auprès du
ministère de l’intérieur, pour valoriser le français comme langue
d’intégration, par le dynamisme dont vous faites preuve pour que la France
soit présente auprès de ses partenaires québécois, suisses et belges, par
votre forte présence sur le terrain européen où vous défendez, notamment
depuis les Etats généraux du multilinguisme de 2008 pendant la
présidence française de l’Union, ce que vous appelez une « Realpolitik de
la langue » ; par votre participation à tous les événements importants
auxquels vous me représentez – je pense par exemple à Expolangues,
que vous avez inauguré en mon nom aux côtés du Président Abdou Diouf,
et où la Délégation bénéficie d’une présence remarquable grâce à vous et
au travail de vos équipes.
Je voudrais également évoquer votre attention avisée à la question
complexe des langues régionales, au soin avec lequel vous accompagnez
au nom de l’Etat le travail de l’Office public de la langue basque, ou encore
les initiatives interrégionales pour la langue occitane ; à ces langues de
France que l’on dit non territoriales – je garde un très beau souvenir de cet
hommage que nous avons organisé ensemble au dialogue des langues et
des cultures entre la France et le monde arabe, avec ces lectures par les
jeunes participants de la Fabrique des Traducteurs, et la participation de
Jordi Savall et de son épouse, en mai dernier.
Et puisque nous parlons des langues de France, je tiens à saluer tout
particulièrement l’engagement exemplaire dont vous avez fait preuve pour
organiser, avec l’appui de Michel Colardelle et de la direction des affaires
culturelles de Guyane, les Etats généraux du multilinguisme dans les
Outre-mer que j’ai eu le plaisir de clore il y a quelques semaines à
Cayenne. Il fallait une ténacité hors du commun pour monter cette
rencontre où tous les outre-mer étaient représentés, afin de sortir de
l’angle mort de nos politiques publiques cet extraordinaire patrimoine
linguistique des Outre-mer, où quelque deux millions et demi de citoyens
français ont pour langue maternelle une autre langue que le français.
Vous rendre hommage aujourd’hui, c’est par la même occasion saluer le
travail de tous des agents de la délégation générale, entraîne par la force
de vos convictions et des engagements qu’ils partagent avec vous.
Cher Xavier North, au nom du président de la République et en vertu des
pouvoirs qui me sont conférés, je vous remets les insignes de chevalier
dans l’ordre de la Légion d’honneur.
Cher Benoît Paumier,
Être haut fonctionnaire, c’est savoir prendre en compte, je reprends vos
propres termes, « la réalité de ce qu’est une mission de service public au
sens le plus noble du terme ». Cette exigence, c’est la vôtre, et je suis,
vous le savez, très heureux que la mettiez au service du ministère de la
Culture et de la Communication, au même titre que votre rigueur et votre
sens aigu des relations humaines
Au sortir de l’ENA –promotion Fernand Braudel 1987, vous optez pour un
poste au ministère des transports et de la mer, au bureau des affaires
financières et fiscales de la flotte de commerce pour être plus précis, afin
de renforcer vos capacités d’analyse par une approche financière ; mais
aussi parce qu’il y avait à la clef un stage à bord d’un porte-conteneurs, qui
vous a permis de sillonner les ports de la Mer du Nord. Vous vous
embarquez alors pour un parcours professionnel en tous points
remarquable.
En 1990, vous effectuez votre mobilité à l’Inspection générale des
Finances, où vous développez votre goût et votre appétence pour les
métiers de l’inspection et de l’audit, qui nous sont si utiles aujourd’hui à
l’Inspection générale des affaires culturelles.
C’est pendant cette période que vous faites la rencontre de personnalités
qui, au-delà des liens d’amitié qui vous lient, joueront un rôle déterminant
dans votre rapprochement avec les domaines de la culture : Jean-Paul
Cluzel, qui vous appellera à l’Opéra national de Paris puis à RFI ; et
Guillaume Cerutti qui, lorsqu’il sera directeur de cabinet de Jean-Jacques
Aillagon, vous proposera de prendre en charge les affaires internationales
du ministère.
À l’Opéra national de Paris, où vous êtes directeur administratif et
financier, vous avez la lourde tâche d’assurer la mise en ordre des
recommandations du rapport Gall. Vous parvenez à jouer de votre calme
et de votre tact pour déminer des terrains parfois passionnels afin
d’enclencher les réformes nécessaires à l’un des plus prestigieux
établissements publics de la Culture.
Fort de ce succès, vous devenez directeur général de Radio France
International, aux côtés de nouveau de Jean-Paul Cluzel qui en est alors le
président. Vous pouvez enfin aborder les sujets internationaux et anticiper
les mutations qui s’annoncent, au début de ce millénaire, avec l’arrivée du
numérique. Vous allez contribuer à étendre le réseau de relais FM de RFI
en Europe de l’Est et notamment au Moyen-Orient, convaincu de l’enjeu
que représentent ces pays pour la francophonie et l’influence culturelle
française.
Pendant la guerre du Kosovo, grâce aux messages transmis par les
antennes installées par RFI dans la région, vous avez été en mesure de
prendre une part active dans l’action humanitaire à l’égard des populations
déplacées en Albanie. Pendant ces quatre années à la tête de RFI, vous
prenez toute la mesure de la mission de service public que remplit un
média qui fait tant pour le rayonnement, dans le monde, de notre langue et
de nos valeurs.
Fort de votre grande connaissance des enjeux internationaux, vous êtes
appelé par Guillaume Cerutti au ministère de la Culture et de la
Communication en 2002, afin d’y prendre la tête du département des
affaires internationales, puis, comme délégué au développement et aux
affaires internationales. Vous y faites preuve d’un travail de conviction, afin
d’imposer une meilleure prise en compte de l’international et des
expériences étrangères dans la conception de nos politiques culturelles, en
mettant en lumière notamment l’implication internationale des
établissements publics du Ministère sur laquelle vous écrirez plus tard un
rapport qui fait référence, en mettant en place le processus qui conduira à
la bibliothèque numérique européenne, en contribuant également à
l’intégration de l’enseignement supérieur culture dans les cursus de
diplômes européens LMD. Aux côtés des conseillers diplomatiques Hélène
Duchene et Jean d’Haussonville, vous jouez également un rôle majeur
dans le travail de pédagogie et de conviction qui mènera à l’adoption de la
convention de l’UNESCO pour la promotion et la diversité des expressions
culturelles.
En 2008, vous empruntez le fameux « passage de la vérité » qui sépare
les Bons-Enfants de la rue de Valois, pour entrer à l’inspection générale
des affaires culturelles. On vous y confie d’emblée une première mission
passionnante : la coordination de l’action du ministère pendant la
présidence française de l’Union européenne. Nous savons tout ce que
vous doivent l’organisation à Versailles d’un conseil de plus de trente
ministres de l’Union chargés de la culture et de la communication, la mise
en route de la bibliothèque numérique européenne et le label du patrimoine
européen.
Parmi les nombreux dossiers que vous suivez à l’Inspection générale, je
voudrais citer tout particulièrement le remarquable travail que vous avez
effectué à ma demande sur les aides au cinéma africain, avec Patrick
Olivier. Dans le maquis des dispositifs existants – entre les nôtres et ceux
de nos partenaires européens -, un effort de concertation était plus que
nécessaire, comme je l’ai fait à Amiens il y a quelques mois, en m’inspirant
très largement de votre précieux rapport sur un sujet qui m’est très cher.
L’automne dernier, vous étiez le commissaire français pour le festival
culturel estonien en France, « Estonie tonique », en partenariat avec
l’Institut Français : vous nous avez donné la pleine mesure de vos qualités
de programmateur et d’organisateur, en mettant en valeur et en faisant
découvrir, pendant trois mois, toutes les facettes de la culture estonienne.
Le Président estonien vous a fait entrer dans l’ordre de la Croix de Terra
Mariana.
Par vos conférences sur les relations culturelles européennes et
internationales, notamment à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, vous
avez également le souci de transmettre aux jeunes générations cette
expérience hors pair qui est la vôtre sur tous les fronts de la Culture.
Pour votre sens du service public et l’apport inestimable de tact et
d’expérience que vous avez apportez dans vos missions, pour votre
remarquable ouverture aux enjeux internationaux, pour votre implication
dans les travaux de l’Inspection générale des affaires culturelles, cher
Benoît Paumier, au nom du Président de la République, nous vous faisons
officier de l’Ordre national du mérite.
Cher Amin Maalouf,
C’est aujourd’hui, un grand honneur d’être ici rassemblés pour vous rendre
hommage et pour célébrer votre oeuvre.
Je voudrais d’abord évoquer en quelques mots votre parcours et votre
rapport à la langue française. Vous êtes né à Beyrouth, dans ces échelles
du Levant sur lesquelles vous avez écrit un si beau roman, et votre relation
au français est pour ainsi dire le fruit d’une succession d’événements.
Vous avez un jour confié : « Pour moi, [le français] était seulement la
langue de l’école, je ne le parlais jamais chez moi, ni dans la rue. Si l’on
m’avait dit à l’époque que je vivrais ma vie d’adulte en France, que
j’écrirais dans cette langue, et que j’en arriverais à me sentir Français,
j’aurais haussé les épaules avec incrédulité. Mais c’est très exactement ce
qui s’est passé... » Et vous dites également qu’en quittant le Liban au
moment de sa terrible guerre, le français, votre « langue d’ombre » est
devenu votre langue quotidienne ; et « il a fallu, ajoutez-vous, que ce
bouleversement intervienne dans ma vie pour que la littérature, qui était
mon jardin secret, commence à envahir aussi ma vie publique. » Rendons
grâce à ces hasards de la vie qui nous ont donné un grand écrivain, dont
l’oeuvre considérable fait tant honneur à notre langue qu’à ce titre, vous
avez été l’an dernier élu à l’Académie française.
Une consécration plus que méritée pour un écrivain qui habite notre langue
avec tant de talent, en passant entre les cultures sans renoncer à aucune,
en exaltant leurs singularités, en les portant à l’universel.
Pour illustrer ce propos, je voudrais évoquer une de vos oeuvres peut-être
moins connue, et cependant si éclairante de votre regard sur le monde. Il
s’agit du livret de l’opéra L’Amour de loin, dont nous devons la musique à
la Finlandaise Kaija Saariaho, qui a été représenté à Salzbourg et ici à
Paris, au théâtre du Châtelet : Liban, Finlande, Autriche, France, ce simple
énoncé dit déjà votre cosmopolitisme. Mais c’est le thème même de
l’argument qui m’intéresse ici. L’Amour de loin nous ramène au XIIe siècle,
au temps des croisades et aussi de la fin’amor, l’amour courtois des
troubadours ; il met en scène l’amour éperdu de Jaufré Rudel, prince de
Blaye, pour une dame idéale. Un pèlerin revenu de Terre sainte apprend à
Jaufré que son idéal féminin existe, sous les traits de Clémence, comtesse
de Tripoli. Jaufré Rudel prendra la mer pour aller la rencontrer mais, rongé
de doutes et de maladie, arrivera mourant au Liban. La comtesse ayant
appris que son lointain amoureux était venu la rejoindre se rend à son
chevet. Jaufré, ayant un moment recouvré « l’oeil et l’ouïe », peut lui dire
son amour éternel et meurt dans les bras de sa bien-aimée.
Ce récit magnifique constitue une parfaite métaphore pour votre volonté de
réunir les cultures et les êtres. La fin’amor, née en occitan, lance un thème
repris dans tout le monde européen et méditerranéen. J’y vois une
thématique universelle, celle de la fraternité, de l’appel du lointain, du
dialogue entre les cultures, entre les langues. J’y lis l’exact contraire d’un
repliement sur soi, d’une attitude qui se fonderait sur une identité exclusive
et excluante - celle-là même que, dans un essai brillant, vous avez qualifié
d’« identité meurtrière ».
On le voit, derrière votre oeuvre de romancier et d’essayiste, il existe une
vision politique des relations entre les peuples. Il faut citer ici un travail
important, celui que vous avez donné à l’Union européenne en présidant le
groupe des intellectuels pour le dialogue interculturel, en 2008. Votre
rapport, intitulé « Un Défi salutaire : comment la multiplicité des langues
pourrait consolider l’Europe », se conclut sur cette magnifique idée que
chaque Européen apprenne « une langue personnelle adoptive », guidé
qu’il serait (et je vous cite) « par tout un faisceau de motivations
personnelles liées au parcours individuel ou familial, aux liens affectifs, à
l’intérêt professionnel, aux préférences culturelles, à la curiosité
intellectuelle ». Je vois dans cette notion, dans cette utopie concrète, votre
« obsession à bâtir des passerelles entre les cultures », à vouloir établir un
dialogue fructueux et pacifique entre les hommes.
À travers le prisme des langues et des cultures, ce rapport s'interroge plus
largement sur le sens du projet européen, que vous avez résumé en deux
phrases lumineuses : « S'il est indispensable pour l'Europe d'encourager la
diversité des expressions culturelles, il lui est tout aussi indispensable
d'affirmer l'universalité des valeurs essentielles. Ce sont là deux aspects
d'un même crédo sans lequel l'idée européenne perdrait son sens ». En
quelques mots, vous avez, cher Amin Maalouf, dit beaucoup plus et
beaucoup mieux que bien des penseurs patentés de l'Europe.
L’oeuvre d’Amin Maalouf, ce sont aussi ces personnages inoubliables qui
ont touché un très vaste public : dans le XVIème siècle italien de
Baldassare Castiglione et de Benvenuto Cellini, l’Andalou Hassan al-
Wazzan, dit Léon l’Africain, devenu le géographe et intellectuel du grand
pape de la Renaissance, Léon X. Ou encore l’amoureux du savoir et de la
foi, le poète et le savant, l’astronome de génie contre tous les fanatismes,
Omar Khayyām dans Samarcande.
Dans cette recherche personnelle, qu’illustre toute votre oeuvre, on
reconnaît l'humaniste, l’homme de la synthèse et de la tolérance, l’homme
de paix, de culture et de conviction. Ces qualités éminentes, vous les avez
mises au service d'un engagement pour le dialogue des langues et des
cultures, qui conforte la volonté politique de la France de construire un
monde multipolaire, où chaque expression culturelle apporte à l’Humanité
son regard, et se nourrit des autres sans abdiquer ses singularités. C’est
cette contribution au dialogue interculturel qui fait toute la valeur de votre
oeuvre et de vos engagements : je voulais ici le rappeler, le saluer et vous
en remercier chaleureusement.
Cher Amin Maalouf, au nom de la République française, nous vous faisons
Commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres.