D’abord parce que quelqu’un qui a découvert sa passion pour la scène
devant Madame Butterfly, comme je l’ai appris récemment, ne peut pas être
tout à fait mauvais…
Plus sérieusement, parce que, comme vous le dites joliment, « Dans mon
métier, on ne peut en aucun cas être magistral ou didactique », parce que
vous savez être un éveilleur, un « éclaireur », un professeur sans être
professoral. C’est-à-dire pour des raisons qui sont liées à la décoration que
je vais avoir le plaisir de vous remettre tout à l’heure, et d’abord votre
humanisme et votre humanité.
Si l’Ecole que vous avez fondée, voilà plus quarante ans, est devenue le
temple de l’enseignement du jeu d’acteur à Paris et en France, si la Cours
FLORENT a essaimé aujourd’hui sur trois sites, s’il développe des « master
class » à l’étranger, jusqu’en Chine, si votre aventure a remporté un tel
succès, et forme et a formé tant de générations de comédiens, c’est parce
qu’elle repose d’abord sur un principe d’accueil et de générosité. Vous
savez donner sa chance à chacun – et quand je dis « chacun », je pense
aussi aux dispositifs pilotes que vous avez mis en place dès 1969 avec
Francis HUSTER pour les élèves les moins favorisés.
C’est pourquoi je suis impressionné, mais je ne suis pas paralysé par le
trac, parce que je sais que, selon le cursus de votre cours, ce n’est pas
encore le temps de l’audition, ce n’est que le premier contact, le premier
accueil – ce que vous appelez le « premier jet », qui consiste, je crois, dans
la lecture d’un article de journal et, qui sait, peut-être d’un discours ? Vous
êtes un grand dénicheur de talent, vous en avez la patience. Vous savez
que chaque talent a son rythme propre, son tempo, qu’il n’atteint pas
forcément son acmé tout de suite, qu’il se présente souvent dans une
gangue dont seuls quelques chercheurs d’or particulièrement attentifs, les
orpailleurs, les accoucheurs de votre trempe savent les libérer afin de
révéler des potentialités que plus d’un esprit moins sagace et moins tenace
aurait sans doute laissées en friche.
Je ne dis pas cela pour suggérer que vous auriez repéré le talent du
« petit lapin » qui parle de « M’gève » à BOURVIL et à Michèle MORGAN,
ni parce que je sais que vous acceptez dans votre « formation
humaniste », comme vous l’appelez, des élèves de 7 à 77 ans, mais pour
vous féliciter de tout mon coeur pour l’apport extraordinaire de la véritable
institution que vous avez fondée à l’excellence de l’art dramatique de
notre pays. Le cours FLORENT est un mythe, l’« entrée des artistes » par
excellence dans le métier de comédien, et son nom même, un simple
prénom, que vous avez emprunté, je crois, à votre grand-père paternel, a
quelque chose de familier, il résonne à nos oreilles comme celui d’un
jeune premier idéal, d’un jeune acteur en plein essor.
Car vous avez su découvrir tellement de talents, de Jacques WEBER et
Francis HUSTER à Denis PODALYDÈS ou Guillaume CANET, d’Isabelle
ADJANI à Agnès JAOUI et Audrey TAUTOU et tant d’autres que les
quelques minutes d’un discours comme celui ne suffiraient pas à
énumérer... Chacun d’eux porte non seulement la marque de votre diction
– et, me dit-on d’une certaine addiction à leur ancien professeur –, mais
aussi sont un témoignage constant de votre talent d’éveilleur, qui est la
manière timide, selon vos termes trop modestes, dont vous exercez votre
talent d’acteur, dont vous le sublimez et que vous démultipliez en le
partageant et en l’encourageant chez les autres. Avec vous, les talents se
multiplient comme des petits pains et chacun fructifie comme dans la
parabole : ce n’est sans doute pas un hasard de la part quelqu’un qui, un
temps, je crois, rêva d’être pape, et qui est devenu, c’est un peu facile,
mais c’est tellement vrai, le pape de l’art dramatique.
Mais je crois que mon « premier jet » touche à sa fin, et qu’il est temps
que vous sortiez de cette « obscure clarté » qui vous est chère, et de vous
laisser la parole pour que vous puissiez faire votre scène, celle non pas
du pape, mais du « Commandeur »...
Cher François FLORENT, au nom du Président de la République et en
vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons
Commandeur dans l’ordre du MÉRITE.
Cher Gérard JUGNOT,
Si François FLORENT nous fait entrer dans les coulisses du théâtre, dans
ce monde mystérieux de la formation des acteurs, vous commencez votre
parcours en nous offrant un autre rêve, celui de la bande de copains qui
se fait plaisir et qui réussit, qui nous touche précisément parce qu’elle se
fait plaisir. Ce modèle déposé du « Splendid » est à l’origine d’une lignée
d’autres joyeuses bandes, je pense aux « Nuls » dont j’aperçois ici le
« Monsieur météo » (Dominique FARRUGIA), ou, plus récemment, aux
« Robins des Bois » – je rappelle que vous avez accueilli les débuts au
cinéma Jean-Paul ROUVE dans Monsieur Batignole.
Dans cette success story, tout commence donc – une fois n’est pas
coutume – à Neuilly-sur-Seine…au Lycée Pasteur, pour être précis.
Christian CLAVIER raconte comment vous faisiez semblant de vous
pendre au fond de la classe pour inquiéter votre professeur – mais ce
n’était pas là seulement, nous le savons maintenant, l’humour noir de
l’âge ingrat, mais les premiers pas d’une vocation d’abord bouffonne voire
« bouffe », puis qui n’a cessé de s’approfondir et de s’élargir par la suite,
pour conquérir de nouveaux territoires d’émotion.
Mais tous ces territoires, vous ne cherchez pas à les conquérir pour vous,
mais, en quelque sorte, pour nous les donner, pour les faire partager. Car
vous avez ce don de ressembler à « Monsieur tout le Monde » qui vous
permet de nous embarquer tous dans vos rôles, dans des expériences de
vies possibles, qui sont tantôt des vies rêvées, tantôt, au contraire, des
existences repoussoir.
L’étendue de votre palette est un service que vous rendez au public, car
elle nous permet, à nous, simples spectateurs, d’explorer nos propres
potentialités, de pousser des portes par l’imagination et de mieux nous
orienter dans la vie.
C’est pourquoi, si ressemblant que vous soyez, vous n’êtes pas un miroir,
vous êtes un moraliste – au sens noble et généreux du terme, sans rien
de moralisateur ou du donneur de leçons. C’est pourquoi j’ai envie de
vous dire « T’es un killer, Berthier » (comme le héros, devant son miroir,
dans Une Epoque formidable).
Vous êtes donc, vous aussi, par vos rôles et par vos fables, un professeur
d’un genre particulier, ce genre de professeurs que l’on aurait aimé avoir
eus et que l’on n’aurait sans doute eu moins envie de chahuter...
Votre carrière repose sur un paradoxe qui en est peut-être la clef. C’est
que d’un côté, vous réussissez – ce qui est déjà difficile – à rendre visible
l’ordinaire, à le sublimer sans le dénaturer, à révéler ce qui n’est pas
remarquable, ce qui a vocation à rester discret voire caché et à lui donner
une dimension, une profondeur.
De l’autre, une fois cette rare familiarité acquise avec le public, petit à
petit, sans plan de carrière, guidé par le seul plaisir, par la boulimie de
travail et de trouvailles, vous nous embarquez dans une gamme de
registres exceptionnelle. Dans les années 70 chez BLIER, LAUTNER, ou
TAVERNIER, on vous retrouve régulièrement : dès lors votre silhouette et
votre voix flutée deviennent proches, attendues, presque indispensables,
elles provoquent le plaisir simple de la reconnaissance, comme jadis
MOLIERE, dit-on.
Puis peu à peu, à chaque fois, le même phénomène étrange se produit,
qui est le propre du grand comédien : on vous reconnaît parfaitement et
en même temps, votre nouveau personnage, si différent soit-il des
précédents, est, à chaque fois, parfaitement crédible. Et c’est dans ce jeulà
(comme on dit qu’une porte joue), entre l’ordinaire et ses métamorphoses que se place, je crois, la fascination que vous exercez.
Vous ne vampirisez jamais vos personnages, mais vous les servez tout en
restant fidèle à vous-même, et c’est pour cela, je crois, que vous avez su
faire le grand écart entre de sacrées ordures, non seulement le père Noël,
bien sûr, mais aussi des collabos à la voix de tête inoubliable comme le
RAMIREZ de Papy fait de la Résistance, qui sans compromission ni
ambiguïté, sait nous faire rire du Pire, c’est-à-dire nous aide à l’approcher
voire à l’apprivoiser sans le banaliser ou le galvauder. Vous êtes le goujat
attachant dans tant de « films culte » voire de « séries » cultes comme
Les Bronzés : nous avons tous rencontré un BERNARD qui nous a
chassés de l’appartement en colocation aux sports d’hiver… Et puis, au
revers de cette face plus ou moins obscure, il y a la clarté… Il y a Clément
MATHIEU, cet enseignant généreux par excellence qui transforme ses
petits « sauvageons » en enfants de choeur. Vous savez d’ailleurs, en un
seul film, passer d’un registre à l’autre, comme ce Monsieur Batignole qui
nous fait les spectateurs réjouis d’« une surprise de la bonté – et de
l’humanité », comme MARIVAUX peignait jadis des « surprises de
l’amour ».
Voilà sans doute l’une des clefs de vos succès qu’il serait impossible
d’énumérer ici par le menu, vous accumulez les récompenses, les césars,
pour vous-mêmes ou pour les acteurs des films que vous réalisez, avec le
même talent, dès le milieu des années 1980. Vous êtes même au Musée
Grévin… Il ne vous manque, sauf erreur de ma part, que d’être passé par
le cours FLORENT... Quand je vois tous ces grands films, tous ces
succès, toutes ces récompenses, j’ai envie de m’écrier, avec Zézette
« C’que t’es intelligent, Félix » ! Mais je me contenterais d’ajouter cette
modeste décoration au professeur d’un humanisme populaire, au sens
noble du terme.
Cher Gérard JUGNOT, au nom du Président de la République et en vertu
des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Chevalier dans
l’ordre du MÉRITE.
Chère Cyrielle CLAIR,
Je vais finir par croire à la théorie du complot : alors qu’il a formé la plus
grande partie des acteurs français, vous n’avez pas, vous non plus, été
l’élève de François FLORENT, lui préférant, je crois, les bancs de la
Sorbonne, pour des études de sciences économiques, et puis, tout de
même, le cours SIMON, un autre prénom qui incarne, lui aussi, la
promesse d’une réussite sur les planches.
Chère Cyrielle CLAIR, face à vous c’est une autre forme de timidité qui
me saisit, celle qui nous arrête devant les apparitions de la beauté.
Intimidé, je peux bien l’être puisque Jean-Paul BELMONDO, Bébel luimême,
l’a été, lui qui était pourtant, en la matière un « Professionnel »…
Vous racontez avec tendresse votre premier grand baiser de cinéma avec
un « as des as » plus gauche et plus ému que vous ne l’auriez imaginé,
au point que Georges LAUTNER a dû s’y reprendre à plusieurs fois pour
vous immortaliser. Aujourd’hui, je vous rassure, nous en resterons à
l’accolade d’usage dans ce genre de cérémonies, et il n’y aura, je pense,
qu’une seule prise…
De Jean-Paul BELMONDO, vous dites avoir appris bien d’autres choses,
et d’abord ce que doit être un grand comédien populaire, dont il vous a
donné le modèle. Et votre carrière a suivi cette inspiration première.
Comme lui, vous jouez avec les meilleurs, à l’écran comme à la scène.
Le premier d’entre eux, c’est Jean LE POULAIN, aux côtés duquel vous
débutez brillamment dans Un dîner d’affaires.
Ensuite, dans l’ordre chronologique, il y a le grand Jean-Louis
BARRAULT, dont nous célébrons d’ailleurs cette année le centenaire de
la naissance, qui vous remarque et qui vous donne votre premier rôle
principal, dans L’Amour de l’amour. C’est le rôle de Psyché, une princesse
de la mythologie élevée au rang de déesse : tout un programme auquel
vous resterez fidèle au cours de votre carrière… Il vous embarque aussi
dans l’aventure d’Angelo, tyran de Padoue de Victor HUGO, où vous
incarnez une Catarina que j’imagine rayonnante, cette femme du
« podesta » finalement graciée par son ennemie jurée – vous vous dites
que j’ai des lettres, mais j’ai aussi eu la chance d’en voir une très belle
mise en scène, cet été au Festival d’Avignon…
Pour vous l’éclectisme est une modalité de la qualité, et vous passez
aussi derrière la caméra des plus grands réalisateurs. ROBBE-GRILLET
fait de vous, qui comptiez déjà au nombre des « enfants du paradis » un
« ange de la mort » qui est aussi, bien sûr, et c’est ce qui est troublant, un
ange de beauté, un rôle ambitieux auquel vous avez su conférer votre
douceur fascinante.
Vous qui êtes, pour nous tous, avant tout, une présence, vous qui
incarnez la beauté au cinéma et au théâtre et qui représentez une
certaine idée – et une certaine réalité – de l’élégance française, vous ne
méprisez pas l’art du langage lorsqu’il est servi par ses plus grands
orfèvres – je pense à Eric ROHMER dont vous admirez la délicatesse et
la virtuosité verbales, et qui vous confié un rôle clef, il y a quelques
années, dans cette fable sur l’espionnage qu’est Triple Agent.
La liste est trop longue, là encore, de vos succès en France comme
Outre-Atlantique où vous avez su aussi faire rayonner votre image qui est
aussi un peu la nôtre, et de vos partenaires à la scène et à l’écran :
Claude LELOUCH, Philippe HAREL, Francis PERRIN, Sean CONNERY,
Burt LANCASTER, Ben GAZZARA, Max von SIDOW, mais aussi Thierry
LHERMITTE, Francis PERRIN, auquel vous lie une longue amitié, Gérard
LANVIN et Gérard DEPARDIEU, et aujourd’hui René de OBALDIA dont je
salue la présence ce soir parmi nous, dans Grasse matinée actuellement
au Théâtre des Mathurins, cocasse et tendre tout ensemble.
Votre talent et votre présence qui vous ont fait comparer aux icônes de la
grande mythologie des salles obscures, à ces déesses soeurs que furent
Grace KELLY ou Candice BERGEN, vous savez la mettre au service des
autres, et c’est ce qui vous rapproche des deux autres récipiendaires que
j’ai la chance d’avoir à mes côtés aujourd’hui.
Au service du public d’abord bien sûr, mais c’est tout un, au service d’un
humanisme qui n’est pas seulement celui du comédien, mais de la femme
engagée en faveur l’association CARE d’aide aux personnes en difficulté,
pour les enfants tibétains à travers l’association les « Ecoles dans le ciel »
et pour l’enfance maltraitée grâce à « L’Enfant bleu », autant d’association
auxquelles vous apportez votre soutien, votre talent et cette beauté qui
est, comme le disait STENDHAL, « une promesse de bonheur » et,
comme disait le philosophe Arthur SCHOPENHAUER, une « lettre de
recommandation décachetée ».
Chère Cyrielle CLAIR, au nom de la République, nous vous faisons
Officier dans l’ordre des ARTS ET DES LETTRES.