De Pétrone à Vasari, le thème du « portrait vivant », connu depuis
l’Antiquité mais extrêmement présent à la Renaissance, traverse l’histoire
de la représentation. Ce réel de l’image photographique pointé par Walter
Benjamin dans sa Petite histoire de la photographie, cette « chair qui
palpite » pour traduire la qualité d’une représentation plastique, il y a là un
motif récurrent que le thème de Gradiva reprend à nouveaux frais, à la
suite du mythe de Pygmalion ou du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde.
Il était donc plus que naturel de compter cette oeuvre majeure dans l’une
de nos grandes collections nationales.
Je suis très heureux de célébrer aujourd’hui, avec vous, l’acquisition de
GRADIVA, tableau réalisé par André Masson en 1939 qui rejoindra bientôt
les collections du Musée national d’art moderne du Centre Pompidou.
André Masson est l’un des peintres majeurs du XXe siècle et l’un des tous
premiers acteurs du mouvement surréaliste engendré par André Breton en
1924. Le surréalisme a emprunté à la littérature plusieurs des figures les
plus importantes de la mythologie. Le catalogue de l’exposition First papers
of Surréalisme organisée à New York par André Breton en 1942 établit
d’ailleurs la liste de ces mythes littéraires. La « Dragone » d’Alfred Jarry y
apparaît ainsi aux côtés de la Gradiva de Wilhelm Jensen.
Par son sujet Gradiva est une des oeuvres les plus ambitieuses conçue par
André Masson durant sa deuxième période surréaliste. Elle illustre un des
mythes les plus féconds du surréalisme qui trouve son origine dans la
nouvelle publiée par l'écrivain allemand Wilhem Jensen en 1903. Gradiva
relate la découverte, par l'archéologue Norbert Hanold, d'un bas relief du
Musée archéologique de Naples montrant une jeune femme marchant. Le
héros tisse autour d’elle ses fantaisies, il lui imagine un nom - Gradiva,
celle qui avance en latin – et une origine, il transporte cet être qu’il a créé
dans la ville de Pompéi, le jour même de l'éruption du Vésuve qui devait
détruire la ville. Il se rend sur les lieux et, voit soudain, sans pouvoir en
douter la Gradiva de son bas-relief sortir d’une maison et gagner ,d’un pas
léger, l’autre côté de la rue. Résurrection, hallucination, mythologie
complexe, il y a dans ce récit de quoi alimenter les travaux des
psychanalystes les plus célèbres comme des historiens de l’art les plus
affirmés. Il y a là plus profondément une échappée possible pour le visiteur
et le spectateur.
En 1931, la nouvelle de Wilhelm Jansen est traduite en français tout
comme l'essai célèbre que lui consacre Freud. L'intérêt persistant de Freud
pour le roman de Jensen le conduira à faire l'acquisition d'un moulage du
bas relief de « Gradiva », qu'il accrochera au dessus du divan de son
cabinet de consultation viennois, au 19 Bergasse.
En 1937, c’est André Breton qui donne le nom de l’héroïne à la galerie
surréaliste qu’il dirige.
Deux ans plus tard, en 1939, André Masson consacre à Gradiva une de
ses plus ambitieuses peintures que nous pouvons admirer ici aujourd’hui.
Cette peinture transpose littéralement le passage le plus dramatique du
récit de Jensen. Alors que le Vésuve, à l'arrière plan, apparait au moment
de son éruption, le peintre fige la métamorphose de Gradiva entre créature
de chair et figure minérale, entre vie et mort. Dans la partie gauche de la
composition, des coquelicots renvoient au passage du roman où Gradiva
disparait par la fissure d'un mur bordé par ces fleurs. Un essaim d'abeilles
évoque, suivant les exégètes de l'oeuvre, soit les insectes qui assaillent
l'archéologue Hanold, soit les abeilles qui accompagnent les fêtes
bacchiques dans leurs représentations sur les murs de la Villa des
mystères de Pompéi. A l’exemple de Barthes dans Fragments d’un
discours amoureux (1977), il ne faut peut-être retenir que l’épure du
modèle de la résurrection proposé par le conte, qui est une sorte de mise
en abyme de la fonction même de l’art. L’art donne vie à la matière inerte :
il est une oeuvre de métamorphose en même temps qu’il peut
profondément bouleverser, j’oserai dire métamorphoser, celle ou celui qui
le contemple. Il y a dans cette oeuvre une sorte de miroir de ce que peut
être l’expression artistique : le modèle de la Gradiva est la réplique exacte
du système narratif par lequel Proust ramène au présent le passé pour
faire apparaître « un peu de temps à l’état pur » pour citer le narrateur de
La Recherche.
L’intérêt et le sujet du tableau d’André Masson justifiait qu’il entrât dans les
collections nationales. C’est la raison pour laquelle le ministère de la
Culture et de la Communication a souhaité exercer son droit de préemption
pour acquérir ce chef-d’oeuvre du surréalisme. Il faut ici se féliciter de
l'existence de ce dispositif de préemption . C’est un atout majeur pour
l'enrichissement des collections nationales, de même que de celle du
Fonds du Patrimoine, ligne budgétaire exclusivement destinée à
l’acquisition d’oeuvres présentant un intérêt majeur, qui a permis au
Ministère de la Culture d'appuyer largement le Centre Pompidou dans la
réalisation de cette belle acquisition.
J’aimerais saluer l’extrême générosité de la Société des Amis du Musée
national d’art moderne/Centre Pompidou dont je veux saluer une nouvelle
fois le président François Trèves., sans laquelle il n’aurait pas été possible
d’acquérir ce tableau d’André Masson. Une nouvelle fois, après des
acquisitions majeures comme, parmi tant d'autres Knife Throw de Jeff Wall
en 2010, une oeuvre d'Anish Kappoor en 2008, L’adoration du veau, de
Francis Picabia en 2007, le soutien de la Société des Amis s'est révélé
décisif dans cette acquisition.
C'est donc grâce à une mobilisation exemplaire de l'ensemble des acteurs,
dont je me félicite particulièrement, que Gradiva vient compléter l’important
ensemble de peintures surréalistes du musée national d’art moderne –
Centre Georges Pompidou, qui comprend quelques 90 oeuvres d’André
Masson dont la production surréaliste des années 1920-1940 est
largement présentée dans l’exposition Le Surréalisme au National Art
Center de Tokyo, qui propose, sous le commissariat de Didier Ottinger et
Yusuke Minami jusqu’au 9 mai prochain, des oeuvres de la collection du
Centre Pompidou.
Je suis certain que cette oeuvre révèlera pleinement au public l’esthétique
et le regard pénétrant de la génération des surréalistes, alors même que
l’Europe sort de l’apocalypse de la Grande Guerre. Cette génération
d’artistes qui oscillait entre fantaisie et gravité, entre hédonisme et
désenchantement, et pour qui, comme le disait Jean Arp, « au moment où
nous concevons le concevable, il commence à résonner en nous et devient
inconcevable ».
Je vous remercie.