« Nous ne devons pas rougir de trouver beau le vrai, d'acquérir le vrai d'où
qu'il vienne, même s'il vient de peuples éloignés de nous et de nations
différentes ; pour qui cherche le vrai, rien ne doit passer avant le vrai, le
vrai n'est pas abaissé ni amoindri par celui qui le dit ni par celui qui le
transmet, nul ne déchoit du fait du vrai mais chacun en est ennobli. »
Cette voix aristotélicienne qui résonne encore si fort aujourd’hui, elle nous
vient de Bagdad, de la cour des Abbassides - c’est celle d’Al-Kindi, au
début de sa Philosophie première. Douze siècles plus tard, toujours
actuelle, elle nous rappelle que le désir d’universel s’écrit dans toutes les
langues.
Depuis les mu’allaqât, depuis que la parole coranique est « devenue
texte », pour reprendre l’expression du regretté Mohammed Arkoun, la
langue arabe, l’une des principales langues du monde, a joué un rôle
considérable dans la transmission des savoirs. Lui rendre hommage de ce
côté-ci de la Méditerranée, c’est aussi se souvenir de son rôle clef dans la
transmission de l’héritage grec, ces flux de traduction qui ont irrigué la
pensée occidentale – je pense, parmi tant d’autres noms, au médecin
Arnaud de Villeneuve, l’un des pères des lettres catalanes, qui s’est éteint
il y a 700 ans - ; de sa présence de longue date au Collège de France,
depuis ses origines dans la France des Valois jusqu’à aujourd’hui avec
l’historien et traducteur André Miquel, auquel l’Institut du Monde Arabe
rendra très bientôt un hommage. L’arabe est depuis des générations un
pont pour les savoirs, ce Qantara dont la belle revue de l’Institut du Monde
Arabe porte le titre. L’arabe occupe bien sûr une place majeure au coeur de
notre héritage euro-méditerranéen commun, et son apprentissage a
toujours été le meilleur moyen de conjurer la peur imaginaire de tous les
« Farghestan » - pour reprendre le nom de ce pays de « par-delà la mer »,
source de toutes les craintes pour la vieille seigneurie d’Orsenna, dans Le
Rivage des Syrtes de Julien Gracq.
Mettre la langue arabe à l’honneur, ce n’est évidemment pas seulement
célébrer ce passé si riche, ni en rester à la nostalgie d’Al-Andalus ou de la
Tolède aux trois cultures. Cette si belle patrie du calligramme, du coufique
et des écritures cursives est aussi la langue de la littérature la plus actuelle
– et je sais que vous allez réunir samedi une table ronde d’écrivains venu
des quatre coins du monde arabe, avec Hoda Barakat, Salwa Al Neimi,
Gamal Al-Ghitany, Ibrahim Abdel-Meguid, Nabil Naoum, Waciny Laredj,
Habib Selmi.
Forte de sa diversité, de la fu ā du Coran et des ṣḥ médias aux arabes
dialectaux, forte de son influence sur d’autres langues, depuis le farsi,
l’urdu, le turc, jusqu’au catalan, à l’occitan et au français, l’arabe est
aussi, pour notre plus grande fierté, une langue de France. C’est, après le
français, la langue la plus parlée dans notre pays. Avec plusieurs millions
de locuteurs, il répond exactement à la définition de langue de France :
langue traditionnellement pratiquée et transmise par des citoyens français
sur le territoire national. Sa marque sur le français est si prégnante qu’on
ne le remarque même plus, de notre argot de tous les jours - le flouze,
bézef, le bled, le toubib, le klebs – aux exactitudes du chiffre, de l’algèbre
et du zénith, aux beautés du moka, de la sarabande et de l’abricot.
Henriette Walter et Bassam Baraké ont signé un joli livre sur ces allersretours
de la langue arabe en Occident, intitulé Arabesques - et, je dois
vous le dire, je kiffe vraiment Henriette Walter.
À l’heure où le monde arabe connaît des bouleversements majeurs, la
langue arabe a un rôle essentiel à jouer comme vecteur du pluralisme de
l’information. Je m’adresse à vous, sur ce point, en tant que ministre de la
Communication. Comme vous le savez, l’Audiovisuel Extérieur de la
France s’est doté d’un pôle arabophone, et France 24 émet désormais
aussi bien en arabe qu’en français et en anglais. Il s’agit bien, à terme, de
s’inscrire sur le même plan que CNN, BBC World et Al Jazeera. France 24
bénéficie par ailleurs des synergies avec l’équipe de la Radio Monte Carlo
Doualiya, au sein du groupe RFI, dont l’audience est croissante, pour
s’élever aujourd’hui à plus de 7 millions d’auditeurs, de la Mauritanie au
Golfe arabo-persique.
Au-delà de l’apprentissage des langues, le salon Expolangues joue un rôle
important pour la valorisation du plurilinguisme. C’est là un enjeu essentiel,
pour notre pays, pour l’Union européenne, pour le monde entier – et je
souhaite à ce titre saluer chaleureusement le dynamisme remarquable des
Instituts Confucius. Dans notre propre pays qui compte 75 langues dont
cinquante en Outre-mer, nous ne tirons pas assez profit d’un plurilinguisme
de fait. C’est pourquoi nous avons décidé avec Daniel Maximin, le
Commissaire pour l’Année des Outre-mer, d’organiser des Etats Généraux
du Multilinguisme Outre-mer, qui se tiendront à Cayenne en décembre,
afin de définir les moyens qui s’offrent à nous pour mieux mettre en valeur
cette richesse peu exploitée, qui peut être aussi un formidable vecteur
d’intégration.
Je profite également du fait que nous soyons réunis pour cette
inauguration d’Expolangues pour vous rappeler l’attention toute particulière
que je porte aux questions de traduction. Je sais que je prêche devant un
public de convaincus, mais je crois qu’il est toujours important de rappeler
le rôle crucial, tant culturel que politique, que la traduction joue dans toutes
les aires géolinguistiques. Le Programme des Nations Unies pour le
Développement l’avait par exemple souligné en 2002 dans son rapport sur
le monde arabe. Les flux de traduction nous permettent de prendre la
mesure de la circulation des savoirs, de notre capacité à penser d’autres
points de vue, de mieux comprendre l’autre. Qu’il s’agisse de la littérature
ou de la production théorique, le plurilinguisme est une arme essentielle à
la diplomatie de l’esprit.
Dans cette logique, mes services vont mettre prochainement en place un
programme massif de traduction des revues de sciences humaines
françaises vers l’anglais, en partenariat avec le CNRS, afin d’améliorer la
visibilité internationale de notre production, tout en préservant la possibilité
d’écrire et de penser en français. Il en va de notre place dans ce qu’on
appelle le « débat d’idées », et une fois de plus, du pluralisme des points
de vue sur le monde - et là aussi, c’est l’écologie des langues, sur laquelle
nous pouvons influer, qui joue un rôle majeur.
Dans le même esprit, je tiens à saluer l’initiative de l’Institut Français, qui a
lancé « La Fabrique des Traducteurs », un programme coproduit avec la
Région Provence-Alpes-Côte d’Azur et mon ministère, par le biais du
Centre National du Livre et la Délégation générale à la langue française et
aux langues de France. En Arles, le Collège international des traducteurs
littéraires consacrera au printemps une session à l’arabe, en réunissant de
jeunes traducteurs qui traduisent du français vers l’arabe et de jeunes
traducteurs français qui traduisent de l’arabe vers le français. Le même
programme a été développé pour le russe, le chinois, l’italien ; il le sera
bientôt, après l’arabe, pour l’espagnol et le portugais. C’est ce type
d’initiative, par des programmes personnalisés en réelle prise avec le
terrain, qui a pour vocation à être encouragé, afin de prévenir le
vieillissement du vivier des traducteurs et le risque de perdre, sans y
prendre garde, l’un des maillons les plus précieux de ce qu’on appelle, à
une autre échelle que celle du scriptorium et des amateurs de littérature, le
dialogue interculturel.
Je tiens pour finir à saluer le travail remarquable des organisateurs du
salon, et l’engagement du groupe l’Etudiant qui oeuvre beaucoup, par
Expolangues, à la promotion du plurilinguisme. Je tiens également à
rendre hommage, en présence de son Directeur Général, à l’Organisation
Arabe pour l’éducation, la culture et la science, dont le rôle a été essentiel
pour la réalisation de cet événement, ainsi qu’à l’Institut du Monde Arabe,
en particulier à son Président et à M. Bruno Levallois, président du Conseil
d’administration de l’IMA, qui en ont été les porteurs.
Shukran Jazilan.
Je vous remercie.