Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de laCommunication, prononcé à l’occasion de la remise des insignes dechevalier dans l'ordre des Arts et Lettres à Jim Carrey et EwanMcGregor
Cher Jim CARREY,
Cher Ewan McGREGOR,
Chers amis,
I love you Jim CARREY, I love you Ewan McGREGOR…
Non seulement moi, mais le public français aussi vous aime et vous
plébiscite tous les deux, et je suis certain qu’il vous aimera et vous
plébiscitera dans « I love you Philipp MORIS » cette comédie déjantée où
vous apparaissez ensemble, et que vous êtes venus nous présenter à
l’occasion de sa sortie prochaine à Paris.
Je suis heureux de vous recevoir tous les deux ensemble, non seulement
parce que vous formez déjà un couple mythique sur les écrans, mais aussi
parce que, à vous deux, vous embrassez l’essentiel du spectre, de la
palette du comédien. Vous incarnez, me semble-t-il, les deux faces
complémentaires du génie du comédien – mais de cette force-là, il n’y a
pas, rassurez-vous, de « côté obscur », il n’y a que des côtés lumineux…
Alors tout d’abord, Cher Jim CARREY,
Lorsque je vous vois jouer la comédie – lorsque je vous vois tout court, car
vous êtes un acteur né, un caméléon irrépressible, j’en veux pour preuve
votre prestation hier sur un de nos médias nationaux… – je pense au
philosophe français du XVIIIe siècle, à DIDEROT. Cela vous fait sourire et
vous étonne, mais en fait DIDEROT s’est intéressé à des natures
explosives, éruptives, créatives, mimétiques, transformistes comme la vôtre.
Il décrit ainsi le grand comédien classique David GARRICK avec des mots
qui vous iraient tout aussi bien et que j’ai envie de vous lire : « GARRICK
passe sa tête entre les deux battants d’une porte et, dans l’intervalle de
quatre à cinq seconde, son visage passe successivement de la joie folle à
la joie modérée, de cette joie à la tranquillité de la tranquillité à la surprise
de la surprise à l’étonnement, de l’étonnement à la tristesse, de la tristesse
à l’abattement, de l’abattement à l’effroi, de l’effroi à l’horreur, de l’horreur
au désespoir, et remonte de ce dernier degré à celui où il était descendu ».
Je reconnais là les gammes folles et rapides que vous exécutez en virtuose
du burlesque.
Vous êtes le représentant par excellence de cette veine du comédien
polymorphe dont l’art est constitué d’une extraordinaire présence, d’une
truculence qui va jusqu’à l’exubérance, et qui est sans cesse entraîné à
transgresser parce qu’il est habité par les forces d’une sorte de transe
mimétique.
Mais en même temps, à toute chose que vous imitez, vous donnez un
sourire et une énergie libératoire. Aucun rôle peut-être ne vous convient
mieux que ce « masque » magique qui donne une assurance maniaque et
ironique, et qui est une image de votre art. Grâce à votre art, tout devient
plus vif et plus léger, vous nous donnez des ailes, de l’assurance à l’excès,
un peu comme ce personnage d’« I love you Philipp MORRIS » prêt à tout
pour son nouvel amour. Vous nous affranchissez un peu de « l’insoutenable
pesanteur de l’être ».
Vous excellez d’ailleurs dans ce genre très particulier de la science fiction
distanciée, voire comique, c’est-à-dire ce genre où l’imagination débridée
met en scène ses fantasmes avec recul.
Si l’on conçoit que vous soyez, comme vous le dites, le descendant d’un
pirate de Saint-Malo, on a peine à croire que votre nom vienne bien du
français « Carré », car quant on voit à quelles déformations
morphologiques vous savez soumettre votre visage, on se dit que vous
avez déjà plusieurs fois changé de figure, et avez acquis depuis toute la
géométrie des expressions...
Mais surtout pour moi, ce « CARREY » annonce aussitôt la couleur, car il
entre en résonance avec un autre CAREY (avec un seul "r") : je pense
évidemment à Léo Mc CAREY, ce maître de la comédie américaine, dont
vous êtes un grand représentant. Vous vous inscrivez, à votre place
particulière et savamment populaire et décalée, dans cette haute tradition
ouverte par LUBITSCH et CAPRA, et réinventée ensuite par ces metteurs
en scène avec qui vous avez cheminé, de COPPOLA aux frères
FARELLY, en passant par Tim BURTON, pour ne citer qu’eux.
Car avec vous, on ne sait jamais qui est la personne et qui le personnage,
le « persona », le masque, justement. Vous promenez un personnage
créé dès votre plus jeune âge, dès que vous a saisi le démon de la
scène, lorsque vous faites vos débuts dans des shows imaginatifs et très
personnels.
Hollywood ensuite saura reconnaître votre talent et donner un
rayonnement universel à son incroyable variété. Partout, la magie opère,
la grande magie de l’imitation qui est à la source de tout art.
Le transformiste numérique de « The Mask » devient le héros d’une
illusion comique postmoderne dans « The Truman Show ». Vous avez
aussi tourné avec Milos FORMAN dans le magnifique « Man on the
Moon », peut-être mon préféré, par sa capacité à interroger la profondeur
portée par le rire et la confusion de l’imaginaire et du réel, des méditations
joviales qui sont une constante de votre filmographie, de la série
cohérente des personnages que vous incarnez et qui finissent par faire
sens et même par faire oeuvre.
C’est pourquoi, d’ailleurs, vos choix sont toujours exigeants ; vous refusez
par exemple la facilité des suites, des « sequels » pour vous offrir toujours
à plus d’originalité et d’invention. Vous n’hésitez pas à vous engager avec
de jeunes auteurs (je songe à la poésie magnifique de « Eternal Sunshine
of the Spotless Mind » du si doué Michel GONDRY), ou dans des
entreprises difficiles comme « I love you Philipp Morris » qu’ont défendue
ardemment leurs deux réalisateurs, sans concessions, et bien sûr Luc
BESSON.
Lorsque je vous ai proposé, il y a quelques jours, de vous remettre cette
décoration, j’ai eu un moment de doute. Il arrive que malgré l’adage qui
veut qu’« on ne la demande pas, on ne la refuse pas, on ne la porte pas »,
certains artistes parfois la refusent. Et j’essayais de me rassurer en
pensant à une nouvelle scène possible de « Yes Man », ce film où vous
avez définitivement décidé de dire oui à tout…
Mais comme je sais que, dans la vie, vous n’êtes pas un « Yes Man »
dans votre vie, votre réponse favorable à cette proposition n’en a que plus
de relief…
Et c’est donc avec un immense plaisir, cher Jim CARREY, qu’au nom de
la République française, nous vous remettons les insignes de chevalier
dans l’ordre des Arts et des Lettres.
Cher Ewan McGREGOR,
Vous incarnez l’autre versant du comédien. Le « côté profond de la
force », en quelque sorte. Alors que votre complice est tout en exultation,
exubérance, extériorisation, vous tirez le pouvoir de fascination que vous
exercez d’une économie de moyens et d’une concentration d’effets. C’est
pourquoi votre couple dans « I love you Philipp MORRIS » doit être
particulièrement appréciable.
Autant dire que vous n’avez pas eu besoin de votre habit national, ce kilt
que portent vos compatriotes Sean CONNERY et Patrick DOYLE, pour
séduire le personnage incarné par Jim CARREY dans « I love you Philipp
Morris »…
Comédien né, vous l’êtes aussi, vous qui, dès l'âge de seize ans,
choisissez la scène. Vous vous engagez peu après dans une série
mythique Lipstick on your collar. Tout un programme !
Puis une rencontre déterminante, celle de Danny BOYLE, qui je le dis
pour nos compatriotes, afin de dissiper un doute éventuel, n'est pas le
cousin, même lointain de Susan... Avec la complicité créative que vous
allez nouer avec ce réalisateur, vous incarnerez très vite le symbole d'une
« nouvelle vague britannique » : c'est d'abord « Petits meurtres entres
amis » (« The Shallow Grave ») subtil mélange de candeur et de
perversité néo-hitchockiennes – je suis sûr que le grand "Hitch" aurait pu
faire de vous un de ses acteurs préférés –. Ensuite, il y a eu, chacun s’en
souvient, « Trainspotting » plus dur, plus « trash » aussi, mais néanmoins
sélectionné à Cannes par Gilles JACOB. Enfin, il y a eu « Une vie moins
ordinaire » (« A Life Less Ordinary »), le dernier volet de l’une de ces
trilogies dans lesquelles vous aimez déployer sur la durée votre talent fait
d’une émotion d’autant plus intense qu’elle semble retenue : il y en aura
bientôt une autre, interstellaire celle-là, inutile de la mentionner…
Et puis vous êtes aussi de la partie, ou de la partition, dans « Les
virtuoses » (« Brassed Off ») de Mark HERMAN, inoubliable métaphore
musicale, un film que les Français ont adoré, et qui fut couronné par un
César du meilleur film étranger en 1997 et grand prix du festival du film de
Paris, tant le public français « loves you », cher Ewan McGREGOR.
Vous promenez ensuite votre prestance dans les périples calligraphiques
et shakespeariens du « Pillow Book » de ce remarquable esthète qu’est
Peter GREENAWAY, un film d'une saisissante beauté qui est déjà devenu
un classique.
Mais un des grands moments de votre carrière est d'avoir relevé le défi
d'apparaître dans trois épisodes de la saga de Georges LUCAS comme le
jeune OBI WAN KENOBI, c'est-à-dire pour vous le défi prestigieux de
remonter le temps pour incarner les traits du regretté Alec GUINESS
jeune... Belle filiation qui vous place sur le piédestal de la tradition de l'Old
Vic Theatre ! C’est dire que George LUCAS a repéré en vous non
seulement un jeune premier intergalactique, mais aussi une anticipation
de la figure du sage et de cette profondeur dont je parlais tout à l’heure.
Dans ces trois épisodes vous connaissez, vous aussi, une étonnante
métamorphose physique, mais vous incarnez toujours ce que l’on appelle,
en français, la « force tranquille »… C’est une private joke, je vous
expliquerai…
C’est dire que votre face-à-face amoureux avec Steven RUSSEL alias Jim
CARREY est une perspective d’autant plus réjouissante que vous
incarnez chacun deux visages de l’art du comédien.
Vous n’êtes pas seulement un conducteur de vaisseaux spatiaux et un
explorateur d’espaces stellaires, un aventurier de l’imaginaire, j'ai appris
en effet que vous avez une grande passion pour la moto qui vous a mené
dans des « road movies » personnels jusqu’en Sibérie et en Afrique du
Sud. Mais c’est mon tour de jouer les vieux sages, et de vous dire :
méfiez-vous des deux roues, ils sont dangereux ! J'en parle
d'expérience… Ce bras n’a pas été sectionné par un sabre laser, croyezmoi…
Et pensez que nous avons une folle envie de vous voir encore
longtemps à l'écran, représenter si bien une part de l'âme du cinéma
européen, son élégance britannique. J'ose espérer d’ailleurs que, fort
notamment de votre expérience dans Moulin rouge, le cinéma de langue
française saura bientôt aussi vous attirer…
Cher Ewan McGREGOR, au nom de la République française, nous vous
remettons les insignes de chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres.