Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de laCommunication, prononcé à l’occasion de la remise de décorations àWim WENDERS, Senta BERGER, Martina GEDECK, HannaSCHYGULLA et Fatih AKIN

Berlin, lundi 15 février 2010

Messieurs les Ambassadeurs
Chère Senta BERGER,
Chère Hanna SCHYGULLA,
Chère Martina GEDECK,
Cher Wim WENDERS,
Cher Fatih AKIN,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,
S’il est un art où, comme sur un miroir mouvant ou dans une « lanterne
magique », se reflète la réalité d’un pays, ses interrogations et ses
évolutions, c’est bien sûr le cinéma. C’est particulièrement vrai pour
l’Allemagne. Chacun connaît le livre extraordinaire De Caligari à Hitler de
Siegfried KRACAUER qui nous décrit, par le cinéma, l’histoire de la
catastrophe. Eh bien, comme en réponse et en reflet inverse de ce récit, le
cinéma allemand n’a cessé, depuis des décennies, d’écrire de nouvelles
pages et de s’inventer une nouvelle identité, en même temps qu’il inventait,
façonnait et reflétait une nouvelle Allemagne.
De cette Allemagne d’aujourd’hui que nous connaissons et que nous
aimons, de cette Allemagne dynamique et ouverte, en perpétuel échange
avec le monde, qui est notre partenaire intellectuel, artistique et politique
privilégié, les cinq personnalités du cinéma auxquelles j’ai le plaisir de
rendre hommage aujourd’hui sont des représentants exemplaires. De ce
nouveau souffle, Berlin – l’une des villes d’Europe les plus dynamiques et
les plus accueillantes à la jeunesse, à la diversité et à la créativité de notre
contient – est aussi, à l’évidence, la capitale et l’emblème.
Cher Wim WENDERS,
Vous êtes le pionnier de ce nouveau cinéma indissociable de cette nouvelle
Allemagne...
Votre cinéma est le premier, dès les années 1960, à nous avoir raconté
autrement notre histoire d’Européens, à nous avoir fait tomber les écailles
nationales des yeux. Vous avez su le premier rendre visible et sensible, et
par là même crédible, l’unité culturelle et humaine du continent européen.
L’Europe se cherchait encore, au sein de sa diversité et de ses
cloisonnements hérités, elle avait du mal encore à se défaire de ses
habitudes de pensée, à se libérer de ses frontières réelles et imaginaires.
Ces frontières, vous êtes le premier à les avoir traversées d’un coup de
voiture comme dans « Lisbonne story ». Un peu à la manière de ce sage de
l’Antiquité qui, pour réfuter les philosophe qui niaient le mouvement, s’est
simplement mis à marcher. Vous nous avez aidé à passer de « l’autre côté
du miroir » national.
Par le cinéma, vous mis en scène et mis en lumière ce citoyen européen qui
n’existait plus, ou n’existait pas encore, enfoui qu’il était sous des siècles de
nationalisme. Ce citoyen européen, plus encore que visible, vous l’avez
rendu désirable. Votre cinéma nous met sous les yeux sinon des exemples,
du moins des repères, nous ouvre des pistes, nous montre des chemins.
Vous avez retrouvé le sens de ce que Frédéric NIETZSCHE appelait « les
bons Européens », ces grands Allemands – notamment – capables de
dépasser les frontières par leur stature et leur disposition d’esprit, et au
premier rang desquels il rangeait bien sûr GOETHE, l’inventeur de la
« Weltliteratur ». Et je ne suis pas loin de penser que vous êtes un peu
l’inventeur d’un « Weltkino », un cinéma-monde, en tout cas un cinéma à la
mesure d’un continent.
Vous nous avez aidés à opérer un changement de dimension dans nos
consciences d’Européens, à les décloisonner. Plus que « Lisbonne story »,
vos films racontent une « Europe Story ».
Pour nous ouvrir ainsi l’esprit, vous avez développé l’ivresse de
l’« american way of life » en Europe et notamment le sentiment de liberté du
« road movie ». Vous avez su saisir ce vent du large, restituer cette
dimension des grands espaces. C’est ainsi aussi que vous avez rendu
sensibles ces « Etats-Unis d’Europe » dont parlait déjà Victor HUGO. Car
comme tous les grandes cinéastes, vous avez été constamment attiré par
ce grand horizon américain, ce Jusqu’au bout du monde… si loin et si
proche, notre jumeau et notre jouvence – même si votre amitié est
exigeante et se doit aussi d’être critique, comme le montrent bien vos films
d’Outre-Atlantique…
Ce sens de la « nouvelle frontière », vous l’avez insufflé aussi dans notre
cinéma et dans nos consciences en franchissant les limites des genres.
Vous avez ainsi eu recours au documentaire, à une époque où il n’était
guère en vogue et sur ce point aussi vous avez été un pionnier.
Mais surtout vous avez ouvert le cinéma à la musique, de Nick CAVE à U2
et BONO, de Ry COODER à MADRE DEUS, sans oublier le BUENA VISTA
SOCIAL CLUB… Parce que la musique seule sait nous donner
immédiatement et sans attendre le sentiment du « sans frontières ».
Cher Wim WENDERS, au nom du Président de la République et en vertu
des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous remettons les insignes
d’officier dans l’ordre de La légion d’honneur.
Cher Fatih AKIN,
Vous êtes, vous aussi, un symbole de cette nouvelle Allemagne, de son
ouverture et de son identité en perpétuel mouvement.
Je n’aurais évidemment garde de vous réduire à la réussite de l’intégration
et du multiculturalisme. Bien sûr, vous êtes exemplaire de l’un et de l’autre,
et vous vous interrogez constamment sur les points de rencontre, et parfois
aussi de conflit, entre les cultures allemande et turque, mais aussi entre les
générations, et par là vous posez d’une façon renouvelée la question de
notre identité européenne.
Vous êtes un emblème des « affinités électives » et du dialogue entre
l’Allemagne et la Turquie, et à travers l’Allemagne, toute l’Europe. Des ces
échanges comme la Saison de la Turquie en France, qui va se prolonger
jusqu’en mars prochain, vont dans le même sens.
Ces interrogations, vous les posez en artiste et même en très grand artiste :
vous vous inscrivez dans la lignée d’un FASSBINDER et de Tous les autres
s’appellent Ali, quoique avec votre style. Je pense notamment à « Contre le
mur » : ce n’est pas ici le mur de Berlin, mais ceux de la prison, des cultures
et des sentiments, d’autant plus infranchissables quand ils murent nos
consciences.
La force de votre écriture et de votre esthétique tient aussi à la recherche
d’une nouvelle façon de raconter, de construire un récit, qui fait de vous l’un
des cinéastes les plus exigeants et les plus ambitieux de votre génération :
les histoires parallèles de votre Autre côté sont racontées avec un brio
dignes des plus grands.
Par les questions cruciales que vous posez, par la multiplicité de vos talents
– de réalisateur, de scénariste, mais aussi d’acteur et de producteur – vous
contribuez comme aucun autre cinéaste à façonner l’identité de Allemagne
et de l’Europe d’aujourd’hui – non seulement à la refléter, mais à la recréer
en la tournant résolument vers le monde, vers la diversité de ses cultures,
de ses interrogations et de ses recherches, c’est-à-dire vers l’avenir.
Cher Fatih AKIN, au nom de la République française, nous vous remettons
les insignes de chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres.
Chère Martina GEDECK,
Vous êtes pour moi une incarnation de l’émotion et de la profondeur
humaine du nouveau cinéma allemand.
Au fil de vos rencontres avec le public, vous portez les interrogations, mais
aussi les aspirations de l’Allemagne contemporaine. Vous êtes, pour
longtemps encore, associée à ce film qui nous a tous bouleversés – un
autre film sur Berlin : je parle bien sûr de La Vie des autres, où, avec une
sensibilité poignante, vous campez une actrice aux prises avec la Stasi et
l’espionnage, manipulée par un ministre de la Culture bien peu
recommandable – Est-allemand, je le précise, et non français !...
Vous avez prêté aussi votre talent aux drames de l’Allemagne de l’Ouest,
aux convulsions révolutionnaires et aux dérives terroristes de la « Bande à
BAADER » : votre Ulrike MEINHOF marquera durablement les esprits.
Vous avez regardé en face et donné à voir les heures les plus obscures de
l’histoire de l’Allemagne, dans des films comme Le Juif Levi, ou dans votre
récente réinterprétation du Juif Süss, éloquemment sous-titré « Un film
sans conscience ».
Vous nous montrez que toutes ces existences que vous incarnez à l’écran
ne constituent pas la « vie des autres », mais une part de notre vie à tous,
et à chacun : nous nous reconnaissons dans l’émouvante Clara
SCHUMANN ou dans la « Belle MARTHA », cette cuisinière hilarante, et
vous êtes une « Amie parfaite » non seulement pour Antoine de CAUNES,
Carole BOUQUET et Marie-France PISIER, mais pour chacun d’entre nous.
Vous répondez aussi, bien sûr, comme Wim WENDERS et Senta BERGER,
j’y reviendrai, à l’appel des « amis américains » : on a pu vous admirer dans
The Good Shepherd de Robert DE NIRO, qui vous a valu en 2007 un Ours
d’argent, parmi un nombre impressionnant de récompenses dont je
m’abstiendrai de dresser la liste afin de ne pas blesser votre modestie…
Vous êtes le symbole de cette nouvelle génération d’acteurs et de cinéastes
allemands de dimension internationale, qui contribuent à faire de Berlin
l’une des plus grandes capitales de la culture : vous êtes l’emblème de sa
vitalité, indissociable de son charme et de sa sensibilité.
Chère Martina GEDECK, au nom de la République française, nous vous
remettons les insignes de chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres.
Chère Senta BERGER,
Votre prénom, qui fait songer à la fiancée du Hollandais volant, semblait
vous prédisposer au voyage et, par là, à devenir une incarnation de cette
ouverture à l’Autre qu’exprime et exalte le cinéma contemporain de langue
allemande.
Mais ces voyages, avant d’être choisis, furent d’abord provoqués par les
déchirements de l’Histoire : votre maison natale de Vienne ayant été
détruite pendant la guerre, vous avez dû vous réfugier avec vos parents
dans une pièce du Palais de SCHÖNBRUNN…
Après vos débuts sur la scène théâtrale viennoise,c’est le départ vers
l’Allemagne, où vous accédez rapidement au rang d’icône. Déjà
d’envergure internationale, vous êtes associée aux grandes coproductions
européennes qui se développent alors : je pense notamment aux
Vainqueurs, où vous triomphez aux côtés de Peter FONDA et de Jeanne
MOREAU.
Déjà l’Europe ne vous suffit plus : vous subissez la tentation américaine, le
rêve hollywoodien vous entraîne par-delà les mers, à la conquête d’autres
territoires du cinéma. Aux Etats-Unis, vous partagez l’affiche avec les plus
grandes légendes : qu’il me suffise de citer les noms de Frank SINATRA,
John WAYNE, ou encore Kirk DOUGLAS, dans L’Ombre d’un Géant. Vous
illuminez de votre présence des films restés inoubliables comme Major
Dundee de Sam PECKINPAH, ou Opération Opium de Terence YOUNG,
avec Omar SHARIF, Marcello MASTROIANNI, Rita HAYWORTH ou encore
Grace KELLY et la non moins extraordinaire Nadja TILLER...
Toujours fidèle à la prédestination wagnérienne de votre prénom, vous avez
noué un lien d’une force exceptionnelle avec votre mari, le grand réalisateur
Michael VERHOEVEN, avec lequel vous fondez une remarquable maison
de production : ensemble, vous nous offrez La Rose blanche, ce film
poignant sur le destin de Hans et Sophie SCHOLL, ces symboles par
excellence de la Résistance allemande au nazisme.
De retour en Europe, vous y faites fructifier votre expérience américaine, et
Wim WENDERS lui-même vous engage dans sa Lettre écarlate. Vous jouez
aussi en France, aux côtés d’Alain DELON, dans Diaboliquement vôtre de
Julien DUVIVIER.
Votre sens inné de la mobilité et du voyage, vous l’exprimez aussi par votre
capacité à essayer tous les genres – du cinéma au théâtre en passant par
la télévision, où vous proposez et composez jusqu’aux rôles les plus
inattendus : on vu a vue pilote, chauffeur de taxi, il ne vous manque plus
que de jouer « le Hollandais volant », et vous aurez fait le tour des
possibles…
Cette carrière hors pair vous a très légitimement portée en 2003 à la
Présidence de la German Film Academy, et vous avez reçu, il y a quelques
jours seulement, la « Caméra d’or » qui récompense ce magnifique voyage
à travers le rêve qui est le vôtre et que vous nous avez fait partager.
Par chacun de ces rôles, de vos films et de vos chansons, comme par votre
beauté et votre grâce légendaires, vous êtes l’ambassadrice idéale de cette
culture de langue allemande résolument ouverte sur le monde et qui sait si
bien nous toucher.
C’est pourquoi, chère Senta BERGER, au nom de la République française,
nous vous remettons les insignes d’officier dans l’ordre des Arts et des
Lettres.

Chère Hanna SCHYGULLA,
Vous êtes non seulement, bien sûr, l’égérie de Rainer
Werner FASSBINDER, mais aussi – et jusqu’à tout récemment – celle de
cette Allemagne qui sait passer « de l’autre côté » à l’image de ce
personnage que vous incarnez dans le merveilleux film de Fatih AKIN :
vous y interprétez la mère d’une jeune femme qui défend des sans-papiers
turcs, d’abord retranchée derrière ses préjugés, puis comprenant que ce qui
compte, ce sont les valeurs d’humanité et de générosité. A l’image de cette
Allemagne qui se retrouve elle-même grâce à son ouverture à l’autre,
notamment dans son lien intime avec la Turquie.
Avant de pouvoir incarner l’ouverture de l’Allemagne à l’Europe et au
monde, il fallait en cristalliser toutes les dimensions, toutes les émotions.
Vous êtes parvenue à donner à voir ces années terribles du nazisme d’un
point de vue allemand, et ainsi vous avez permis à ces années d’échapper
au néant complet où le refoulement risquait de les engloutir. C’était une
oeuvre de mémoire courageuse et difficile. « MARIA », « VERONIKA »,
« LOLA » : trois prénoms, trois femmes allemandes – c’est aussi à travers
cette trilogie de FASSBINDER que vous avez façonné le visage d’une
nation qui voulait passionnément s’inventer un avenir, par-delà la cicatrice.
Vous avez su donner, dans Lilli MARLEEN, un visage aux interrogations
complexes de FASSBINDER. Vous avez accompagné ce grand maître du
cinéma dans une vingtaine de films et lui avez offert le cadeau d’une
rencontre avec le grand public, qui fut aussi, pour le public français, une
rencontre avec une autre Allemagne. Muse de FASSBINDER et à travers
lui, vous avez été l’égérie de l’Allemagne, d’une Allemagne à la fois
profonde et populaire.
A l’égal d’une Catherine DENEUVE ou d’une Jeanne MOREAU, vous
comptez au nombre de ces rares comédiennes qui symbolisent un
pays dans toute sa diversité, à laquelle elles découvrent et révèlent une
subtile unité : vous êtes, en quelque sorte et d’une façon évidemment moins
hiératique, comme une « Marianne » allemande du cinéma, une effigie
sensible des émotions et des interrogations de chacun, à la fois une « Mère
Courage » et une « Mère Question », si je puis dire. Si les comédiennes
sont un peu nos déesses d’aujourd’hui, vous êtes, pour ainsi dire, une
allégorie de l’Allemagne, vivante et émouvante.
Si vous incarnez ainsi le visage de cette nouvelle Allemagne, c’est peut-être
parce que vous savez traduire par le jeu muet de vos expressions, les
moindres inflexions des sentiments et des pensées, vous avez le talent de
les donner à lire jusque dans les plus subtils mouvements de vos traits, de
vos yeux, avec cet air de réserve qui est souvent comme la litote du
comédien. Votre visage ramène le spectateur au sens fort et premier du
spectacle, c’est-à-dire à une observation, une contemplation, un désir de
déchiffrer le plus fugace de ces signes, comme peut le faire un enfant
devant le visage de sa mère.
C’est alors, à partir du moment où vous avez su donner un visage à cette
nouvelle Allemagne, que vous avez pu explorer toutes les voies du cinéma
européen et mondial : GODARD, WAJDA, K. BRANAGH, Ettore SCOLA,
mais aussi Amos GITAI ou Béla TARR, dans autant de films mémorables.
Et avec Fatih AKIN, c’est une toute nouvelle Allemagne que vous nous
donnez à aimer.
Chère Hanna SCHYGULLA, au nom de la République française, nous vous
remettons les insignes de commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres.