Madame la Directrice générale de l’UNESCO, chère Irina Bokova,Madame la Présidente, chère Anne-Marie Revcolevschi,Cher Claude LanzmannMesdames, Messieurs,

En 1985, Shoah apparaît sur les écrans. Rien ne sera plus comme avant : le témoignage des survivants touche à l’universel, la plus grande tragédie du XXe siècle prend un visage, une voix. On la touche du doigt, elle est saisie immédiatement. Comment penser l’homme après l’Holocauste s’est interrogé Primo Levi, ce chimiste turinois devenu le témoin que l’on sait ? Comment penser Dieu après Auschwitz s’est demandé le philosophe Hans Jonas ?
Décrire le tragique, dire le « mal absolu », c’est peut-être cela le rôle du cinéma, de l’image animée, du documentaire. C’est ce que nous a appris magistralement Claude Lanzmann dans cette somme admirable qui doit autant à l’écoute attentive des témoins qu’à la mise en perspective historique. Car depuis quelques années, le témoignage dans sa force, dans sa singularité, dans sa nudité aussi, est devenu objet d’histoire et source première. C’est le cas des récits des combattants de la Grande Guerre ; c’est le cas des récits de survivants de l’Holocauste, qui sont le révélateur du « soleil noir » qui s’est abattu sur l’Europe pendant les années du nazisme et de ce que Raoul Hilberg a appelé la « destruction des juifs d’Europe ».

Faire acte de mémoire, transmettre aux jeunes générations, c’est un devoir pour aujourd’hui, c’est une nécessité pour demain. L’oubli et l’amnésie font le lit de tous les négationnismes et de toutes les barbaries contemporaines. La mémoire est l’arme des démocraties et des défenseurs de la Liberté. L’historien Pierre Vidal Naquet, dont ce fut le combat d’une vie, a porté haut cette exigence, tout au long de sa vie d’historien et d’intellectuel. L’intelligence du passé, le devoir d’histoire, c’est aujourd’hui ce qui peut écarter l’hypothèse du « choc des civilisations », qui est avant tout un choc des ignorances.

C’est tout le sens du projet Aladin, engagé par l’UNESCO et la Fondation pour la mémoire de la Shoah en 2009 dans une volonté de dialogue et de rapprochement interculturel entre le monde juif et le monde musulman. Car la Shoah, dont l’ombre portée traverse tout le siècle, est une industrialisation de la mort qui a mis en question l’homme lui-même. Parce que la machine de mort nazie est trop méconnue, voire déformée, parce que les grands textes historiques sont rarement traduits, il est essentiel de construire une mémoire partagée. Connaître l’autre dans sa propre langue, c’est déjà en apprivoiser l’altérité, c’est favoriser la re-connaissance mutuelle, c’est nouer un dialogue avec cet Autre qui peut être moi-même, dans une philosophie de l’échange dont Emmanuel Levinas a décrit admirablement les fondements.

C’est dans cette perspective que s’inscrit la traduction et le sous-titrage en farsi, en arabe et en turc du film de Claude Lanzmann. La traduction est la matrice et un levier puissant pour le dialogue interculturel, comme l’illustre la traduction du Journal d’Anne Franck et Si c’est un homme de Primo Levi en arabe et en farsi, autres projets soutenus par le projet Aladin.
C’est grâce à ce type d’initiatives que le dialogue interculturel promu dans les grandes enceintes multilatérales et l’Union européenne peut prendre une forme concrète. Et que dire des 200 personnalités de tous horizons et de toutes confessions qui se sont rendues à Auschwitz, à l’invitation du projet Aladin et de la mairie de Paris ? Cette visite historique dans le « plus grand cimetière de l’histoire de l’humanité », en présence de survivants de l’Holocauste, a valeur de message pour ceux que Pierre Vidal Naquet appelait les « négateurs de l’histoire ».
Dans votre autobiographie, Le lièvre de Patagonie, véritable somme sur le siècle passé, vous revenez, cher Claude Lanzmann sur les conditions de réalisation de Shoah. Ce que vous avez voulu faire, nous dites vous, c’est, par l’image, l’absence de commentaire, en filmant et filmant encore les lieux terribles, approcher la mort de ces millions de personnes dont il n’est rien resté. Évoquer les derniers moments, jusqu’alors impensables. Et pour cela, interroger et interroger encore les vivants, y compris les bourreaux dont certains se terraient, se cachaient.
Des victimes, vous dites « Ils ne connurent rien d’Auschwitz, ni le nom, ni le lieu, ni même la façon dont on leur ôtait la vie. Ils ont terminé leurs jours dans le noir, entre quatre murailles de pierre lisse, dans un véritable « non-lieu » de la mort ». Grâce à la remarquable initiative du projet Aladin, grâce à la traduction, grâce à une information accessible en plusieurs langues, ce « non-lieu » devient un lieu de mémoire partagée, un lieu de connaissance, un lieu de reconnaissance aussi pour toute l’humanité.