Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de laCommunication, prononcé à l’occasion des Lyriades de la langue française2010, 5e Rencontres de Liré

LECTURE D’UN SONNET DE DU BELLAY
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge!
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?
Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine :
Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la douceur angevine.

Monsieur le Maire, cher Jean-Claude ANTONINI,
Monsieur le Président des Lyriades de la langue française, cher Dominique
BROSSIER,
Monsieur le Délégué à la langue française et aux langues de France, cher Xavier
NORTH,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Si j’ai choisi de vous lire le poème le plus célèbre de DU BELLAY, alors que, bien
sûr, tant d’autres sonnets méritent d’être relus sans cesse, c’est parce que je crois
que son succès même illustre à la perfection la réussite du poète et son inscription
profonde dans notre mémoire nationale.
Il y a dans notre littérature – et indissociablement dans notre conscience à tous –
un « moment DU BELLAY ». C’est le moment très riche d’une Renaissance à la
française. C’est par DU BELLAY, avant tout, que l’attachement charnel à la France,
à ses territoires et ses terroirs se construit, et il se construit au sein même de
l’humanisme, à travers les deux figures du détour et du retour.
Jacqueline de ROMILLY disait, je crois, « la culture, c’est le détour » et, au
fond, l’intérêt du voyage initiatique de DU BELLAY à Rome, le voyage
humaniste par excellence (et pourtant c’était avant la Villa Médicis… !), ce
n’est pas seulement la déception de constater que « Rome n’est plus dans
Rome ». Ce n’est pas seulement le ballet corrompu de la cour pontificale et
de ses « monsignori », qui « marchent d’un grave pas » et lui inspirent de
savoureuses satires. Ce n’est pas seulement la maladie, les amis absents,
l’aliénation d’un travail dans des bureaux avec ses intrigues et sa
monotonie, une vie faite sur mesure pour désespérer un poète… Non,
l’intérêt de ce voyage, c’est que, par le retour, DU BELLAY transforme
l’humanisme en un détour vers soi-même, vers ses racines repensées et
reconquises. Celle de son terroir, de son « petit Liré », mais celles aussi de
la grande lyre de la langue française.
« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage et puis est retourné » :
j’insiste sur le « et puis ». Je ne vais pas me livrer ici à un commentaire de
texte, mais il est évident que le « et puis » n’est pas simplement temporel,
il ne désigne pas seulement la suite des événements dans leur
déroulement. Il n’est pas uniquement chronologique, mais il est aussi
logique. Il suggère que le départ est nécessaire, mais qu’il est
indissociable d’un retour aux sources ainsi revisitées et revivifiées. Que les
racines ne sont rien sans le détour humaniste, mais que le voyage, si
indispensable soit-il, n’est pas le dernier mot de l’Homme. Car celui-ci doit
trouver un séjour qui répond fondamentalement – et non seulement par un
effet de rimes présent dans le poème – au cycle humaniste et enraciné du
détour et du retour.
C’est le même mouvement d’un nomadisme et d’une ouverture qui
donnent tout son sens et toute sa profondeur à la sédentarité, que l’on
retrouve dans cet autre séjour de l’être humain qu’est sa langue. Et DU
BELLAY, au fond, dans ce sonnet même, ne fait rien d’autre que cela,
habiter le pays fertile de la langue française. Et ainsi, tout en chantant Liré
et son « Loire gaulois », DU BELLAY fait de la langue française un séjour,
une « région où vivre », comme disait MALLARMÉ, la vraie patrie peutêtre,
celle de nos représentations, de nos modes de pensée et de sentir,
celle du partage de la raison et de l’émotion. CIORAN le disait : « On
n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c'est cela et rien
d'autre ».
Cette langue, ce « séjour » que DU BELLAY bâtit autant que ses aïeux,
elle est elle-même un lieu du détour et du retour à travers les figures de la
traduction et de l’adaptation, que ce soit du latin ou de l’italien, avec
l’influence bien connue du grand humaniste PÉTRARQUE.
En cela, l’expérience de DU BELLAY n’est peut-être pas si différente de
celle que nous vivons aujourd’hui dans la mondialisation, c’est-à-dire un
moment où la langue française peut et doit être à la fois séjour et
ouverture. Et plus que jamais pour la « défense et illustration de la langue
française » du XXIe siècle, nous avons besoin d’une telle capacité à
traduire, c’est-à-dire à accueillir la culture de l’Autre dans le creuset de
notre langue, afin d’enrichir également notre langue et notre culture. DU
BELLAY nous suggère ainsi en somme qu’en matière de langue, la
meilleure défense, c’est l’illustration. Non seulement il serait inutile et vain
de transformer la langue en une forteresse assiégée, d’avoir une
conception hexagonale et obsidionale de la langue. La meilleure défense,
ce n’est pas la défense, si je puis dire, mais ce pas non plus l’attaque,
selon la formule célèbre : c’est bien le rayonnement par les oeuvres et, plus
généralement, par l’hospitalité et la créativité. C’est bien la « défense et
illustration », aussi liés l’une à l’autre que le voyage et le retour. Sur tout
cela encore, DU BELLAY nous donne une leçon toujours valable et sans
cesse à méditer pas moins de quatre-cent cinquante ans après sa
disparition.
La Défense nous enseigne qu’une langue n’est ni un élément stable (car
elle ne cesse d’évoluer et de se métamorphoser tout en restant ellemême),
ni un composé chimiquement pur, car elle ne se refuse pas à
l’emprunt. En ce sens, elle est une invention continue et collective, un peu
à la manière de la nation selon RENAN, ce « plébiscite de tous les jours ».
C’est pourquoi il y a bien un usage et une conception de la langue qui
nourrissent et soutiennent notre idéal démocratique.
En effet, la langue est partage et c’est aussi pour cela que je suis ici
aujourd’hui parmi vous. Pour célébrer la mémoire de DU BELLAY, l’enfant
du pays, comme viennent de le faire avec brio les comédiens qui nous ont
dit les textes d’un magnifique « Tombeau de DU BELLAY ». Mais c’est
aussi pour rendre hommage au travail exemplaire accompli depuis plus
d’une dizaine d’années, autour de ce « génie du lieu » et de cette figure
tutélaire de notre langue et de notre littérature, pour saluer ces
« ministres » de la langue française – c’est-à-dire à ces grands serviteurs
de langue française et de la francophonie – que sont les fondateurs et les
dirigeants éclairés de l’association des Lyriades, qui forment un peu, à leur
manière, une nouvelle « Pléiade »…
Je ne pouvais répondre à leur amicale invitation sans les remercier
chaleureusement et les gratifier aussi de cette distinction propre au
ministre de la Culture qu’est l’Ordre des Arts et des Lettres. Ce n’est donc
pas maintenant la séquence « France, mère des arts, des armes et des
lois », mais plutôt « Angers, terre des arts et des lettres »… ! Je le fais
avec émotion et avec reconnaissance pour un travail que je sais assidu et
acharné parce qu’il est passionné. La journée d’aujourd’hui et tout le
festival des Lyriades en témoignent avec éclat.
C’est pourquoi, au nom de la République française, cher Dominique
BROSSIER [Président des Lyriades de la langue française], chère
Françoise ARGOD-DUTARD, Professeur, responsable du Conseil
scientifique des Lyriades], cher Dominique BEAUMON [Coordonnateur
général des Lyriades de la langue française, et cher Bernard STAUD, nous
avons le grand plaisir et l’honneur de vous faire, chacun, chevalier dans
l’ordre des Arts et des Lettres.