Monsieur le Président du musée du Louvre, cher Henri Loyrette, Monsieur le Président directeur général de Mazars en France, cher Philippe Castagnac, Monsieur le Vice-Président de la Société des Amis du Louvre, Mesdames et messieurs les conservateurs, Mesdames et Messieurs, Chers amis,

Nous voici donc réunis aujourd’hui pour un événement très singulier,
autour d’un chef-d’oeuvre qui paraît bien minuscule dans la galerie Médicis
du musée du Louvre, au milieu de ces très grands formats de Rubens. Si
vous m’autorisez ce détour, je voudrais pour l’occasion vous parler d’une
toile monumentale, de 120 mètres de long et de 14 mètres de haut, que
l’on peut trouver au Panoramamuseum de Bad Frankenhausen, en
Thuringe. Ceux qui parmi vous sont familiers des musées allemands
connaissent probablement cette oeuvre de Werner Tübke, l’un des derniers
artistes officiels de la République Démocratique Allemande, consacrée à
la Guerre des Paysans et à la bataille de Frankenhausen. L’oeuvre est
d’une telle ampleur qu’une rotonde spéciale lui est consacrée, au milieu de
ce qui fut l’un des champs de bataille les plus sanglants de la Réforme,
quand les partisans de Thomas Münzer furent massacrés par Philippe de
Hesse avec la bénédiction de Luther.

Par contraste, nous voici face à ce petit panneau de bois signé par le
bourgmestre de Wittenberg, six ans après cette bataille qui fut longtemps
considéré par certains comme le pêché originel de la Réforme. L’éloge des
vertus y rencontre un érotisme fait de colliers et de chapeaux. Je ne peux
m’empêcher de penser que sous l’exotisme de cet érotisme luthérien (bien
qu’officiellement il s’agisse d’une allégorie des vertus, de la charité, de
l’amitié et de la générosité), la placidité et la beauté de ce chef-d’oeuvre
recèlent en silence la violence d’une période de division radicale de
l’Allemagne et bientôt de l’Europe - qu’elles nous offrent, par leur ambiguïté
païenne et chrétienne, le condensé des temps troubles. Je me souviens de
ce que Pierre Guyotat a pu écrire sur l’érotisme de la guerre, et je me plais
à penser que ces quelques centimètres carrés de Cranach nous disent
finalement beaucoup plus que les 120 mètres de Werner Tübke sur le
tonnerre de l’histoire qui gronde.

Puisque nous parlons des contrastes de format, je voudrais saluer
l’excellente idée des conservateurs d’avoir proposé pour cette toile de
Cranach, un stage de 3 mois au milieu des Rubens, avant qu’elle ne
rejoigne plus sagement les salles de la Peinture allemande. Les Trois
Grâces de Cranach au milieu de la « biopic » de Marie de Médicis,
l’intrusion d’une minutie explosive au milieu des chairs anversoises, c’est
au fond aussi invasif que le ver de terre de Jan Fabre qui, il n’y a pas si
longtemps dans cette même salle, venait exhaler son long râle flamand sur
fond de pierres tombales : « je veux sortir ma tête du noeud coulant de
l’histoire ». Cette fois, c’est une oeuvre d’intérieur, probablement réservée à
l’intimité, qui vient se confronter aux fastes officiels de la reine de France.
Et pourtant, il y a bien une ligne commune entre ces deux mondes si
opposés : le monde de l’atelier.

Cranach, bien avant Rubens, avait été l’un des premiers peintres d’Europe
du Nord, à avoir décliné à une échelle importante son activité sur les lignes
de la vitesse et de la productivité. À l’époque des Flugschriften luthériens
et de leur reproduction mécanique que l’imprimerie permettait, Cranach
était un entrepreneur dont la pratique était aussi au service d’une cause, et
il fut l’un des principaux pourvoyeurs de l’iconographie luthérienne, comme
en témoigne son omniprésence dans les musées d’Allemagne centrale - et
que les Parisiens ont l’occasion de découvrir en ce moment avec la belle
exposition de la Réunion des Musées Nationaux au Musée du
Luxembourg. Beaucoup plus tard et dans un contexte culturel et
confessionnel bien différent, Rubens et son atelier auront eux aussi en tête
l’importance politique de l’iconographie qui fait l’objet, en ces débuts de
l’époque moderne, de véritables « plans de communication » : il s’agit bien,
dans les deux cas, d’artistes entrepreneurs qui ont su saisir la force de
l’image et de sa reproduction, pour mieux emporter la conviction.

Cette conviction, dans le cas de Cranach, a été largement emportée, pour
plus de 7000 donateurs. Nous sommes en effet réunis aujourd’hui pour
marquer l’aboutissement d’une très belle aventure collective. Ce qui en fait
la singularité, en comparaison par exemple avec d’autres campagnes de
souscription chez nos voisins anglais et écossais, c’est peut-être là aussi la
taille de l’oeuvre récipiendaire. De ce condensé d’Europe, plusieurs milliers
de particuliers se sont manifestés, en à peine quelques semaines, pour
revendiquer une part. ll y a sans doute quelque chose de religieux dans
cette extraordinaire manifestation d’un attachement au patrimoine pictural.
On est bien loin des morceaux de murs de Berlin où chacun veut un peu
de poussière d’histoire pour son salon personnel. Avec les Trois Grâces, il
s’agissait de garder l’oeuvre dans l’écrin du musée du Louvre, pour la plus
grande fierté de chacun des donateurs.

À mon tour, je voudrais saluer tous ceux qui ont contribué au succès
exceptionnel de cette campagne de souscription, qui a été relayée au
niveau national par la presse, et qui a rencontré très rapidement l’écho
remarquable que l’on sait depuis l’appel lancé le 13 novembre dernier,
avec des dons de toutes tailles de la part des 7000 donateurs, dont de
nombreux membres de la Société des Amis du Louvre. Le million d’euros
manquant pour compléter l’acquisition a été très vite réuni et est venu
s’ajouter aux 3 millions mis à disposition par les crédits d’acquisition du
Louvre et par les entreprises, notamment le groupe Mazars qui est le
mécène principal de cette opération, et que je tiens à remercier pour sa
très grande générosité et sa volonté de s’associer une fois de plus au
Louvre pour une opération exceptionnelle. Cette opération s’appuie
également sur la loi du 1er août 2003 relative au mécénat, aux
associations et aux fondations, qui facilite, comme vous le savez, l’entrée
dans les collections publiques d’oeuvres reconnues Trésors nationaux
grâce au mécénat d’entreprise.

La force de la campagne de souscription pour les Trois Grâces de
Cranach, c’est d’avoir révélé, par un mode d’acquisition original,
l’attachement de chacun au patrimoine national, et la volonté de s’associer
personnellement à sa préservation. Cette appropriation individuelle d’un
patrimoine commun est un thème, vous le savez, qui m’est
particulièrement cher – au même titre que l’enrichissement des collections
nationales, qui est l’une des priorités de mon ministère. Sur ce dernier
point, je tiens à rendre hommage à tous les conservateurs qui y consacrent
leur temps et le ur énergie - car je suis bien conscient du travail de longue
haleine que cela représente. Après le dais de Charles VII pour lequel la
Société des Amis du Louvre s’est particulièrement investie, les Trois
Grâces constituent pour le Louvre une nouvelle acquisition exceptionnelle,
à la hauteur de la qualité mondialement reconnue de ses collections.

Je vous remercie.