Monsieur le Président, cher Gilles Jacob,Madame la Commissaire, chère Androulla Vassiliou,Monsieur le ministre, cher Géza Szöcs,Chers amis,

J’ai aujourd’hui le très grand plaisir et l’honneur assez incongru de remettre
à un artiste majeur ce qui lui appartient déjà : des archives audiovisuelles
françaises, patiemment collectées par l’Institut National de l’Audiovisuel, où
l’on retrouve entretiens et reportages accumulés au fil des ans sur Robert
de Niro. On y trouve des interviews de format classique, en marge du
Festival de Cannes notamment – mais aussi des moments émouvants,
comme l’inauguration de la première grande rétrospective, à la Piscine de
Roubaix, de l’oeuvre de Robert de Niro Sr., l’un des grands peintres newyorkais
de la deuxième moitié du XXème siècle – une oeuvre qu’on a pu
redécouvrir également à Nice l’année dernière au Musée Matisse.

Cher Robert de Niro,

Dans ces archives françaises, vous pourrez également me voir sur un
plateau de télévision, il y a une vingtaine d’années déjà, vous traiter
d’« emmerdeur ». J’espère que vous y verrez de ma part une marque
d’affection profonde pour la pudeur d’un grand artiste surnommé « l’acteur
le moins bavard du monde » et qui a souvent incarné un véritable
cauchemar pour les journalistes. Ce laconisme est sans doute la marque
d’un homme qui a su resté secret, d’un acteur pour qui les mots ne sont
qu’un moyen d’expression parmi d’autres, comme le timbre de votre voix,
ou votre corps aux mille métamorphoses.

Monsieur le président du jury,

Vous êtes ici chez vous, depuis ce jour où Taxi Driver remporta la Palme
d’Or en 1976. En disant cela, je me dis qu’il y a tout de même quelque
chose d’inquiétant à confier la présidence du jury à celui qui incarna Travis
Bickle…

Tenter de vous rendre hommage, c’est relever une impossible gageure :
faire le portrait de l’artiste en boxeur ou en saxophoniste, en gangster, en
mafieux ou en flic, avec une coupe mohawk ou en peignoir, en névrosé, en
paranoïaque ou en Dernier Nabab. Vos personnages les plus célèbres se
situent sur souvent sur les franges d’une déroute irrévocable, en prise avec
une marginalité qui les broie. Vous avez dit un jour : « si je n’étais pas
acteur, je serais fou ou assassin. » Du rêve américain, l’acteur possédé
que vous êtes a su porter à l’écran toutes les contradictions.

Dans votre recherche de la biographie de votre personnage, de son
essence, « mon rêve », déclarez-vous, « serait qu’on mette deux ans au
lieu de quelques mois à travailler un rôle ». Le perfectionnisme légendaire
qui vous est attribué, sur les traces de Montgomery Clift, traduit un goût
extrême de l’incarnation et de l’intériorisation qui est la marque des plus
grands. Toujours être autre, se méfier du moi : jusque dans l’auto-parodie
vous êtes méticuleux.

On sait de vous que vous aimez l’odeur de la térébenthine, du tabac, les
vieux pulls usés, les bons vins, les rues du Bronx, l’esprit du cloître et le
goût du silence. Pourtant, penser trouver les clefs de la « citadelle de
Niro » à travers vos interprétations, c’est comme tenter de capturer la
lumière dans la paume de ses mains, autant dire s’évertuer vainement à
contenir l’insaisissable.
Elevé à Greenwich Village dans un milieu bohème, vous vous inscrivez à
seize ans au cours d’art dramatique de Stella Adler – qui forma également
Marlon Brando et après vous Benicio del Toro -, avant de rejoindre l’Actors
Studio de Lee Strasberg – ce qui vous vaut d’effectuer une tournée avec la
pièce de Shelley Winters One Night Stands of a Noisy Passenger. S’ensuit
un petit détour à Paris où Marcel Carné vous fait figurer dans Trois
chambres à Manhattan. C’est à Brian de Palma que vous devez vos vrais
débuts au cinéma, avec Greetings, The Wedding Party et Hi Mom !.

De Palma parle de vous à Martin Scorsese, et c’est une alchimie unique
qui naît de cette rencontre entre un cinéaste et son acteur. Le voyou
schizophrène dans Mean Streets, l’exterminateur purificateur et solitaire de
Taxi Driver, le saxophoniste de jazz de New York - New York, le « Taureau
du Bronx » de Raging Bull, le vengeur fanatique des Nerfs à vifs et je ne
peux les citer tous, vous collent encore à la peau. Il ne faut pas non plus
oublier l’extraordinaire Vito Corleone que vous incarnez chez Coppola, un
Al Capone terrifiant chez De Palma, le gangster vieillissant et perdu de
Sergio Leone, Alfredo dans Novecento de Bertolucci aux côtés de Gérard
Depardieu, ni votre formidable interprétation dans The Deer Hunter de
Michael Cimino. Vous avez contribué à rendre tant et tant de films cultes,
la cérémonie d’ouverture du festival nous l’a d’ailleurs rappelé en images,
que je regrette de ne pouvoir dire un mot sur chacun.

Et puis un jour la légende a commencé a passer aussi de l’autre côté des
caméras. Vous êtes devenu l’auteur d’un cinéma de haute volée - je pense
en particulier à Il était une fois le Bronx et Raisons d’Etat – doublé d’un
producteur avisé, animé par l’imprévisible, et un directeur de festival
exigeant et profondément généreux. En témoigne votre festival de Tribeca,
où depuis 2002 vous oeuvrez à une meilleure ouverture au monde et aux
cinémas d’ailleurs du public américain - une approche à laquelle je suis,
vous vous en doutez, très sensible.

Ces archives audiovisuelles que je vous remets ce soir sont un objet
singulier. Elles sont à la fois une tranche d’histoire de la télévision
française et un reflet de vous-même. Elles laissent transparaître, je le dis
avec une vive émotion, le mystère de votre génie et celui du cinéma,
source inépuisable d’étonnement et d’émerveillement. Merci d’en être à
jamais une des incarnations.