Dans un ouvrage passionnant publié avec le soutien du ministère de la Culture, le critique Michel Poivert raconte 50 ans de photographie française, de 1970 à nos jours (éditions Textuel). Interviewé par le ministère de la Culture, l'auteur a accepté de commenter en exclusivité six photographies, emblématiques de cette époque charnière (1/2).

Engagement photographique et conscience politique

50 ans de la photographie

Cette image est avant tout mise en scène d’un corps : celui de l’homme afro-américain, en débardeur et doté d’une forte musculature, qui est assis face à nous. Le soleil vient sur son visage et il regarde l’objectif de manière très frontale, créant ainsi chez le spectateur une impression de face à face, de corps à corps avec la photo. L’homme nous donne à voir une affiche, qu’il tient devant lui et sur laquelle on peut lire, écrit sur fond blanc « jobs not jails », ce qui signifie qu’il demande un emploi et non pas la prison. Ce discours, relayé par l’écriture, donne à la photo une portée politique. Ce cliché se caractérise également, sur le plan formel, par son extrême sobriété – ses tonalités ocres, brunes, avec les couleurs du métal, du ciment, de la peau de l’homme – et ses jeux de graphismes. L’affiche fait en effet écho au numéro 185 qui se trouve sur la porte métallique en arrière-plan, et l’œil est attiré à la fois par ce numéro, par ce qui est écrit sur l’affiche, et par le corps de l’homme. C’est donc une image efficace et pleine de chaleur, d’humanité.

C’est une image efficace et pleine de chaleur, d’humanité.  

Martine Barrat est une artiste française partie aux Etats-Unis - et plus précisément à New-York - dès le début des années 1970 pour faire, dans un premier temps, du cinéma documentaire. Elle travaille d’emblée en immersion dans le quartier du Bronx et noue avec ses habitants une relation de confiance en pratiquant un travail d’art partagé, c’est-à-dire en les filmant tout en leur donnant, à eux aussi, du matériel pour filmer. Martine Barrat est au contact de penseurs engagés, comme le philosophe Gilles Deleuze, et son approche du documentaire social est à la fois réfléchie et activiste. Ce n’est qu’à la suite du vol de sa caméra qu’elle va se lancer dans la photographie, et en faire l’un de ses éléments de langage. Sa pratique photographique, au contact des populations pauvres, s’inscrit dans une histoire de documentation et de revendication des droits sociaux. Martine Barrat fait le lien entre l’engagement photographique et politique des années 70 et la description de la réalité contemporaine. C’est une artiste est emblématique de la conscience politique de la photographie française.

 

Documenter l'agriculture urbaine

50 ans de la photographie

 

Au centre de cette image un homme, entouré de son troupeau de moutons, suscite la curiosité du spectateur. Son pâturage n’est pas tout à fait classique, il s’agit d’une sorte de terrain vague où croissent les herbes folles et les arbustes, et sa tenue de ville n’a rien de pastoral. L’ensemble dégage cependant quelque chose d’extrêmement calme, de stable, qui nous renvoie à un temps indéterminé. Et puis, au-delà de la ligne d’horizon, un habitat collectif vient créer une disjonction dans l’image. A la scène de genre, qui joue des harmonies de ses verts et de ses tonalités automnales, se juxtapose un élément de contemporanéité qui paraît anachronique sans l’être.

 

Il s’agit d’une sorte de terrain vague où croissent les herbes folles et les arbustes

Passionné par les transformations urbaines, Cyrille Weiner accompagne depuis presque dix ans « La Fabrique du Pré », un projet qui se déploie au pied des constructions les plus modernes de la Défense, sur un ancien tronçon d’autoroute retourné à l’état sauvage. Cette friche, qui accueille désormais de nombreuses activités agricoles et culturelles dans un esprit de vivre-ensemble, est devenue un laboratoire où émergent des formes alternatives de vie néo-urbaine. Le travail de Cyrille Weiner s’inscrit dans des campagnes photographiques au long terme : il ne cherche pas simplement à réaliser une image iconique mais à documenter des expériences qui traduisent notre besoin de repenser la ville et d’avoir une action plus écologique dans notre rapport au monde moderne. Il donne ainsi à voir la manière dont l’agriculture urbaine transforme les abords des villes en renouvelant des activités d’exploitation traditionnelle, associées à des modes de vie tout à fait contemporains.

Poésie du banal

50 ans de la photographie

Cette photo représente une pièce où abondent une multitude d’images et d’objets en pagaille, dont des livres, des posters, des magazines, des cahiers et autres éléments susceptibles d’encombrer une chambre d’adolescent. A l’intérieur, une jeune femme, assise en tailleur, lit un revers de CD en écoutant de la musique. Fuschia, jaune, vert, bleu, bois du bureau et teintes des vêtements … Il y a des couleurs partout, dans un merveilleux désordre au sol et sur les murs. Ce chaos visuel contraste avec l’attitude paisible et concentrée de la jeune femme, absorbée par son activité.

Une multitude d’objets en pagaille, dont des livres, des posters, des magazines, des cahiers et autres éléments susceptibles d’encombrer une chambre d’adolescent

Véronique Ellena est une photographe contemporaine française qui s’intéresse beaucoup au quotidien. Le « banal », facteur d’enchantement et d’information sur notre société, constitue en effet l’un des grands thèmes de la photographie française. Dans sa série photographique intitulée « Le Plus Bel Age », cette artiste mène une enquête sur l’adolescence des années 2000 tout en proposant une réflexion plus universelle sur le rapport au monde qu’entretient le jeune adulte. Ce travail, poétique et documentaire, est aussi le récit d’une relation entre différentes générations : si cette jeune fille, par sa manière de se coiffer et de se vêtir, s’inscrit complètement dans les années 2000, son attitude et son apparence ne sont pas sans évoquer la jeunesse des années 70, marquée par le mouvement hippie. On a, dans cette image, une très forte dynamique interne d’un point de vue esthétique, doublée d’une grande profondeur documentaire concernant notre relation à la jeunesse

 

 

Une exposition au Palais-Royal jusqu'au 3 mai

Avec le soutien du ministère de la Culture, Michel Poivert, historien d’art, a publié en novembre 2019 l’ouvrage « 50 ans de photographie française de 1970 à nos jours » aux éditions Textuel.

Ce 5 mars 2020 le ministère de la Culture inaugure une exposition présentant le travail d’une quarantaine de photographes issu de cet ouvrage. A travers 25 bâches installées au Domaine national du Palais-Royal, et trois générations de photographes, le ministère propose ainsi au grand public la découverte d’un demi-siècle de photographie contemporaine française.

Sans privilégier un style ou un sujet particulier, cette sélection dessine une image de la France et de la diversité de la société française depuis la fin des Trente glorieuses, et reflète l’inscription des photographes français dans le monde. Elle met également en avant les agences et collectifs qui ont structuré la photographie de ces 50 dernières années (Magnum Photos, Agence VU’, Signatures ou encore Tendance Floue).

« Je me félicite que le ministère de la Culture organise cette exposition photographique unique présentant des noms de la photographie qui composent notre précieux patrimoine artistique. Ouverte à tous et gratuite, elle porte haut les missions-mêmes du ministère : promotion des artistes dans la diversité de leur parcours, respect de la parité érigée en enjeu majeur, valorisation de la scène artistique française et accessibilité de l’art à tous », a assuré Franck Riester.