Louis de Rouvroy de Saint-Simon qui deviendra en 1693 duc de Saint-Simon,
de par la mort de son père, était de bonne famille, quoique
de petite noblesse. L’auteur de ses jours avait été
fait duc et richissime par Louis XIII, pour mille raisons parmi lesquelles
son aptitude à souffler dans le cor de chasse du Monarque sans
cracher dedans. Né en 1675, très intelligent et même
génial, parfaitement cultivé, le jeune aristocrate louis
quatorzien est d’abord militaire, puis courtisan du Roi-Soleil
à Versailles. Il inaugure en 1695 une vie conjugale heureuse.
Il réside au château de Versailles dans un pied-à-terre,
presque un trou à rats, observatoire idéal néanmoins
pour une carrière de Mémorialiste. En 1710, Triomphe :
il emménage dans un dix pièces cuisine en l’aile
Nord du palais de grande banlieue de Sa Majesté. Il est au mieux
avec le duc de Bourgogne, petit-fils du Vieux Solaire, et prince réformateur
qui sera bientôt (pour peu de temps) l’héritier du
trône. Afin de passer pour un « Résistant »
des années 1710-1715, le petit duc (dont la stature était
effectivement minimale) tente de faire croire à sa disgrâce
auprès du Souverain septuagénaire, au cours de ces mêmes
années : elle n’est pas évidente.
La régence de Philippe d’Orléans
(« déroulée » de 1715 à 1723) est en
tout cas la grande chance de l’écrivain ; une chance que,
nullement arriviste, il ne saura pas toujours saisir. Louis de Rouvroy
décroche quand même quelques bagatelles de vanité
: d’abord le ruban rouge de la croix de Saint-Louis puis, plus
tard, en 1728, le cordon bleu de l’ordre du Saint-Esprit. L’importance
micropoliticienne que de la sorte il acquiert à l’époque
du Régent lui vaut d’être la cible d’attaques
et de chansons satiriques qui moquent en lui l’avorton (sa petite
taille), le boudrillon, le morpion, le bourgeois poltron (?)…
En 1719, il est châtelain de Meudon ; cette résidence passe,
somme toute, pour l’immense appartement de fonction d’un
Favori du pouvoir. Saint-Simon fait une cour appuyée au tout
puissant ministre Dubois, bientôt cardinal… qu’il
couvrira d’insultes après la mort d’icelui. Ambassadeur
en Espagne (1722), notre auteur réussit à mettre sur pied
un -projet de mariage entre la fille du Régent et le prince des
Asturies, dauphin de Philippe V, roi très catholique. L’ambassadeur
décroche même une Toison d’or à l’usage
de sa propre famille ; cette manie des décorations devient une
habitude.
L’après-Madrid, pour le mémorialiste, c’est
déjà la chronique d’une -disgrâce annoncée,
du reste confortable. Dubois étant en charge de Tout, Saint-Simon
perd son poste au conseil du Roi et sa châtellenie de Meudon (1723).
Il n’a plus qu’à opérer son retour à
la terre, châtelain campagnard en été, mais «
bourgeois de Paris » dans son hôtel particulier pendant
l’hiver. D’autant qu’est mort, jeune encore, son ami
Philippe d’Orléans.
Dès lors, il gère ses propriétés, rédige
d’intéressants écrits d’ordre historique (Notes
sur tous les duchés-pairies, Légères notions sur
les chevaliers du Saint-Esprit) et puis il s’attelle comme
tant de vieux bonshommes, en 1739, à la rédaction de ses
Mémoires, qui offriront l’inoubliable
tableau de la Cour versaillaise de Louis XIV. Rédaction interrompue
pendant quelques mois (1743) par la catastrophe affective qu’est
le décès de son épouse très aimée.
Puis il se remet à la tâche : le point final est mis au
grand œuvre en 1749. Une décennie de travail qui effectivement
va placer au pinacle dans le long terme, les Mémoires, et non
pas la mémoire, cette inépuisable tarte à la crème
de notre époque. Incidemment, le « petit duc » a
prévu dans son livre une espèce de Révolution française
à venir, anti-monarchique qui effectivement se produira en 1789-1793.
Il n’est pas le seul à être pourvu de ce don de prophétie,
mais une telle lucidité lui fait honneur. Futurologie, quand
tu nous tiens… Saint-Simon meurt en 1755. Sa tombe (conjugale)
sera absurdement violée par les Révolutionnaires de sa
région, encore eux. Son œuvre n’émerge aux
Lumières de la publication que sous Louis XVI et surtout après
1815. Les meilleures éditions resteront celles de Boislisle (1879-1933)
et, à un moindre degré, un peu -sautillante, quoique excellente
quant à l’établissement du texte, l’édition
« nouvelle Pléiade » d’Yves Coirault.
Quelles sont les grandes lignes de la pensée, consciente …
ou implicite de Saint-Simon (nous laissons de côté les
problèmes du style dont nul, même pas le savant professeur
Coirault, n’est parvenu à expliquer l’incroyable
et superbe talent).
1) Pensée de la hiérarchie
d’abord : en ce domaine, par-delà les problèmes
de fauteuils et de tabourets (qui s’assoira, qui restera debout,
avec ou sans chapeau sur la tête, devant le Roi de France ou devant
tel Prince du sang ?), en ce domaine donc, c’est une vieille tradition
médiévale, voire antiquisante, datée de Denys l’Aréopagite
qui se fait jour dans la pensée saint-simonienne, en effet -formidablement
hiérarchisante.
2) En second lieu vient la référence
au Sacré : le Roi touchant les écrouelles est lui-même
revêtu de sacralité pour cette simple raison et pour tant
d’autres motifs. Versailles est un temple, mêlant les deux
grandeurs, royale et divine, incoerciblement.
3) Le culte (évangélique)
de la pureté, notamment pureté du sang : Saint-Simon rompt
sans cesse des lances contre l’Impur, en particulier dès
qu’il est question de bâtards, spécialement royaux
: il ne peut pas les voir en peinture.
4) Structuration de la Cour de Louis XIV
par le jeu des cabales (elles-mêmes embryonnaires de nos factions
et même partis politiques actuels), mais axées sur les
différents étages de la famille royale (Louis XIV, son
fils et son petit-fils), le premier étage, supérieur,
royal, représentant un certain conservatisme, du reste créateur
; le troisième, inférieur, delphinal, étant «
progressiste » dans les conditions fort limitées de l’époque.
5) 6) et 7) Pour sortir quelque peu du
cadre étouffant de la hiérarchie, tant sacrale que pure,
Saint-Simon propose diverses échappatoires ; et d’abord
l’hypergamie féminine ; opérateurs de pouvoir, les
femmes effectivement se marient maintes fois plus haut que leur statut
social d’origine dès lors qu’elles sont belles et
riches, remontant ainsi comme des truites ou des saumons les degrés
ascendants de la cascade des mépris. On peut également
s’évader du système en y renonçant, grâce
à un renoncement tautologique en effet, de type janséniste
ou même trappistique.
Le Carnaval enfin, jeu d’inversion
des rôles, permet d’une autre manière, pendant quelques
heures ou quelques jours, cul par-dessus tête, la tête en
bas et les pieds en haut, quitte à ce que les choses reprennent
rapidement leur place au niveau normal et hiérarchique qui est
le leur. Il faudrait aussi évoquer les prises de position de
Saint-Simon par rapport à la Régence (1715-1723) dont
il a compris certains aspects : notamment la tolérance
religieuse accrue ; la représentation des élites
renforcée ; la croissance économique
encouragée grâce au système de Law ; cependant il
a récusé, sottement cette fois, l’ouverture
régencielle aux puissances protestantes, maritimes, libérales
et capitalistes (Angleterre et Pays-Bas), celles-ci devenues
pourtant, grâce à Dubois, alliées momentanées
de la France… contre le gré de l’auteur des Mémoires.