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Célébrations nationales 2005
Préface

Considérer, comme en vue cavalière sur dix siècles, les grands anniversaires sélectionnés dans cet annuaire est un exercice des plus instructifs et, peut-on dire, des plus salutaires. Il n’y a rien d’excessif à affirmer qu’au vrai cette anthologie de dates, qui pourrait sembler fastidieuse, nous avoue beaucoup sur l’identité d’une nation et, par là, sur le sens qu’un observateur, supposé impartial à défaut d’être objectif, pourrait donner de son destin.

Il y aurait déjà beaucoup à dire sur les dates extrêmes de ce calendrier, quand on découvre que 1105 est retenu pour la mort de Salomon ben Isaac dit Rashi et 1955 pour, entre autres, la création du Petit Conservatoire de la chanson, dirigé par Mireille. Tout porte en effet à croire qu’il y a quelques décennies ces deux informations n’auraient pas été retenues ici : la vie d’un talmudiste, fût-il l’un des plus grands, serait apparue comme trop périphérique, un peu comme si une date « juive » n’avait pas sa place dans un calendrier « français » ; cet art éminemment populaire qu’est la chanson – ignorée de la rue de Valois jusque dans les années 1980 – n’aurait pas accédé au rang de la culture légitime. Extension du champ de définition de la « nation », extension du champ de définition de la « culture », guillemets compris : nous en sommes là – et doit-on ajouter que le signataire de ces lignes se réjouit de l’une et de l’autre ?


On pourrait continuer longtemps ce qui deviendrait un peu trop une sorte de jeu de société – même s’il s’agit, après tout, de notre société –, en pointant ici et là des événements et des personnages emblématiques, dont la réunion résumerait, de manière métonymique, l’essentiel, en effet, de l’identité française. On se contentera de revenir, l’espace de quelques instants, sur une convergence de dates pleine d’enseignements.

Nous sommes en 1905. Pas l’année de la fondation du premier parti socialiste unifié ni même celle de la loi de Séparation dont, signe des temps, là aussi, on nous annonce un centenaire en pleine lumière, mais celle où naissent, à quelques semaines d’intervalle, pas moins de quatre personnalités appelées à marquer l’histoire intellectuelle de ce pays, quatre agrégés de philosophie dont aucun n’a connu une « carrière » classique et dont deux d’entre eux méritent d’être relus aussi comme écrivains de première grandeur.
Dans l’ordre de leur apparition sur la scène nationale : Paul Nizan, pamphlétaire redoutable, romancier fulgurant, militant contradictoire, hanté par la mort et rejoint bien tôt par elle, dans les combats de 1940, Emmanuel Mounier, maître à penser du personnalisme, précoce fondateur de la revue et des groupes Esprit, lui aussi tôt disparu, dix années après Nizan, Jean-Paul Sartre, assurément celui des quatre qui accumulera sur sa tête le plus de succès, du traité de philosophie à l’essai militant, du roman au théâtre, voire à la chanson, le tout couronné par le Prix Nobel et environné des plus violentes polémiques, enfin Raymond Aron, le dernier disparu, au faîte d’une gloire qui lui avait été jusque-là farouchement contestée, et précisément par les disciples ou les émules des trois autres. L’importance de ces noms se mesure à un critère simple, qui vaut pour trois d’entre eux : ils ont présidé à la création de trois revues qui continuent aujourd’hui à marquer notre débat intellectuel : outre Esprit, Les Temps modernes et Commentaire.

Ce rapprochement chronologique acquiert plus de force dès lors qu’on découvre qu’il s’est doublé d’une réelle proximité de vie. Si Mounier, par ses origines provinciales, ses convictions chrétiennes et, surtout, sa non-appartenance à cette École normale supérieure dont se gaussera Nizan, n’appartint jamais au même milieu que les trois autres, tout en les fréquentant, ceux-ci furent bel et bien non seulement des contemporains exacts mais des condisciples de ladite École et, toute leur vie durant, en profondeur, par-delà leur éloignement idéologique, des « petits camarades ». L’amitié de Nizan et de Sartre, brillamment rappelée par le second dans sa préface à la réédition de l’Aden Arabie du premier, en 1960, fut d’une étroitesse impressionnante, qui éclaire toute l’histoire des choix politiques de Sartre et aussi toute une partie de son œuvre littéraire. Quant à Aron, avant d’être le grand adversaire libéral des engagements sartriens de l’époque de la Guerre froide, il avait été en 1945 associé à la fondation des Temps modernes et même si lié aux deux autres qu’il fut, en 1927, à la mairie du Panthéon, avec Sartre, témoin de mariage de Nizan. « Hôtel des Grands Hommes »…

Cette génération de 1905 est-elle explicable par le seul hasard ? Sans doute pas. Avoir vingt ans au cœur de l’euphorie de l’Après-guerre mais vingt-cinq au moment où l’Occident commence à sombrer dans une crise dont il ne sortira que par un second cataclysme mondial, où les épreuves de la guerre étrangère de 1914 vont se trouver comme redoublées par celles d’une guerre civile franco-française, vivre toute sa vie d’adulte à la lumière des lueurs rougeoyantes de l’Est, assister, si l’on survit au cataclysme en question, à l’abaissement durable de l’Europe et à l’explosion de la décolonisation : nous sommes bien devant une génération où l’engagement dans les débats de société va de soi. Nos quatre philosophes en sont les meilleurs exemples, jusque dans leurs -violences, leurs variations, leurs inquiétudes tragiques. La diversité des valeurs pour lesquelles ils se battirent – et à partir desquelles ils se bâtirent – permet aujourd’hui à la plupart des « familles spirituelles de la France » de se retrouver, en 2005, dans cette sorte de grande veillée funèbre imaginaire qu’est toujours une commémoration nationale. Ce n’est pas que, le temps passant, l’opposition, voire l’irréductibilité des choix en question disparaissent ; mais la mémoire collective d’une nation est ainsi faite qu’elle sait réunir dans un ressourcement cohérent, dialectique, les adversaires d’hier pour en faire non pas des réconciliés, par on ne sait quelle confusion des sentiments et des idées, mais des apparentés.


Pascal Ory
professeur à l’université de Paris I – Panthéon-Sorbonne
membre du Haut comité des célébrations nationales

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